III. Feu le roi Rainier, deuxième partie
Jal ne comprenait pas. Cela ne se pouvait pas, ils s'étaient rencontrés la veille. Il savait mieux que personne que Vivien, depuis des années, attendait impatiemment son mariage avec sa fiancé Aurine, duchesse d'Ondia, dont il était fou amoureux. Pourquoi prétendait-elle une chose pareille ?
Lidwine, en passant près de lui, lui adressa un clin d’œil discret et il comprit. Le soulagement ruissela sur toute sa peau. Intelligente Lidwine ! Elle avait inventé cette histoire pour justifier sa participation et éviter celle de Jal. Il lui sourit, se maudissant de sa stupidité, et elle se plaça d’un pas assuré devant le directeur. Divef posa ses mains sur ses épaules, derière elle, et lui parla avec un ton rassurant.
- Centrez vos pensées sur le visage du seigneur Bertili et sur l’amour que vous lui portez.
Jal grimaça. Il n’aimait pas cette idée. La dame Artanke obéit et ferma les yeux. La magie se déversa en elle, forma un filet lumineux qui monta vers le plafond, d’abord fin, puis plus large. Il se diluait dans l’air sous la voûte arrondie de l’académie et Jal devina qu’il se répandait dans toute la ville, en direction des catacombes, à la recherche de son cousin. Il bloqua sa respiration sans s’en rendre compte. Lidwine se tendait comme un arc, dans une sorte d’élan figé vers le ciel. La circulation du pouvoir s’intensifiait graduellement. Jal admira le visage serein et concentré de Divef, où aucune fatigue ne perçait. Il l'enviait tellement de pouvoir mobiliser toute leur magie avec tant de facilité ! L'homme crispa peu à peu ses doigts sur l'ossature fine de l'escrimeuse, la lumière de sa magie s'intensifia brusquement. La demoiselle fut secouée d’un spasme brusque et sa bouche s’ouvrit sur un cri silencieux.
- Qu'est-ce que vous faites ?! s'exclama Jal.
Hendiad Londren le maintint d’une poigne de fer.
- Ne touchez pas au directeur. Il sait ce qu’il fait.
Le directeur n’adressa pas un seul regard à l’aspirant messager. Au bout de longues secondes angoissantes, la magie qui jaillissait de ses mains s’évanouit. Lidwine aussi. Jal bondit vers elle avant que le capitaine de la garde ni Divef ne puissent faire un geste, mais elle reprenait déjà ses esprits quand il arriva près d’elle.
- Lidwine ! Vous allez bien ? Vous l’avez vu ?
- Je… Ça va, je n’ai juste pas l’habitude. Un peu de vertige. Ça va passer, merci.
Elle se leva sans l’aide du jeune homme et épousseta sa robe avec dignité. Hendiad s’approcha, de sa démarche si particulière.
- Capitaine, je l’ai vu. Il est en effet dans les catacombes, dans un immense caveau, et ligoté. Il était seul, à ce que j’ai vu. Et vivant.
- Vous pourriez nous guider ?
- Bien sûr.
Elle s’assura que son épée était bien là et jouait dans le fourreau. Elle était prête.
La demoiselle aux cheveux cendrés toujours en robe rouge vif marchait devant le capitaine, auquel Jal emboîtait le pas. L’endroit que Lidwine avait décrit se trouvait être le tombeau du roi Rainier, père d’Oswald. Un lieu sacré entre tous, dans lequel seul le capitaine de la garde royale avait obtenu l’autorisation d’entrer, avec Lidwine, et quelques-uns de ses soldats. Jal avait insisté pour être présent ; il se voyait déjà dans les récits héroïques, dans un combat épique au fond des catacombes sacrées pour sauver Vivien. Il le lui avait accordé, sans doute à cause de la parenté plus que pour son utilité. Hendiad Londren, sans doute la meilleure lame du royaume, Lidwine Artanke, pleine de courage et maîtrisant la magie, et lui, Jal, futur messager sans magie...
