Chapitre 6 - Vacillante Clarté
Aurea parvint jusqu'aux appartements de son arrière-grand-père. Ce dernier était à l'étage au plus haut de la Tour Blanche, dans le même niveau que le Prisme. Sachant qu'il n'y en avait pas, l'ancien promachos était le seul résident de l'étage, profitant des quartiers pour prendre une « retraite » bien méritée. Et quand on disait retraite, on savait que l'ancien Rouge du Spectre, le Porteur de Lumière, Andross Guile en personne ne prenait jamais de pause. Il participait à toutes les réunions, s'engageait à aider dans les affaires de la Chromerie et des sept satrapies avec un brio magistral depuis vingt ans.
Et le miracle dans tout ça ? Il était le créateur le plus vieux de tous les temps, atteignant l'âge des soixante-dix ans ! En bref, il portait son titre prophétique avec fierté et légitimité. Personne n'osait se confronter à lui, de peur de se faire écraser par l'immense roue de sa volonté.
Enfin, personne… sauf elle. Elle entra dans la chambre d'Andross Guile.
— Ah, mon petit rayon de soleil !
Le vieil homme était assis sur un fauteuil, en train de lire un livre, quand il leva la tête vers elle, le sourire charmant des Guile sur son visage strié de rides. Il posa son ouvrage sur la table à côté, et son « petit rayon de soleil » l'aida à se relever, pour enfin le serrer dans ses bras.
— Je n'ai plus cinq ans, bougonna-t-elle en s'écartant. Pouvez-vous arrêter avec ce surnom, s'il-vous-plaît ?
— Tu me fends le cœur ! (il porta la main au sien en faisant semblant de s'évanouir, la faisant pouffer) Ne peux-tu pas accéder aux derniers caprices d'un vieil homme ?
— Seulement si c'est raisonnable, concéda-t-elle.
— Ça tombe bien.
Elle lui sourit.
— Vous ne vous ennuyez pas trop, seul dans votre tour ? Je sais ! Vous pourriez…
—…passer dans ta classe pour poser comme modèle ? Et pour que tu trouves la motivation d'y aller ? (Aurea se refrogna) Allons ! Tu ne penses pas que, parce que je suis ici, je ne suis pas au courant de tout ce qui se passe sur cette île ? Je suis toujours le Rouge, bien que j'en exerce plus les fonctions… Kof kof kof !
Aurea soutint son « pappoù » dans sa toux, attendant que cela passe. Au bout d'un moment, il finit par respirer calmement, bien qu'en sifflant légèrement. Il regarda son poing, et Aurea constata avec effroi du rouge y briller.
— Hum. On dirait que c'est bientôt la fin.
— La… La fin ? Mais de quoi parlez-vous ?
— Allons ! Tu es une Guile, fais marcher tes méninges
Les lèvres de la jeune fille se serrèrent ;bien sûr que ses méninges avait déjà trouvé l'explication ! Mais son cœur la refusait aussitôt. Voyant qu'elle avait compris, Andross soupira, et la prit dans ses bras. Elle sanglota
— Oh, mon petit rayon de soleil… Toute chose a une fin, si fantastique soit-elle. Tu dois le comprendre, ou sinon tu en pâtiras à jamais.
— Mais vous êtes le Porteur de Lumière !
— Je suis avant tout ta famille, lui murmura-t-il. Je ne veux pas que tu te rappelles de moi comme un titan coruscant, mais comme un grand-père aimant.
Elle hocha la tête, et se plongea dans l'étreinte du Maître-Miroir ; malgré son âge, il était toujours aussi fort. Avec lui, Aurea se sentait invincible. Sans ? Quel intérêt avait-elle de peindre si la seule personne qui appréciait sincèrement son art disparaissait de la face du monde.
— Aurea.
C'était la première fois qu'il prononçait son nom ; elle leva vers lui ses yeux pleins de larmes. Il les sécha de ses doigts noueux, et sourit.
— Plus jeune, je ne pensais qu'à mon bien-être quand j'évoquais l'idée d'une petite-fille. Mais quand tu es née, j'ai su que tu avais quelque chose de spécial en toi. Je t'ai aidé à cultiver ce don, t'apprendre les techniques que je connaissais pour que tu puisses hurler à la face du monde : « C'est moi, Aurea ! La Faiseuse d'Aurore ! Regardez-moi ! ».
Elle pouffa, mi-amusée, mi-triste. Décidément, son pappoù savait choisir ses mots… Tout comme lui, elle était promise à la grandeur car elle avait fourni tous ses efforts malgré les obstacles. Soudain, elle se souvint :
— Vous vouliez me voir ?
