Chapitre 53 – Piétiner les forts, nourrir les faibles

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Il ouvrit les yeux.

Allongé sur son duvet de fortune, Edward se releva prestement. Le bouquet sudoripare de l'intérieur de la tente était tout bonnement insupportable. À côté de lui gisaient les corps endormis de Ludwig, Hadrian et Yannis, trompetant leurs sordides cacophonies narcoleptiques dans ses oreilles. Après un rapide clic dental, le skaldnjol se releva et sortit. Dehors, l'aube suintait lentement hors des nuages épars, sanglants et rosés, et la senteur de la rosée fit rosir ses joues. Il s'étira, conscient que cela ne servait à rien sachant qu'il ne secrétait ni acide lactique, ni bulles d'azote. Une habitude humaine, qu'il avait depuis sa première arrivée en France.

Il vit un Liggarion descendre le long d'un tronc. La créature, aux longues jambes palmés et aux yeux globuleux et multicolores, sortit sa langue hérissée de pics pour broyer un insecte qui passait par là. Edward assista au meurtre froid et sanglant de la victime naturelle. Pourquoi suis-je… Il ne finit pas le fond de sa pensée quand il entendit son téléphone sonner. Curieux. Il regarda qui l'appelait : Ugo. Dérouté, il décrocha :

— Ouais ? commença-t-il avec le ton du Edward lycéen, terrien et à moitié endormi.

— Ah, c'est pas trop tôt ! C'est la sixième fois que je t'appelle, retentit une voix féminine à travers le téléphone. Combien de fois tu t'es branlé pour atteindre un tel niveau comateux ?

— Haha… Mis à part ta blague nulle, pourquoi tu m'appelle par téléphone ?

— C'est pour pas être tracé, répondit son ami métamorphosé. Les mages sont trop péteux pour penser à un truc aussi évident. Et parce que je les ai trouvé.

Edward sourit ; Ugo était décidément aussi efficace que grossier. Il s'assit sur un rondin, le téléphone collé à l'oreille.

— Ils vont bien ?

— Merci de te soucier de moi en priorité, t'es un vrai pote… Ah non ! C'est vrai, les autres… Bah, écoute, c'est un camp de vacances, en bas. Pas de quoi s'inquiéter !

— Ugo…

— J'ai un bonus +5 en sarcasme, alors me fais pas chier, s'énerva-t-il. Sinon en vrai, les autres sont bien détenus en esclavage, comme l'avait compris notre pote aryen. J'imagine que la blague ici est trop évidente ?

— …

— Haha, je sais que t'as souri ! (Il n'avait pas souri) Ils travaillent dans une mine qui extrait des cristaux qu'on transforme en poudre, qui sert à faire fonctionner les réacteurs de la cité et à booster les capacités magiques des mages.

— Formidable ! Et j'imagine que, comme c'est une drogue, ça a des effets secondaires…

— Tu l'as dis, bouffi ! Actuellement, ça a un effet cancéreux très poussé chez les non-mages, mais j'en sais pas plus. Ah, tu sais quoi ? Maty a déjà organisé une rébellion, et elle me demande si oui ou non vous êtes dispo pour venir nous chercher quand on foutra la merde ?

— On ne sera pas dispo avant un bon bout de temps. On est en pleine épreuve, et je dois te dire que les combats vont bientôt commencer pour nous. Je te rappelle dès que je suis disponible. Tiens bon, Ugo !

— Toujours, lâcha dans un rire le merveilleux petit futé.

Edward raccrocha, et regarda son téléphone quelques instants. Comment puis-je gérer une telle situation à moi tout seul ? Je travaille pourtant mieux en solo, Archibald le sait mieux que personne… Pourtant, c'était de ses amis dont il parlait. Il ne pouvait pas faillir.

Un son perça les entrailles de la broussaille. Edward entendit une respiration ténue, et il ne l'aurait pas reconnue comme telle s'il n'avait pas senti cette fine odeur de talc anti-sudation. Un sifflement métallique, et il pencha la tête sur le côté, entendant le bruit mat caractéristique d'une arme de jet qui se plante dans le sol. Le skaldnjol tourna la tête vers la source du projectile, et vit un gosse accroupi sur une branche, tout en armure souple, dont le visage était masqué par une reproduction d'un Qzwalt. Enfin de l'action !

