VII. Exercice de luc ancien

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 Rien ne lui arriva dans la nuit, ce qui valait mieux pour son repos. Pourtant, ce jour de pause marquait la moitié des épreuves et donc la première salve d'éliminations qui leur donnerait le droit, ou non, d'accéder à la suite. Le Ranedaminien sangla Valte à son côté, boucla sa cape et ramassa son chapeau, le dépoussiéra en pestant contre sa stupidité de la veille et s’en coiffa.

 Il allait bien falloir qu'il se fasse pardonner de son absence la veille. Le soleil aperçu par le vasistas de sa chambre se dissimulait maintenant frileusement sous de lourdes écharpes de nuages. Jal resserra sa cape rouge et enfonça son chapeau sur ses oreilles, prenant à pas pressés la direction du centre de la ville.

 L’académie ressemblait à ces salles de bal le lendemain de la fête, ou à ces rues vides après le carnaval ; la joie éteinte accentuait par contraste la tristesse du bâtiment et la monotonie de son existence. Le ciel gris et prophétisant une pluie prochaine n’arrangeait rien. Il s’empressa de gravir les marches en lévitation pour se mettre au chaud. Les étudiants aussi semblaient touchés par ce syndrome du lendemain de fête : ils marchaient tête basse, sans énergie, et leurs sourires s’étaient mystérieusement évaporés. Jal grimpa les escaliers mouvants en direction de la bibliothèque. Il ne trouva personne de sa connaissance entre les rayonnages. Où pouvait être Liz ?

 Il gravit quelques étages de plus, jeta un œil dans chaque laboratoire. Pas de Liz. Il finit par se perdre dans les méandres du monument, entre les escaliers, les étages et les couloirs courbés et entrelacés. Il se retrouvait seul dans les couloirs, entre la lassitude et l'agacement.

 Soudain, une élève passa en courant à côté de lui. Il s’écarta pour la laisser passer. Entre ses mèches brunes, elle s’excusa, et disparut dans la salle la plus proche. Jal s’approcha et devina des sons étranges et des exclamations à l'intérieur. Poussé par sa démoniaque curiosité, il poussa la porte sans frapper, juste assez pour jeter un oeil. Trois étudiants regardaient une quatrième qui manipulait de la magie d'eau pour dessiner des lettres mouvantes. Impressionné, Jal resta soigneusement immobile pour regarder le spectacle. La jeune femme paraissait danser tant elle mettait d’aisance dans ses mouvements. Parfois, ses amis lui glissaient des conseils.

  • Attention, tu faiblis à droite !

 Elle dessina une spirale dans l’air pour rattraper son erreur, et soudainement transforma sa magie en fer rouge qu’elle projeta violemment contre le mur. Celui-ci frémit sous l’impact mais, probablement conçu pour, il tint bon. La marque s’effaça presque aussitôt. L’étudiante reprit son souffle avec un léger sourire de fierté.

  • Bravo !
  • Tu t’améliores vite !

 C’est alors qu’il vit Liz parmi ceux qui attendaient, assis sur le bord. Il passa le seuil pour aller vers elle mais elle se plaça à son tour au centre et il dut de nouveau attendre. Elle affichait un visage calme et déterminé.

 La magicienne tendit les bras sur ses côtés et respira profondément. Une tornade de magie s’enroula autour d’elle et souleva ses mèches noires. Elle se tendit, ses veines saillirent de sa peau sous la robe bleue et la puissance du typhon amplifia. Il pouvait maintenant renverser une maison, mais restait localisé autour de Liz, sans toucher autre chose que ses cheveux et sans atteindre le public. D’un léger, très léger mouvement des doigts, comme si elle pianotait, elle le fit tournoyer dans la pièce sans jamais toucher personne. Jal recula derrière son panneau, un peu inquiet malgré tout. Le visage de Liz restait parfaitement détendu, presque souriant.

  L'étudiante ramena vers elle sa tempête et l’apaisa lentement, rassemblant et concentrant sa magie dans ses paumes. Une fois circonscrite à la taille d'une bille, elle la jeta vers le plafond où elle la modifia instantanément pour donner une cascade d’eau claire, puis écarta brusquement les bras et toute l’eau s’écoula miraculeusement le long des murs en un fin rideau sans qu’une seule goutte n’éclabousse le centre de la salle. Liz se baissa alors à la vitesse de l’éclair pour poser ses mains à plat sur le sol. La cascade s’évapora en touchant le plancher et la vapeur envahit la salle. Le temps qu’elle se dissipe, les étudiants entouraient la sorcière avec des bravos et des cris d’admirations enthousiastes.