— Oui. J'avais une faveur à te demander.
— Vous n'avez pas à de faveurs à me demander ! Dites, et je le ferais…
— Ce n'est pas en ta qualité d'arrière-petite-fille que je te le demande, mais en tant qu'artiste : je veux que tu fasses mon portrait.
C'est là qu'elle remarqua tout ce qui se trouvait dans la pièce ; son regard s'était subitement ouvert sur la réalité, éveillé par la proposition d'Andross Guile. Un chevalet soutenant une toile vierge, et à côté des pinceaux et des coupoles pleines de peintures sur une tablette. Aurea ouvrit la bouche, mais aucun mot ne pourrait l'aider ici.
Le Porteur de Lumière s'installa sur le fauteuil, le visage tourné vers la lumière, les yeux vers la Chromerie, celle qu'il avait défendu, celle qui l'avait élevé, dans les deux sens du terme. Aurea ne parla pas de sa bouche ; à la place, elle laissa parler ses mains. Elle prit un pinceau, et commença à peindre.
Ardu.
Ce fut le mot qui décrivit cette expérience. Quand bien même elle était douée dans l'art de la toile, quand bien même elle connaissait les techniques… Elle ne pouvait pas donner ce souffle invisible au visage de son arrière-grand-père. Une tâche impossible qui s'imposait à elle, qui alourdissait son pinceau tandis qu'elle traçait des lignes qui n'avaient aucun sens pour elle.
L'étincelle lui manqua. Comment pouvait-elle honorer sa personne illustre !? La panique s'empara peu à peu d'elle, et entre deux coups de pinceaux elle devait expirer tout ce stress…
— Ce n'est pas la personne qui compte ici, c'est ce qu'elle représente.
Les paroles d'Andross Guile la ramenèrent à la réalité. Elle le regarda, mais il avait toujours son visage tourné vers l'en-dehors. Soulagée, elle finit de faire son visage ; simple, fidèle et très protocolaire. Rien qui vous fasse tourner la tête. C'est ce qu'elle représente.
Aurea fit honneur à son nom, et elle peint la lumière. Peindre cet absolu à la fois invisible et aveuglant, qui pouvait traverser des terres entières en un battement de cils. Peindre ce cadeau d'Orholam qui ne se tournait pas seulement envers les créateurs, mais aussi envers chaque chose de ce monde. Peindre cette vision qui offrait les infinies couleurs sans forme particulière, aux beautés plus saisissantes que les rêves des plus fous. Peindre le temps qui passait, qui trépassait et qui dépassait le concept même de l'humain.
Peindre celui qui portait ce don au monde.
Ce fut son éclat intérieur qui porta Aurea à ce monde qui était le sien. Son pinceau était devenu une extension de son bras, son bras s'étant fondu dans sa simple volonté de voir le monde à travers ses yeux. Ses yeux. Ils étaient ceux qui permettaient de voir la lumière ; elle s'échina à dérouler ce thème tout autour de ce portrait, qui petit à petit n'en était plus un. C'était une ode à la clarté, à l'intelligence des Guile, à son représentant. C'était une ode à sa bonté voilée par un masque de fer, qu'il avait porté en tant que Rouge et promachos. C'était une ode à son amour qu'il avait porté à Felia Guile, sa femme.
Et à elle-même, petite chose perdue dans l'immense torrent de son inspiration insolente.
Elle peint ce qu'elle pensait être l'absolu. Elle crût qu'au sommet de la montagne, Orholam lui laisserait toucher les étoiles. Mais celles-ci étaient trop loin, comme ce tableau qu'elle regardait bouche-bée tant il lui semblait lointain. Le tableau représentait une silhouette au visage ridé et souriant, mais au lieu d'être auréolé de lumière, on aurait dit que la lumière sortait du visage et apportait les couleurs à la toile, comme si elle devenait vivante à partir du centre pour s'affaiblir sur les bords.
— Tu as peint une Carte.
Aurea se retourna ; elle n'avait pas remarqué que son pappoù était passé derrière elle pour admirer le tableau. Mais son air la surprit : on aurait dit qu'il était plus époustouflé qu'émerveillé.
— Je suis désolé, bredouilla-t-elle. Je ne comprends pas…
— C'est magnifique, Aurea. Personne n'aurait pu faire mieux.
Le compliment lui vint droit au cœur, mais immédiatement son esprit critique revint à la charge :
— Votre visage est trop fidèle à la réalité ; qui se rappellera de votre grandeur et bonté avec une telle banalité ?