Sans équivoque, il bondit tel un guépard en direction de son adversaire, qui se courba pour éviter sa main. Edward sourit, donna un formidable coup de pied sur la plate-forme de fortune. La vitesse fut telle qu'un bang retentit, le skaldnjol ayant mal dosé sa force et dépassé la vitesse du son. Heureusement, il était assez loin du camp pour ne pas réveiller les autres. Son adversaire fut éjecté par le changement brusque de pression, se réceptionnant tant bien que mal ; de son côté, Edward retomba sur un pied et resta comme tel, héron narguant son opposant, en souriant, les yeux à demi-fermés.

— Parbleu, mais qu'est-ce donc ? Encore un problème qui toque à ma porte…

Le jeune Bkrraa tomba dans le piège, se jetant sur lui. Il sortit un parchemin, sur lequel une Rune de Songe Obscur était inscrite. Il compléta la formule, lança le papier en hurlant de rage. Pas très discret, pour un ninja. Juste avant que le sort puisse s'activer, Edward attrapa le support en plein vol et le déchira dans l'instant. Puis, il fit semblant d'avoir reçu l'effet du sortilège, tombant à genoux, la tête penchée en avant, cachant ses yeux toujours ouverts. Le Bkrraa lâcha un rire nerveux et soulagé, avant de foncer pour assommer son adversaire. Quelle ne fut sa surprise quand il croisa le regard rouge sang du skaldnjol, dont la main griffue lui attrapa la tête pour la plaquer au sol, entraînant son corps au passage. L'armure du jeune homme amortit le choc, mais il était K.O.

Edward s'essuya les mains sur la jaque de son adversaire vaincu. Il fouilla ensuite dans le sac qui était accroché à son dos, et y trouva une corde, dont il se servit pour l'attacher. Désormais, il devait trouver une justification pour éviter les soupçons de ses camarades. Et si il leur faisait croire que ce type était l'élément de l'équipe adverse le plus maladroit, qu'il avait trébuché et s'était… brisé une jambe ? D'un coup sec, le poing de Edward s'abattit froidement sur la jambe de l'assommé, qui, malgré la douleur suivant assurément le son délicieusement apaisant d'un os qui se broie, ne se réveilla pas.

Le skaldnjol souleva sa proie sur ses épaules, sentant l'odeur de son sang à travers ses vêtements ; un mélange de suie et de poisson faisandé. Aucune chose qu'il ne trouvait alléchante. Edward marcha ainsi, un corps ballottant comme une poupée de chiffon à la jambe tordue dans un sens peu conventionnel. Sitôt qu'il arriva au campement, il vit que ceux qui étaient restés étaient encore endormis. C'est ça, la fameuse équipe de choc ? s'exaspéra intérieurement le skaldnjol avant de placer son trophée près du shelter, qui bipa et afficha la fiche du Bkrraa et le désigna comme « capturé ». Ayant accompli son travail de la journée, Edward alla chercher son calepin et dessina le rizzonete qui pépiait gaiement en piétinant le visage de son ami Hadrian.

* * *

Yannis ne faisait qu'un avec les feuillages denses de la forêt. Ses pas étaient aussi étouffés que les mitaines d'un chaton. Sa respiration n'était qu'un murmure de brise. Ses mouvements fluides, telle l'eau qui chantait doucement dans les nombreux ruisseaux masquants leurs bruits échappés. Le jeune mage terrien balaya du regard la clairière que ses amis et lui avaient atteint : elle était couverte de fleurs blanches comme l'arum d’Éthiopie. Il arrivait à entendre distinctement le bruissement des pétales contre les vêtements des Bkraa. Les petits malins… se dit-il en souriant ; ces derniers avaient opté pour une uniforme caméléon, et se camouflaient dans ce champ fleuri. Leur excitation était palpable.

Jinn fit signe à tout le monde de s'approcher, et chuchota :

— Il faut réussir à les surprendre sur leur propre terrain. Le fait qu'ils soient préparés à nous accueillir de la sorte n'est pas vraiment étonnant, mais soyez sur vos gardes : ils ont manifestement plus d'un tour dans leur sac. Ne prenez pas la confiance en pensant que vous pouvez les sécher en un seul coup. Me suis-je bien fait comprendre ?

Tous hochèrent la tête. Jinn donna ses ordres d'attaque, et Yannis se mit en position, derrière un rocher qui dormait là. Les armes à longue distance étaient interdites durant cette épreuve, et seule la magie était autorisée pour attaquer ses adversaires de loin. Un champ d'anti-magie spécial avait été placé sur tout le terrain pour empêcher de lancer des sorts considérés comme trop dangereux, comme des boules de feu ou des pics de glace. Mais tout ce qui ne tuait pas (gerbes d'eau, bourrasques, cailloux…) pouvait être conjuré bien plus rapidement que la normale (le champ fonctionnant par Compromis Localisé). Yannis prépara donc un sort de Vent Debout, tandis que Schwarz puisait dans son pouvoir pour rassembler cailloux, branches et autres projectiles de fortune. Le plus difficile serait de tenir le sort jusqu'à que Solis et Ludwig aient fini de lancer les leurres.