La dame marchait d’un pas sûr, comme si elle connaissait les lieux de toute éternité. Le trio s’arrêta devant la porte du caveau, faisant interrompre les gardes quelques pas derrière eux.
- C’est là, lâcha Lidwine d’une voix éraillée.
Hendiad n’eut aucune des hésitations plus ou moins mystiques des jeunes aspirants messagers. Il dégaina le sabre courbé sobre et efficace qu’il portait dans le dos et fendit la sangle de cuir qui annonçait un site sacré et interdit au public. La porte était censée être verrouillée, mais l’agresseur de Vivien avait dû la forcer. Elle pivota sur ses gonds sans résister, mais dans un grincement sinistre, laissant s’élever vers eux l’air froid et humide du caveau. Un escalier de pierre s’enfonçait dans la noirceur du souterrain. Pas de torches, évidemment, pas dans un site sacré. Les malfrats devaient avoir un certain respect des rois morts malgré tout, ou simplement peur de la malédiction.
Lidwine prit l’initiative de produire entre ses doigts une longue flamme de magie bleue dont la lueur dansa sur les pierres noires. Sans demander la permission à Hendiad, elle rassembla les plis de sa robe dans son autre main et s’engagea sur les marches. Le capitaine jeta un regard d’acier à Jal, puis passa le seuil, son sabre à la main, faisant un signe bref à ses gardes pour qu'ils suivent. Le Ranedaminien inspira profondément, posa sa main sur le pommeau de sa propre arme, jeta un œil au soleil couchant qui dorait les pierres de la ville, et pénétra dans le caveau sacré.
Le bruit de leurs pas résonnait dans les couloirs solitaires. La lumière de Lidwine brillait sans faiblir. Plusieurs caveaux mineurs, du gouvernement et de la famille de feu Rainier, roi de Lonn, s’ouvraient à intervalles réguliers de chaque côté. Mais leur guide n’y jetait pas un regard. Elle savait où aller. Le capitaine Londren scrutait chaque recoin avec son œil acéré auquel rien n’échappait, son sabre prêt à prévenir n’importe quel danger. Les soldats suivaient, disciplinés et silencieux, n'osant pas ouvrir la bouche. Ils marchaient déjà depuis plusieurs minutes que Jal ressentait comme des siècles. Ici les années suintaient des murs, et chaque pas vous faisaient franchir un millénaire. Sa tête frôlait la voûte de pierre d’où pendaient quelques stalactites de calcaire et des toiles de nitèles abandonnées. De temps à autre, un ruissellement d’infiltration glissait silencieusement sur les dalles, que les explorateurs enjambaient avec précaution. Rien de vivant là-dedans, que des murmures de fantômes et des filets d’eau claire.
Enfin, la porte en arc du tombeau principal s’ouvrit devant eux. Littéralement. Le panneau de bois pivota devant leur avancée. Hendiad écarta aussitôt Lidwine et leva son sabre en une garde parfaite. Une épée brilla dans l’ouverture, le sabre la rattrapa et la brisa en deux. Une silhouette ouvrit alors la porte en grand. C’était un homme masqué, petit et rondouillard, qui saisissait déjà un poignard à sa ceinture. Le sabre d’Hendiad plongea dans son ventre. Les yeux s’écarquillèrent, et le petit garde s’effondra sanguinolent sur les dalles. Le capitaine Londren le repoussa du pied et entra. Lidwine était restée imperturbable. Elle avait dégainé et Jal aussi, attentifs et vigilants. Ils attendirent le signal d’Hendiad pour entrer. Trois autres hommes étaient étendus sur le sol.
- Soyez prêts, je pense qu’il y en a plus, cachés quelque part.
Lidwine jeta un œil. Ils se trouvaient sur un palier d’escalier, où les trois corps gisaient. La volée de marches descendait vers la salle, où une estrade de pierre volcanique noire supportait le tombeau de marbre du roi Rainier, flanqués de deux ouvertures de couloirs noirs comme l’enfer. Le reste de la salle contenait les effets personnels du défunt roi. Une autre salle la jouxtait, qu’on pouvait entrapercevoir par l’embrasure d’une ouverture. Lidwine glissa à Jal :
- Il est là-bas.