— Les livres d'histoire se chargeront de me décrire dans toute ma « grandeur » (il avait prit un ton narquois en employant ce terme, ou plutôt… amer ?) Mais toi, tu n'as pas créé une œuvre qu'on qualifierait « d'historique ». Tu as créé un chef-d’œuvre qui symbolise l'espoir.
Aurea hocha doucement la tête, peu convaincue. Cette « œuvre »… On aurait dit qu'elle se mouvait selon un remous régulier. Andross avait parlé d'une « carte » ; que voulait-il dire par là ? Il cachait quelque chose à Aurea, aussi décida-t-elle de l'attaquer de front :
— Qu'est-ce qu'une « carte » ?
— Tout dépend du sens que tu emploies, répliqua-t-il sèchement ; il ne prenait presque jamais ce ton avec elle, sauf…
Quand il me cache quelque chose… Elle enchaîna :
— La façon dont vous regardiez mon tableau… Vous connaissez l'étendue de mon talent, alors pourquoi étiez-vous surpris ?
— L'inspiration d'un jeune artiste est flamboyante (il haussa des épaules), et le résultat dépasse toujours nos attentes, pour le meilleur comme pour le pire.
— Est-ce pire dans mon cas ?
— Aux mauvaises questions, des mauvaises réponses. Je me sens las, tu peux t'en aller.
Bien que frustrée, elle s'inclina tout de même avant de sortir à grands pas de la pièce, refoulant des larmes de rage. Une fois la porte fermée, elle laissa ses émotions inonder son visage : peur de perdre quelqu'un qui la comprenait, frustration qu'on lui cache quelque chose, colère de ne pas pouvoir réussir à combler ses défauts en tant qu'artiste…
Déçue par sa propre faiblesse, Aurea n'avait pas d'autre choix que de s'améliorer. Et, quoi de mieux pour cela que se confronter aux autres ? Il était presque midi, et normalement, elle et ses camarades de classe prenaient un repas commun dans les locaux de la classe. Décidant que ça ferait une pierre deux coups, elle prit l'ascenseur de la tour pour redescendre.
Une fois en bas et dehors, elle partit en direction de la tour infrarouge. Quand elle arriva, le soleil était presque à son point le plus haut ; le Jour du Soleil approchait à grands pas, et lorsqu'il serait temps, et bien… Aurea ne continua pas sa pensée ; le fait que le Porteur de Lumière s'en aille chagrinerait tout le monde, mais ils garderaient en mémoire le souvenir d'un être mythique qui avait soutenu les sept satrapies pendant presque vingt ans. Elle ? Andross Guile resterait de marbre à jamais, et elle serait seule.
Au lieu de prendre l'ascenseur, elle monta les escaliers quatre à quatre ; l'exercice lui procura un bien-fou. Au moins, son père avait raison sur une chose : l'entraînement physique était indispensable au bon fonctionnement de l'esprit. Une fois là-haut, cependant, elle haletait si fort qu'on l'aurait prit pour un ravin venteux. Elle se pencha, épuisée, les mains sur les genoux.
— Tout va bien ?
Elle leva le regard, toujours penchée ; face à elle se trouvait un garçon brun bouclé au nez fin et aux yeux bruns. Il la regardait d'un air inquiet, sûrement parce qu'elle était rouge comme une pivoine. Avec un râle, elle lâcha :
— Je reprends mon souffle, excusez-moi… (se redressant, elle inspira un grand coup) Ah ! Ça va mieux… Merci de votre sollicitude.
Elle se tourna réellement vers le garçon, qui la regardait stupéfié. Et c'est là que sa mémoire parfaite fit ressurgir les souvenirs d'enfances ; elle avait déjà croisé ce visage, lorsque père visitait l'un de ses amis ; ce dernier avait un enfant timide qui se cachait derrière la jambe blessée de son propre père, ses yeux bruns la regardant avec une intensité qu'elle n'avait pas oublié. Comme maintenant.
— Tu es… le fils de Ben-hadad !
— Je… Heu… (il s'empourpra, avant de détourner le regard) Je n'ai pas souvenir de notre rencontre.
— Moi, si ; ton père et le mien sont amis, mais comme le tien est très occupé, nous n'avons eu l'occasion de nous voir qu'une ou deux fois, enfants dès-lors.
— Vr...Vraiment ? Votre mémoire est digne des rumeurs, ha ha ! (soudain, il fit mine de chercher quelque chose) Je dois y aller ; ma classe m'a invité à manger à leurs côtés, et je leur ai promis d'être à l'heure.
— Il n'y a qu'une seule classe qui s'adonne à ce rituel.