Le premier fut Junior, dont le front luisant témoignait de son extrême concentration ; entre ses mains palpitait une lumière duveteuse, comme si une grosse luciole s'était logée entre ses doigts. Il croisa le regard de Yannis, et ce dernier put y voir la détermination brûlante d'un fils du feu. Solis sourit malicieusement.

Et il chargea.

Il hurla à pleins poumons en s'enfonçant dans le champ de fleurs. Immédiatement, les Bkrraa camouflés bondirent vers lui, toutes lames dehors. Solis leva ses paumes vers eux : une lumière aveuglante envahit tout l'espace environnant, accompagné d’un Toum qui fait s’entrechoquer les os. Yannis ne put couvrir que ses oreilles, et ferma les yeux le plus possible. Des persistances rétiniennes papillonnaient dans la chambre sombre de ses paupières, mais il devait être prêt ; il les rouvrit tant bien que mal, et aperçut que le sort de Solis avait fonctionné : les Bkrraa s'étaient mangés le sol en retombant à l'aveuglette, et un seul d'entre eux avait pu se réceptionner.

— Maintenant ! hurla Jinn à Ludwig.

Ce dernier ne se fit pas prier et courut jusqu'au milieu de leurs adversaires. Il jeta au sol une sphère métallique percée de part en part. Quand elle atterrit, un sifflement d'aspiration se fit entendre, et un liquide mauve s'échappa des trous de l'artefact tandis que Ludwig et Solis s'écartaient prestement. Une odeur de chewing-gum à la fraise chatouilla les narines de Yannis, et il put voir le liquide atteindre les pieds des Bkrraa avec une rapidité surnaturelle.

Il y eu un craquement, et le liquide brilla intensément avant de se cristalliser en une prison iridescente. Tandis que les « maganinjas » tentaient de se libérer de l'emprise cristallogène, Jinn lança son cri de guerre en chargeant à l'unisson aux côtés d'Hadrian. Surpris que tout se soit déroulé si vite, Yannis prit un moment avant de les suivre dans leur assaut. Ils écrasèrent un à un les Bkrraa, incapables de se défendre car ils ne pouvaient ni voir ni bouger.

Quand le dernier d'entre eux fut assommé par Hadrian, cinq personnes encapuchonnées étaient affalées sur leurs gangues de cristal, qui commençaient déjà à s'effriter. Solis était déjà essoufflé par le sortilège qu'il avait lancé, mais tout le monde était indemne. C'est beaucoup trop facile… Un piège ?

Un « fsssh » caractéristique accompagné d'une fumée blanche légère émanèrent des Bkraa vaincus à la déloyale.

— BAISSEZ-VOUS !

Yannis n'eut pas le temps de faire de même : un BANG retentit. Il fut projeté en arrière par le choc de l'explosion. Des viscères l'accompagnèrent dans sa chute, et il tomba dans une mare de sang et de bile fumante. Heureusement, son Déphasage était activé et sa magie avait absorbé la majorité du choc. Il se releva, mais les bourdonnements dans sa tête l'étourdirent un instant, manquant de le faire tomber une nouvelle fois. Il put voir le désastre : un terrain calciné, où quelques morceaux épars des corps jadis vivants se chevauchaient les uns sur les autres.

Et il se souvint.

Il commença à revoir son visage tordu par le sourire de la mort. Sa tête détachée, au côté de ses membres découpés au picomètre près. Cette odeur de chair brûlée, insoutenable, comme lorsqu'on fait griller une tranche de gigot au barbecue.

Yannis vomit.

— HA HA HA HA HA !!! Et moi qui croyait que les terriens en avaient plus dans le ventre ! s'extasia une voie féminine, suivit d'un tonnerre de rires.

Il se tourna vers la source de l'hilarité, et y aperçut un groupe de jeunes assis ou accroupis sur des rochers. Sur le devant de la scène se posait une jeune femme fringante, vêtue d'une armure de plaques ocre. Un sourire carnassier, avec un regard émeraude pétillant d'une joie maladive, des cheveux longs et bruns…

— Kara ?

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