I. La dame en bleu, deuxième partie
- Lidwine ! Demoiselle !
Elle ne répondit pas ; la jeune femme était totalement inconsciente. Jal s'agenouilla à côté d'elle, terrifié. Que lui était-il arrivé ? Il n'avait rien vu, elle ne portait aucune blessure. Il prit son pouls, la main tremblante. Elle vivait, le battement régulier le rasséréna un tout petit peu. En revanche, il ne décela aucun souffle de sa bouche entrouverte. Dans une terrible seconde de perdition, il se leva, sans aucune idée de ce qu'il pouvait faire.
- Hé, s’il vous plaît ! A l’aide ! Aidez-moi, je vous en prie !
Il appelait au hasard. Personne ne prêtait attention à lui, il voyait des silhouettes courir vers la porte du château, d'autres s'en éloigner, mais aucune ne passait près de lui et aucune n'entendait ses appels à l'aide. Il hésita à s'éloigner pour chercher de l'aide, mais à peine eut-il fait quelques pas qu'un adolescent accourut vers eux et se pencha aussitôt sur la jeune femme.
- Vous savez quoi faire ? demanda Jal avec espoir.
Le garçon portait la robe bleue des étudiants de l'académie de magie.
- Qu'est-ce qui s'est passé ?
- Je ne sais pas ! Elle s'est effondrée, là, et elle ne respire plus !
L'étudiant se pencha sur le torse de Lidwine.
- Si, elle respire, mais c'est très faible. Je connais un médecin à deux pas. Vous prenez ses épaules ?
- Très bien, allez-y.
Les deux jeunes gens soulevèrent la demoiselle inconsciente. Jal était dévoré d’inquiétude. Lidwine était à deux doigts de la mort. Il était en ville depuis une heure et il fallait déjà qu'il fasse une erreur ! Qu'avait-il pu se passer ? Un malaise, un poison, une blessure ? On lui avait confié la sécurité d’une charmante et ravissante demoiselle et voilà qu’elle s’effondrait entre ses bras dès la première demi-uchronie. Jamais il n’oserait revenir se présenter devant Mildred Artanke. Sa mère avait peut-être raison,il avait besoin de la magie pour survivre dans ce monde. S'il avait été plus capable, il aurait peut-être pu la soigner, faire quelque chose.
Même l'étudiant en magie va voir le médecin, se raisonna-t-il. Tu n'y pouvais pas grand-chose, mon pauvre Jal.
- C’est là.
Il leva les yeux sur la porte du médecin. L’étudiant toqua.
- Docteur ! Docteur Érode !
La porte s’ouvrit en grand après quelques secondes de silence. Un homme blond et costaud, l'air renfrogné, s’y encadra et changea d’expression en voyant la demoiselle évanouie.
- Vite ! Couchez-là ici !
Il les invita à entrer dans une pièce étroite garnie d'étagères sur tous les murs, au centre de laquelle trônait une table d'opération, reconnaissable aux rigoles creusées sur les côtés pour évacuer les fluides corporels. Ce détail glaça le sang de Jal. Néanmoins, il déposa le plus délicatement possible la tête de la jeune femme sur le bois.
- Demoiselle Lidwine. Par pitié, ne mourez pas.
Le médecin l’écarta d'autorité et le Ranedaminien se réfugia dans le coin de la pièce pour assister, tendu, aux évènements. L'étudiant fit de même, observant les gestes du praticien avec intérêt. Erode prit le pouls de la jeune femme, dégrafa son col, écouta son souffle, parut déceler quelque chose. Il tenta de soulever ses paupières, ne trouvant que le blanc des yeux. Il laissa échapper un "tss-tss" qui angoissa encore plus le chevalier servant. puis il disparut dans l'entrée d'un couloir dissimulé entre deux étagères surchargées d'instruments et de substances.
- Ne vous en faites pas, elle n’est pas en danger de mort. Je crois qu’on lui a injecté quelque chose, une sorte de poison. Comme une fléchette empoisonnée. Mais heureusement, vous avez réagi vite, elle est hors de danger.
Jal sentit ses jambes faiblir. L’étudiant lui poussa une chaise sur laquelle il se laissa tomber. Elle était sauvée. Mais qui avait pu l’empoisonner ?... Le vin ? Il se décida alors à écouter ce qu’on lui disait.
- Vous allez bien ? demandait l'étudiant.
- Oui, oui, c’est le choc…
- Vous la connaissez ?
- Je viens de la rencontrer. Nous étions allés ensemble voir ce qu'il se passait au palais. Elle s'est effondrée en pleine rue alors que je m'apprêtais à la raccompagner. Qu'est-ce que je vais dire à son père ?...
- Ne vous inquiétez pas. Tenez, regardez ce trou, là. C’est la trace d'une fléchette. Quelqu’un a tiré sur elle, probablement à la sarbacane.