  • Comment t'as fais ça ?!
  • Félicitations ! C'est magnifique !
  • C’était dingue !

 Jal sourit et se glissa dans la foule pour atteindre sa cousine.

  • Je savais que tu étais douée, mais pas à ce point-là, petite folle.

 Elle se retourna vers lui, ravie, et se jeta à son cou.

  • Jal ! Tu es venu pour me voir ?

 Il remarqua les regards amusés ou envieux autour de lui et serra l’étudiante contre lui avant de la reposer doucement à terre.

  • Je suis venu te féliciter, princesse. C’est fou ce que tu viens de faire !

  • Tu n’es pas vraiment là pour ça, n’est-ce pas ? Elle sortait de la salle à ses côtés, ne jetant plus un regard aux étudiants agglutinés derrière elle.
  • Si, c’était pour m’excuser de ne pas avoir été là hier. J’étais épuisé. Quel prix tu as eu ?
  • Comment sais-tu que j’en ai eu un ? dit-elle avec un froncement de sourcil malicieux.
  • Sans blague ! Tu as forcément gagné quelque chose. Alors ?

 Elle rougit.

  • J’ai le plus fort potentiel de l’académie.
  • C’est vrai ?!

 Elle le fusilla d’un regard furibond.

  • Tu m’as déjà vu te mentir ?
  • Oh, calme-toi, c’était une question stupide, j’avoue, mais tu es quand même un poil susceptible… Bref, c’est génial !

 La joie de Jal fut douchée par une once de jalousie. Certains avaient plus de chance que lui avec le hasard de la naissance et le caprice des Lunes... C'était une compétition dont il se savait exclu d'avance. Liz le remarquae et tempéra son enthousiasme.

  • Je suis désolée de… enfin de me vanter de ça alors que tu n’as pas de magie. Ça doit être cruel. Je n’ose même pas imaginer.
  • N’y pense pas, va. Je n’y ai jamais goûté, alors elle ne peut pas me manquer. Et tu n’as pas à culpabiliser de profiter de tout ce que tu as et moi pas… Sinon tu devrais aussi te repentir de ton élégance !
  • Faux modeste ! Tu as ton élégance aussi, Jalou. D’ailleurs, tu as un nouveau chapeau ? Il te va à ravir.
  • Ne m’appelle pas comme ça, Liz, pitié, grimaça son cousin.

 Elle éclata d’un rire frais et tourna vers la bibliothèque. Jal inspira profondément l’atmosphère d’érudition et de sérénité qui y régnait, qui l'apaisa un peu. Lénaïc vint vers lui, un léger sourire sur les lèvres.

  • Salut, Jal ! Vous venez pour mes recherches ?
  • C’est pas de refus, mais j’étais là pour féliciter Liz. Elle vient de procéder à une démonstration impressionnante.
  • Oui, je sais, votre cousine est la future vedette de l’académie.

 Il souriait à Liz, avec une tendresse qui n’échappa pas à Jal.

  • Venez donc voir ce que j’ai trouvé.
  • Tu n’as pas d’épreuve aujourd’hui ? s’inquiéta l’étudiante Vorodienne.
  • Non, c’est le jour de repos des candidats.

 L’angoisse familière revint lui griffer les entrailles au souvenir de ce détail. S’il était éliminé, il ne pourrait se présenter que dans trois ans, conformément à la tradition. En aurait-il le courage ? Pas sûr. Il secoua la tête et s’assit à la table que lui désigna Lénaïc.

  • Alors mon cher maître de bibliothèque, qu’avez-vous trouvé ?
  • Ceci.

 Lénaïc posa sur la table un épais grimoire, à la couverture à demi déchirée.

  • C’est un répertoire des miracles exécutés par les Lunes au cours des derniers siècles. La plupart ont une explication scientifique, mais pas celui-ci…

 Il chercha méthodiquement la page en question, marquée par un ruban, et tendit la page illustrée à Jal avec un sourire ironique. C’était du luc ancien, aux caractères abscons. Jal se pencha sur le parchemin.

