X. J'aime pas la magie, deuxième partie
Jal entrouvrit les yeux, lentement, comme s’il craignait un assaut. Ses paupières battirent et enfin il aperçut au-dessus de lui le visage de son cousin, dévoré d’inquiétude.
- Jal ? Tu m’entends ?
L’interpellé cligna des yeux plusieurs fois. Grandes Lunes, jamais sa bouche n’avait été aussi sèche. Il déglutit plusieurs fois avant d’articuler.
- Vivien… Que… Où sommes-nous ?
- Les Lune soient louées, tu es vivant ! Tu es réveillé ! Jal, tu nous as fait une de ces frousses !
- Où suis-je ? répéta Jal avec effort.
- Chez les Artanke. Lidwine a obtenu que tu sois amené ici, c’était plus près que les Six-Ponts. Tu es dans son lit.
Jal esquissa un faible sourire.
- Dans son lit ? Pince-moi, je rêve…
Vivien étouffa un rire.
- C'est pas le moment ! Même si je suis content que tu retrouves la forme...
- Où est-elle ?
- Ta forme ?
- Lidwine, imbécile !
Cette fois les deux cousins éclatèrent de rire de concert.
- Elle est allée prévenir Liz, à l’académie. Elle pense que tu as besoin d’un transfert de magie. D’ailleurs, comment te sens-tu ? Qu'est-ce qui t'as pris, enfin ?! Tu es complètement dingue !
- Attends, attends, tu voulais que je fasse quoi ? Que je me défile le jour même ? marmonna Jal en haussant les épaules.
- T'aurais pu au moins économiser tes forces...
- Faible… mes muscles ne m’obéissent plus, et je… Attends ! Combien de temps suis-je resté inconscient ?
- Heu… toute la journée. Lidwine était dans un état épouvantable. L’inquiétude la mettait sur les nerfs, et moi aussi. On a pas arrêté de s'engueuler... Elle m’a reproché de t’avoir laissé aller à l’épreuve, j’ai essayé de lui expliquer ta fichue détermination, mais elle n’a rien voulu entendre… On a vraiment cru que tu allais passer du côté des Lunes.
Jal afficha une mine abattue.
- Que vont dire les mages ? En plus j’ai raté l’épreuve d’endurance…
- Dans ton état, il n’en était de toute façon pas question.
- Mais… et vous ?! Ne me dis pas que je vous ai fait rater l’épreuve !
- Non, c’est Lénaïc qui s’est occupé de toi pendant l’après-midi. Tu aurais dû voir Lidwine qui lui donnait des masses de conseils et d’avertissements... Même lui a été saoulé.
- Viv…
- Oui ?
- Je meurs de soif.
- Oh, désolé vieux ! Je palabre…
Il disparut dans un cabinet attenant et revint avec une pleine cruche d’eau fraîche où trempaient quelques tiges d’unofles au goût sucré.
- Tiens, bois ça.
Jal avala le breuvage à même la cruche. C’était délicieux et désaltérant.
- Waaah, merci.
Il s’essuya la bouche et reposa la cruche.
- Tu n’as pas répondu, que vont dire les mages ? Est-ce que je… est-ce que j’ai perdu toute chance de…
- Je ne sais pas. C’est Lidwine qui était avec toi à ce moment-là, peut-être que le mage Léonce a donné des précisions ? Dès qu’elle sera rentrée, j’irai voir au palais, c’est promis.
Le jeune homme poussait sur son épaule pour le remettre contre le coussin, mais Jal résista.
- Ils vont me demander ce qui s’est passé…
- Tiens, d’ailleurs, qu’est-ce qui s’est passé ?
Jal crut d’abord à une plaisanterie, mais l’expression de son cousin le convainquit du contraire.
- Mes forces sont arrivées à leur limite, que veux-tu que je dise… Je croyais pouvoir tenir, je te le jure, Viv ! La magie m’a littéralement aspirée toute mon énergie.
- C’était très imprudent de te présenter, tu le sais, mais…
Vivien se pencha sur le lit et enlaça son cousin.
- …Je suis tellement content que tu aies survécu, mon vieux !
- Moi aussi, figure-toi !
Vivien se leva à nouveau.
- Tu as faim ?
- Une faim monstrueuse !
Il sourit et disparut dans le couloir. Jal soupira et se laissa retomber sur les oreillers. Le lit de Lidwine, hein ? Il rougit en promenant son regard dans la pièce.