Il désignait une plaie minuscule sur la nuque. Jal se leva pour y jeter un œil.
- Je vais tenter un sort pour évacuer ce poison de son corps. Pas d'objection ?
Jal fronça les sourcils.
- Pourquoi me posez-vous la question à moi ?
- C’est vous qui êtes responsable de cette dame. Elle ne peut malheureusement pas donner elle-même son accord...
- C’est risqué ?
- Le seul risque est qu’elle reste dans l’inconscience plus longtemps que prévu, si j'ai sous-estimé le type de substance.
- Allez-y. Il faut la sauver à tout prix.
Le médecin retroussa ses manches et balança les mains au-dessus du corps. La magie afflua dans ses bras et en coula comme un ruisseau qui enveloppa Lidwine dans un cocon de lumière. Il fut dissous presque aussitôt, signe que l'affection n'était pas grave. La respiration de la malade s’était approfondie. Ce souffle enfin audible détendit considérablement le jeune homme.
- Alors ? demanda-t-il.
Le médecin posa une main sur son cou.
- Elle va se réveiller.
Après quelques secondes, Lidwine ouvrit les yeux, poussa un gémissement et se dressa sur ses coudes. Son regard flou traversa la pièce avant de faire le point sur le visage du voyageur.
- Je… Seigneur Jal ! Que s’est-il passé ?
Il s’inclina en balayant le sol de la plume de son chapeau.
- Demoiselle Lidwine, votre chevalier. Vous avez eu un évanouissement dans la rue. Je vous ai amené chez le docteur Erode.
- Vous avez été empoisonnée, mademoiselle. Mais un sort a suffi pour vous mettre hors de danger.
- Oh… Merci, seigneur Jal. Merci à vous, maître médecin. Et monsieur… ?
- Je suis un étudiant de magie, madame. Mon nom est Lénaïc Fauxoll. J’ai aidé... monseigneur à vous transporter jusqu’ici.
Il désignait de la main Jal Dernéant, qui en déduisit son rang modeste. A gestes lents, Lidwine s’assit sur le bord de la table et inclina la tête en souriant, toujours une main plaquée sur la tempe. Elle devait souffrir.
- Eh bien, un grand merci, sieur Lénaïc. Je vous en serai reconnaissante pour l’éternité.
L’étudiant, troublé par la beauté de Lidwine et probablement son titre, enleva son chapeau et le serra dans sa main.
- Mademoiselle.
Elle le salua d'un geste de tête et sauta au sol, comme étonnée de pouvoir tenir debout. Elle remercia d'un geste le médecin qui voulait la soutenir.
- Soyez tranquille, mon père vous paiera. Merci, vraiment. Combien de temps suis-je restée inconsciente ?
- Vingt minutes, maximum, répondit Jal à sa place, voyant Erode muet.
- Mon père va s’inquiéter ! Je dois rentrer tout de suite. Seigneur Jal, vous tenez toujours à m'accompagner ?
Il lui offrit son bras pour qu’elle se lève. Elle s’y appuya avec délicatesse en lui adressant un lumineux sourire qui le fit fondre. Jal se tourna vers l’étudiant, rencontra son regard bleu cristal sous des cheveux bruns longs.
- Lénaïc… Je tiens à vous remercier. Je vous dois quelque chose, je m’en souviendrai.
- C’était un plaisir, seigneur Jal, mademoiselle Lidwine... marmonna l'adolescent, confus.
Les deux aspirants messagers quittèrent l’officine. Jal ne la quittait plus des yeux, attentif à chaque pas, à une potentielle rechute, mais elle atteignit la porte d'un pas tout à fait assuré. Elle lâcha sa main pour s’appuyer nonchalamment contre le porche. Jal posa un genou à terre, provoquant un hoquet de surprise amusée.
- J’implore votre pardon. Je devais assurer votre protection et vous avez couru un grave danger en ma compagnie. Je n’ai pas été digne de la faveur qui m’a été accordée. Je m’offre donc au châtiment que vous jugerez approprié pour mon incompétence.
Elle lui tendit la main pour le redresser.
- Relevez-vous, seigneur Jal. Je n'ai pas besoin de vous pour me défendre et je ne crois pas que vous soyez responsable du risque que j'ai couru. Vous avez tenu votre engagement qui était de me ramener saine et sauve. J’estime que vous vous êtes acquitté de votre mission avec efficacité et noblesse, et le ferai savoir à mon père si vous le souhaitez.
Jal se remit sur ses pieds mais resta incliné en avant, heureux d'avoir limité la casse.
- Merci, dame Lidwine.
- Nous nous reverrons demain, pour l’épreuve, seigneur Jal.
- Cessez avec ceci, appelez-moi Jal, simplement. Ce sera ma récompense.
Il osa un clin d’œil, ne sachant comment réagir. La demoiselle sourit et s’inclina pour le saluer.