  • C’est l’histoire de Fena ! Bon boulot, Lénaïc ! Et il y a toute l’histoire ! Vous êtes un génie !

 Le sourire de l’étudiant fana de surprise. 

  • Vous connaissez le luc ancien ?
  • Pourquoi croyez-vous que je sois un candidat sérieux pour les messagers de Lonn ? Bien sûr que je lis le luc.
  • Alors l’intéressant se trouve ici.

 Il désignait une illustration sur la page suivante.

  • Il raconte que Fena a regagné son pouvoir grâce à sa lune, qui était Frigg. Sur cette image, ceci représente sa Lune. Le texte dit que la magie de Fena lui était inaccessible, sauf au prix d’une immense dépense d’énergie. C’est bien cela qui vous arrive ?
  • Exactement.
  • Alors, là, il est dit que Fena avait un grand cœur, bla bla bla… Elle a accepté d’utiliser sa magie, malgré l’épuisement, pour sauver un enfant blessé à mort et elle a dépensé tant de magie qu’elle a perdu conscience. Tout le monde a pensé qu’elle était morte, mais sa Lune, émue paraît-il par tant de dévouement, lui a rendu sa magie pour la récompenser de son sacrifice et elle s’est réveillée. Mais c’est probablement une interprétation religieuse.
  • Génial. Mais... Alors on en sait pas plus ? C’est peut-être juste une coïncidence !
  • Si ta magie revenait à chaque bonne action, tu devrais être guéri depuis longtemps, s’interrogea Liz. Est-ce que c’est le fait de guérir quelqu’un ?
  • Je l’ai déjà fait et ça n’a rien arrangé, au contraire. Ou alors il faut s’évanouir ? C’est aussi obscur qu’avant !
  • Tu exagères, Jal, on a quand même une piste maintenant !
  • C’est vrai, bon. Admettons, c’est un progrès. Beau travail, Lénaïc. Tenez-moi au courant si vous trouvez autre chose.
  • Bien sûr, seigneur. À votre service.

 Jal laissa flotter un sourire sur son visage et se leva, suivi de sa cousine pensive. La solution existait, ce qui signifiait déjà beaucoup, mais il ne fallait pas qu’il compte trop dessus. L’épreuve de magie aurait lieu dans deux jours, il n’avait pas le temps de chercher ce mystérieux remède. L’angoisse revint à la charge, acide et glacée. Il salua Liz et se hâta de se rendre à la caserne, où le capitaine lui avait demandé de revenir préciser des détails sur son enlèvement.

 Après avoir fait un compte-rendu détaillé de son enlèvement à Hendiad Londren, il s’entraîna un peu dans la salle d’armes pour évacuer son anxiété. Il fallait qu’il soit chez lui au coucher du soleil pour recevoir son admission. Il essuya son front et jeta un œil par la fenêtre. Il avait le temps, mais il commençait à fatiguer. Il rangea Valte et remit son chapeau et sa cape, regrettant de ne pas pouvoir contacter son cousin pour partager au moins leur angoisse et recevoir la réponse fatidique ensemble. Il ne savait même pas où logeait Vivien. Liz devait le savoir, mais il n’avait pas pensé à lui demander.

 Il sortit, hésita sur le chemin à prendre, balança, puis lâcha un juron et se dirigea vers la demeure de Lidwine. Il ne savait pas très bien ce qu’il allait y faire, mais il avait envie de la voir. C’était effrayant, cela ne faisait qu’une journée et déjà, il avait l’impression de ne l’avoir pas vue depuis un siècle... Il leva les yeux sur le porche qu’il connaissait maintenant par coeur, avança de quelques pas, puis renonça d’un seul coup et quitta la rue. Il se perdit dans les rues, inquiet et indécis.

 Il rentra chez lui au moment où le soleil se couchait sur les toits de Lonn. Vivien l’attendait devant, adossé au mur qui avait emmagasiné de la chaleur.

  • Salut ! Tu as vu Liz ?
  • Oui, j’ai vu ce qu’elle savait faire, c’est impressionnant. Et j’ai eu des infos grâce à Lénaïc sur ce fameux remède à l’anomalie magique de Fena…
  • Raconte-moi.

 Il s’assit sur le lit et jeta son nouveau chapeau à travers la chambre, fatigué. Puis il commença son récit.