Hendiad l’avait entendue. Jal s’apprêtait à lancer un appel quand la main gantée du maître d’armes s’enroula comme un fouet sur sa bouche.
- Silence, le ravisseur est sans doute encore dans la pièce. Ne l’avertissez pas.
Il lâcha l’aspirant messager qui fit une moue déçue. Vivien était à vingt mètres, derrière un mur, et il ne pouvait pas lui faire savoir qu’il était là. D'un signe, Hendiad arrêta également son équipe.
- J’ouvre la marche. Suivez-moi?
Le capitaine de la garde royale enjamba les cadavres et descendit les marches, accompagné d'épéistes aux aguets. Rien ne bougea.
- Venez, tous les deux.
Jal adressa un regard fiévreux à Lidwine, et prit la tête. A peine furent-ils arrivés en bas des marches qu’une marée d’hommes en armes jaillit des ouvertures noires de chaque côté du tombeau. Par réflexe, Jal et Lidwine se postèrent dos à dos. Leurs épées entamèrent une danse complexe et mortelle. Comment pouvaient-ils être aussi nombreux ? Jal venait d’en décapiter un quand Lidwine lui glissa :
- Retrouvez Vivien. Les soldats sont là, n’ayez crainte.
- Vous êtes sûre ?
- Regardez-moi dans les yeux et dites-moi que vous refusez. Osez me dire que je suis en danger.
Ce disant, elle embrocha un assaillant, et le jeta à terre. Il sourit.
- Non, je ne dirai pas une chose pareille. Bon courage.
Il se fraya un chemin à coups d’épée vers la porte. Hendiad s’en aperçut et se dirigea vers lui pour lui libérer le passage. Les gardes envahissaient la salle et occupèrent la majorité des défenseurs. Jal atteignit l’ouverture. Il jeta un œil à Lidwine. Elle ferraillait avec aisance, comme une danseuse au milieu des ours. Sa lame mortelle semblait voler toute seule, entr’aperçue comme une étincelle d’acier. Elle trouva le temps de lui jeter un œil et de lui sourire, avant de volter pour abattre son arme sur un crâne. Les pans de sa robe volaient encore quand elle se retourna dans l’autre sens. Même en plein combat, elle gardait une grâce inégalée.
Jal s’éclipsa. Il tomba dans une autre salle conçue de la même manière, avec le tombeau de la reine Maïté, épouse de Rainier, en marbre blanc. Vivien était là en effet, ligoté sur un tabouret et bâillonné. Il ouvrit de larges yeux en reconnaissant son cousin. Car juste devant lui se tenait son ravisseur. Il tournait le dos à Jal, avec cette sorte de capuche que tous ces hommes portaient.
- T’en fais pas, mon mignon ! Mes hommes de main vont s’occuper de tes petits sauveteurs. Et toi, tu vas me dire où est la demoiselle. Je sais que tu prends la confiance, à entendre les bruits d'à côté, mais j'ai encore le temps de te faire souffrir avant qu'ils n'arrivent.
Le Ranedaminien n’avait plus le choix. Il rassembla ses forces et expédia sa magie la plus puissante sur la nuque de l’inconnu. Ses jambes faiblirent, mais le ravisseur de Vivien s’écroula aussitôt.
- Viv’ !
Les forces de Jal déclinaient à vue d’œil. Il eut juste le temps de trancher les liens de son cousin avant de se laisser tomber à genoux à terre, le souffle coupé. Vivien arracha son bâillon.
- Jal, bon sang !
- Tu n’es pas blessé ? marmonna le jeune homme.
- Non, je ne crois pas. Tu es venu seul ?
- Mais non, il y a la garde et Lidwine. Elle s’inquiétait pour toi, elle m’a fait l’éloge de ton courage…
- Mince alors, ne me dis pas que tu es jaloux ? plaisanta Vivien.
- Bien sûr que non. Tu es fiancé.
- Vrai. Comment tu t’es rendu compte qu’il m’arrivait quelque chose ?
Jal cligna de l’œil.
- J’ai été curieux.
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