- A demain, Jal.
- Je garderai toujours le souvenir glorieux d’avoir été votre chevalier, ne fut-ce qu’une soirée. Et soyez prudente.
- Je vous en prie, arrêtez de me prendre pour une gamine. Il n'arrivera rien. Bonne nuit, mon chevalier.
Elle cligna de l’œil et disparut dans l’ombre du porche. Jal resta planté un moment devant l’entrée, rêveur. Puis il fit volte-face, sa cape vola et il marcha énergiquement dans la rue baignée de la lumière du soir.
Il trouva une chambrette à louer, sous les toits d’un grenier à grains. Il avait dû toquer à au moins cinq portes avant de trouver une âme charitable, toutes les chambres se remplissaient durant la période des épreuves. L’hôtelière avait fait des difficultés pour le prix, mais à présent il avait sa paillasse à lui dans une chambrette, certes petite mais chaude et confortable, qui surplombait une large rue pavée.
Quand je serai messager, j’aurai des chambres d’apparat dans tous les châteaux et des draps de soie.
Il posa sa sacoche près de la paillasse et massa ses pieds endoloris. Devant le manque d’efficacité du traitement, il décida d’envoyer la magie dans ses doigts. Très peu ; il pouvait se le permettre parce qu'il allait dormir, perdre ses forces importait peu. La lumière s’infiltra dans son pied et calma aussitôt la douleur. Il agita les orteils, satisfait, puis se coucha et ramena ses bras sous sa tête. Des milliers de questions dansaient en ronde sous la voûte de son crâne. Il y avait encore une uchronie, la plupart d’entre elles auraient concerné les épreuves du lendemain et son avenir de messager, ainsi que de ses parents restés à Herzhir. Maintenant, elles tournaient autour de la belle demoiselle et de l’attentat dont elle venait d’être victime.
Pourquoi une fléchette ? Avait-on tenté de tuer Lidwine, ou avait-on raté une autre cible ? Lui peut-être. Le poison avait probablement eu pour vocation de la plonger dans l’inconscience uniquement. Pourquoi ? S’il s’agissait réellement d’une attaque, l’affaire revenait à la garde. Il ne pouvait pas enquêter tout seul. Dans quel pétrin s'était-il encore fourré en aidant cette demoiselle ?... Avait-elle des ennemis ? Et quel genre de poison produisait un effet aussi foudroyant, si elle l'avait reçu à l'instant ? Il fallait qu’il se renseigne. Il faudrait qu’il retrouve Lénaïc et qu’il interroge le médecin (Il ferma les yeux pour extraire le nom de sa mémoire) Érode. Jal, avec sa mémoire et son sens infernal de l’orientation, ne doutait pas de pouvoir retrouver l’officine. Il pouvait au moins faire ça.
Et puis, ce serait un prétexte pour revoir Lidwine... La demoiselle ne lui avait pas déplu. En quittant le château de ses parents, Jal avait également abandonné ses premières amours. Il était à présent libre comme l'air et la jeune femme, en plus de paraître fort amicale, avait de quoi attirer les coeurs.
Il roula sur le côté pour saisir sa sacoche et l’ouvrit. Il écarta sa chemise de rechange, ses outils d’écriture, sa bourse, sa pierre à aiguiser et sa gourde pour trouver le maroquin de cuir. Il caressa distraitement le blason de sa famille avec tendresse et nostalgie. Son père lui avait joint un parchemin relatant le déroulement des épreuves. Le lendemain, au lever du soleil, discours de bienvenue, cérémonie de lancement des épreuves et répartition des candidats. L’après-midi, épreuves éliminatoires, consistant en une simple série de questions sous l’effet du sort de vérité et un petit test de capacités magiques. Le véritable examen de magie aurait lieu plus tard, mais Jal ne pouvait s'empêcher d'en concevoir une certaine appréhension. S'il devait échouer une épreuve, ce serait celle-là.
Jal contempla un long moment les poutres du plafond, songeur et inquiet. Elevé isolé dans les montagnes, sa mère l'avait prévenu contre les dangers des routes. Il n'avait pourtant rencontré aucune embûche majeure durant son trajet. Peut-être la caravane de tannerie l'avait-elle protégé ? La confiance acquise durant ce voyage s'ébréchait à présent qu'il se trouvait à destination. La sécurité de la ville lui semblait maintenant toute relative. Des magiciens tués, une jeune dame attaquée en pleine rue… Que se passait-il à Lonn, réputée ville la mieux gardée du royaume, et peut-être du monde ?
L’idée de revoir Lidwine le lendemain ne l'apaisait pas. Cette fille l’impressionnait tellement qu’il craignait de se rendre ridicule en prenant plus de place dans sa vie, et de paraître prétentieux à force de chercher à la revoir. Peu à peu, le sommeil l’emplit comme une bouteille et il s’endormit encore enroulé dans sa cape.
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