Le garçon se pétrifia, et elle sut à son regard qu'il se souvenait d'elle ; il l'évitait. Il tenta de s'enfuir, mais elle lui barra la route. L'autre côté ? Non, elle fit de même. Ce petit jeu ressemblait à s'y méprendre à ces quiproquos de couloir, quand on croise quelqu'un et qu'on tente de le laisser passer. Cela la fit sourire malicieusement, surtout en voyant son air confus et paniqué.
— Laissez-moi passer ! glapit-il.
— Un ordre, vraiment ? Alors que tu sais pertinemment qui je suis ?
Ce sentiment d'autorité l'envahit, cette puissance enivrante qui la traversait quand les autres se pliaient à ses malices… Une jouissance qu'elle n'aurait remplacé pour rien au monde.
— Pitié… Si je suis en retard, ils ne voudront jamais m'accepter.
— N'aie crainte, je ne vais pas avorter ton projet ; j'allais d'ailleurs dans la même direction. Suis-moi.
L'injonction fut suivie de son pas vif, et le fils de l'Ingénieur la suivit aussitôt. Elle l'observa ; contrairement à elle, il était très grand et bien plus mince, à la limite de l'anémie ; sa démarche était boiteuse… Avait-il un handicap ? Non, il a dû mimé son père, pensa-t-elle. Il remarqua son regard, et l'interrogea du sien.
— Je me souviens de ton nom : Horeb-hadad, n'est-ce pas ?
— Horeb suffira.
Il était nerveux. Bien, ce serait plus simple d'en apprendre sur lui et ses talents…
— Tu es nouveau, donc. Alors, dans quoi tu te spécialises ?
— Je te demande pardon ?
Il regardait avec attention une terne aux tâches de rousseur passer.
— Les portraits, j'imagine, comprit-elle avec dédain. Un classique pour les débutants…
Mais il ne l'écoutait pas ; il semblait absorbé dans l'observation de chaque personne qui passait à ses côtés. Elle roula des yeux, puis se mit à marcher d'un pas plus vif ; malheureusement, il réussit à suivre sa cadence. Ils arrivèrent enfin à la salle des artistes, où ses camarades étaient en train d'agencer les tables pour y disposer écuelles et cuillères. Aurea remarqua Issam et Aliya, et leur fit un geste de la main.
— Aurea ! s'écria cette dernière avec un ton de reproche. Où étais-tu passée ?
— Une audience avec mon père, puis avec mon arrière-grand-père.
— La deuxième s'est mieux passée que la première, j'imagine ? intervint Issam en s'avançant vers elle.
— Oui… (Aurea ne voulait pas penser à son pappoù, alors elle changea de sujet, se tournant vers Horeb, qui était en retrait) Vous le connaissez ?
— On a pu parler un peu, oui (Aliya se tourna vers lui, et sourit) Tu as apporté ce que je t'ai demandé ?
L'interpellé sursauta, puis opina du chef en soulevant une sacoche en peau semblant pleine à craquer. Aliya la lui prit et l'ouvrit ; diverses victuailles se chevauchaient sans grande logique.
Après qu'ils eurent aidé à disposer les mets frugales sur les tables, Aurea aperçut Norumi dans le groupe. Prudente, elle évita son regard pour tenter de la fuir, mais sa professeure la remarqua sur le champ et marcha à grands pas et se planta devant la Guile. Malgré sa petite taille, elle était intimidante avec son regard froid.
— Aurea Malargos Guile. Je ne me souviens pas vous avoir vu hier… Auriez-vous attrapé un mal ?
— Euh, oui, j'étais un peu fiévreuse…
— Hmm… Très bien.
Elle ne semblait pas convaincue, alors Aurea ajouta :
— Le Porteur de Lumière m'avait convié hier. Il n'allait pas très bien…
C'était une demi-vérité, et elle espérait que cela passerait. Surtout que son ton douloureux n'avait rien de faux… Elle remercia Orholam en voyant le visage de la petite vieille se tendre sous l'effet de la tristesse, puis de la compassion.
— Je comprends ; profitez de ce moment pour décompresser.
Norumi était consciente de l'importance qu'Andross avait pour Aurea, et cette dernière se promit de s'excuser envers lui pour l'avoir utilisé de cette manière.
Elle s'installa aux côtés d'Issam et d'Aliya, juste devant Horeb ; ce dernier était vraiment étrange, à dévisager tout le monde à la manière d'un goéland qui regarde les poissons frétiller à la surface de l'eau. Se désintéressant de ce curieux personnage, elle pria avec les autres, quand son regard se porta sur le fond de la salle.
Là, plusieurs tableaux étaient rangés de manière plus ou moins ordonnée. Elle reconnût le style de certains, comme celui d'Issam et sa méthodologie des muscles, ou Aliya avec sa technique des chatoyantes. Mais celui qui retint son attention l'époustoufla.