  • C'est flou, admit Vivien lorsqu’il eut terminé, et à cause de l’ancienneté de la légende, on est sûrs de rien.
  • J’ai envie d’y croire ! J’ai besoin de croire qu’il existe quelque part une solution. Enfin, si je ne crève pas avant à cause de cette saloperie d’épreuve !
  • Hé, calme-toi. Ne me fais pas le coup du désespéré. Moi aussi, j’ai besoin d’y croire. J’ai vécu ce que je croyais être ta mort et je refuse de revivre ça. J’ai besoin de toi, Jal, je n’y arriverai pas tout seul.
  • Te fiches pas de moi, tu es tout à fait capable de réussir ces épreuves, quoi qu’il arrive.
  • Pas avec ta mort sur la conscience... Et Liz non plus.

 Le Ranedaminien soupira, mais il y avait un léger sourire sur ses lèvres. Brave Vivien.

  • D’accord, je tiendrai le coup. T’inquiète pas.
  • Bon, maintenant que ce point est réglé, tu n’as pas vu Lidwine ?

 Jal ne remarqua qu'à peine la curiosité mêlée de moquerie qui passa sur les traits de son aîné.

  • Non. J’ai failli y aller, mais…
  • Mais quoi ?
  • Je… n’ai pas eu le courage. Surtout un jour comme celui-ci.
  • Tu te fiches de moi ? Tu avais peur qu’elle te jette ? Tu n’as pas vu ses yeux quand on a dîné chez eux ?
  • Je ne peux pas savoir, et toi non plus d’ailleurs. Laisse-moi cette partie-là du travail, tu veux ?
  • Très bien ! concéda le seigneur en levant les paumes. On révise alors ?
  • Pas de refus. Si on est sélectionnés, on aura langues, combat, magie et endurance. Magie, je laisse tomber l’entraînement.
  • Langues ?
  • Parfait, décline-moi "marcher" en luc ancien.

 Ils y passèrent la fin de la journée. Jal surveillait du coin de l’œil la descente du soleil. Il avait disparu derrière l’horizon depuis quelques minutes quand quelques coups frappés à la porte interrompirent le début de ses révisions de lorin. Il bondit sur ses pieds, comme électrifié, échangea un regard avec son cousin et courut ouvrir la porte. C’était sa logeuse, lui tendant une enveloppe qu'il saisit d'une main tremblante.

  • Vous êtes bien Jal Dernéant ? Vous participez aux épreuves de l'Ordre ?
  • Oui.
  • Cette enveloppe contient vos résultats de la première session.
  • Merci, madame.

 Jal retourna s'asseoir à côté de Vivien. Il contempla le morceau de papier comme si c'était un monstre endormi, la retourna dans tous les sens sans se décider à l’ouvrir. Il releva ses yeux brillants d’angoisse et d’espoir sur son cousin, qui lui adressa un signe de tête encourageant. Il respira profondément et glissa un ongle sous le sceau du royaume de Lonn. Avec des gestes lents, il déplia la feuille et la parcourut des yeux. Son cerveau paniqué par le stress mit plusieurs minutes à déchiffrer les mots et à leur donner un sens. Son regard devint fiévreux et il sourit à Vivien. 

  • C'est bon.
  • Je le savais, je le savais ! Bravo !
  • Merci Umeå ! Merci !
  • Fantastique !
  • Bon, maintenant, il s’agit de remporter les dernières épreuves. Le plus dur reste à venir...
  • Il faut que je rentre chez moi, mais t’inquiète pas, je te dirai demain. Maintenant dors, il s’agit d’être en forme demain !
  • Bonne nuit Viv, compte sur moi !

 Il ferma la porte derrière lui et se glissa vers la fenêtre, appuyé sur le rebord. Seule Loano était déjà levée et jetait un filet de mercure sur les toits de Lonn. Il faillit s’endormir la tête sur la vitre, mais finit par se relever et se traîner péniblement jusqu’à son lit. En remontant la couverture sur lui, il se rappela soudainement que dans deux jours, il devrait passer une épreuve qui risquait de l'enterrer, lui et tous ses espoirs. Et la terreur le secoua des pieds à la tête. Personne ne vit les quelques larmes qui s’écrasèrent sur son oreiller.

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