Ce visage. C'était celui de son grand-père ! Dazen Guile, avec un corps des plus banals, presque trop solide pour être celui d'un humain, la regardait avec une telle intensité qu'on eut crût le portrait vivant. Les lignes étaient parfaites, les couleurs presque réelles et la brillance était forcément d'origine magique. S'agissait-il d'un sortilège orange ? Sans que personne ne la remarque, elle se plongea dans la couleur pour tendre sa volonté dans le tableau, mais… Rien ? C'est de… de l'infrarouge ? Comment peut-on réussir un tel tour de force ?
— Qui a peint ce tableau ? hoqueta-t-elle malgré elle.
— Oh, tu l'as remarqué ? (Aliya sourit, puis fit un signe de tête vers Horeb, cette fois regardant son écuelle avec une attention démesurée) Le petit nouveau n'a aucune technique, mais pour ce qui est des visages, c'est un génie !
— Ouais, ajouta Issam avec un sourire dégoûté. Il est tellement précis que ça me fait peur. Et en plus, il a pas besoin de modèles !
Pas besoin de modèles ? Même elle, dotée de la mémoire des Guile, ne possédait pas la capacité de se rappeler avec exactitude une scène. Bien sûr, elle se souvenait des couleurs, des formes, des distances… Mais chaque fois qu'elle tentait un paysage de tête, le tableau final était flou. Et là, on lui disait que ce type tremblant et bizarre possédait une meilleure mémoire qu'elle ? Impensable !
— Il est tellement nul partout, en plus c'est une vraie tête en l'air ! commenta un de leurs aînés en peinture.
— Un poisson dans un bocal, en dit une autre.
— Même qu'une fois, je lui ai demandé quelque chose et il a sursauté si violemment qu'il s'est cogné contre son chevalet !
Des rires se déclenchèrent, et Aurea comprit ; en le regardant, on voyait qu'Horeb était dans son propre monde en permanence. Ce n'était pas une mémoire parfaite comme elle qu'il détenait, mais la capacité de saisir les détails infimes qui donnaient vie à un visage, c'est tout. Le reste, il était aussi novice qu'un enfant… Comment a-t-il acquis une telle technique ?
— Depuis combien de temps peins-tu ? demanda-t-elle soudainement à Horeb.
Les rires s'arrêtèrent brusquement, et ce silence réveilla le garçon de son observation. Il ne sursauta pas, mais quand il releva sa tête, Aurea se tétanisa ; son regard brun avait pris une teinte étrange. Un jeu de lumière, la luxine infrarouge… ou autre chose ?
— Depuis mes trois ans. J'en ai bientôt seize, donc… ça fait presque treize ans.
Aurea écarquilla les yeux ; elle avait commencé à peindre à cinq ans ! Et ce n'était pas vraiment de la peinture artistique, qu'elle n'avait débuté qu'à l'âge de sept ans. Lui ? Il ne mentait pas, ça se voyait dans son regard. Avec la nonchalance d'une personne qui vient de lâcher une anecdote banale, il replongea son attention dans son écuelle, où un potage fumant tournait.
— Horeb.
C'était Norumi qui avait parlé ; tous se tournèrent vers elle, y compris l'intéressé. Les rares fois où elle parlait durant les repas, on l'écoutait, un point c'est tout.
— Aurea est la meilleure dans tous les domaines, mais depuis que tu es arrivé, ce titre lui est déchu.
Elle s'est vengée de mon absence, finalement, pensa cette dernière.
— Qu...Quoi ? Mais je ne voudrais jamais… Je n'ai pas mérité…
— Tu n'as rien mérité du tout. Par contre (Norumi plissa ses petits yeux sombres qui vous sondaient l'âme), je suis consciente de ta capacité à peindre les visages. Sur ce point, je n'ai rien à t'apprendre.
Horeb rougit en baissant la tête.
— Néanmoins, pour que tu deviennes un artiste accompli, je veux que tu apprennes toutes les autres techniques qui font d'un artiste un vrai peintre. Comme je ne peux pas t'accorder tout mon temps, tu feras un projet de groupe. Avec Aurea.
Cette dernière se leva brusquement :
— Madame, sauf votre respect, je suis actuellement en plein projet avec Aliya et Issam. Je ne peux pas…
— Certes, mais un travail supplémentaire ne te poserait pas de problème, n'est-ce pas ?
— Je… Non, ça ne posera aucun problème.
Elle coula un regard à Horeb qui regardait encore son écuelle. Qu'y avait-il de si intéressant dans sa soupe ?
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