Des rideaux de tréfiline frémissaient dans le courant d’air léger qui passait par la croisée entrouverte. Sur une commode en bois grisé rayonnait un bouquet de fleurs jaunes. Un tapis épais et moelleux, d'une nuance vert pâle, recouvrait le plancher sombre. Le reste de la chambre était dissimulé par les lourds rideaux bleus qui entouraient le lit à baldaquin. Des lambris en bois de longuois tapissaient les murs, entrecoupés par des bas-reliefs de fleurs et d’oiseaux encadrant le blason des Artanke, sans doute, puisque la propriétaire Leslie appartenait à la même famille. Ce devait être une femme très fortunée. Cette chambre aurait pu appartenir à une comtesse.
Jal se retourna lentement dans les draps fins. Sa faiblesse le fit renoncer à son projet de se lever. Il pesta pour la centième fois contre cette maudite magie. Qu’allait-il faire ? Repasser l’épreuve d’endurance, en admettant qu’on le laisse faire ? Retourner à Lonn l’année suivante ? A moins qu’on ne le laisse revenir que dans trois ans, comme le voulait la tradition en cas d’échec ? A cette seule pensée, il sentit le cœur lui manquer. Trois ans !... A moins qu'on ne le laisse plus jamais participer ?
- Jal ! Tu es réveillé !
Il se tourna vers la porte pour apercevoir le visage charmant de Liz, auquel il s’attendait. Elle se jeta sur lui et le souleva quasiment du lit en l’étreignant.
- J’étais tellement inquiète ! Tout le long du trajet j’avais les nerfs en pelote ! Tu vas bien ?
- Fatigué. Très fatigué, mais ça ne doit pas être bien grave.
- Taratata. Tu n'as pas ton avis à donner. On m’a envoyé ici pour un transfert, je vais le faire. En plus, tu t’es cogné la tête en tombant.
Jal fronça les sourcils et passa une main dans ses cheveux. Elle se prit dans un bandage qui lui ceignait le front, dont il n'avait même pas remarqué la présence jusque-là. Ni la douleur, d'ailleurs.
- Frék !
- Alors ne bouge pas.
Elle posa les mains sur son front, la magie illumina ses mains en suivant le réseau de ses veines. Jal sentit la douleur et la bosse se résorber rapidement, puis complètement disparaître. Ensuite Liz posa une main sur son cœur. Le cœur et le cerveau étaient les deux zones dans lesquels la magie avait le maximum d’effets. Liz expédia cette fois une violente décharge de magie dans tout le corps, comme un éclair. Il bondit d’au moins un pied sur le matelas.
- Frék ! C’est radical ! Ne refais jamais ça, c'est très désagréable !
- Désolée, je crois que j’ai un peu forcé la dose, s’excusa l’étudiante. Tu te sens comment ?
- J’ai des courbatures partout et mon cerveau surchauffe.
- Ça va passer. Je suis désolée, c’est de ma faute… marmonna la magicienne en se tordant les mains, attisant aussitôt la culpabilité de Jal.
- Aucune importance, princesse. Tu as essayé de me soigner, et le moins qu’on puisse dire, c’est que c’est efficace ! Je peux me lever ?
- Tente le coup !
Il repoussa la couverture et se leva sans difficulté. Émerveillé de se tenir sur les pieds, il esquissa quelques pas. La faiblesse de ses membres n’était déjà plus qu’un souvenir. Pour bien le prouver, il souleva sa cousine et la laissa retomber dans ses bras.
- Merci princesse, t’es la meilleure !
Elle éclata de rire et son cousin la reposa au sol.
- Où est passée Lidwine ? Elle ne t’accompagnait pas ?
- Si, mais elle est allée voir son père dans leur jardin, à l’arrière de la maison. Et Vivien, où est-il ? S’il t’a abandonné inconscient, il va le regretter ! Je lui prépare une vengeance aux…
- Stop ! Trêve des hostilités, ce cher Vivien était là quand le me suis réveillé. Il est simplement allé aux cuisines me chercher de quoi grignoter, je meurs de faim ! Et ça, ta magie n’y peut rien !
Elle rit encore. Des pas résonnèrent dans le couloir et elle bondit vers la porte.
- Viv, t'y as mis le temps ! Oh, désolée, dame Lidwine…
La belle Lonnoise entra dans sa chambre, dans toute son élégance. La lueur anxieuse dans ses yeux s’évanouit dès qu’elle vit Jal debout.
- Seigneur Dernéant ! Grandes Lunes, vous voilà debout ! Votre charmante et spontanée cousine a encore fait un miracle. Je vous avais prévenu, vous êtes incorrigible.
Il lui dédia son sourire le plus chaleureux et effectua une révérence profonde.
- Dame Lidwine, c’est toujours un honneur et un plaisir de constater que vous vous inquiétez pour votre humble serviteur. Cette chère Liz m’a rendu toute mes facultés. Permettez-moi d’en user pour vous remercier de la générosité dont vous avez fait preuve en m’emportant ici.
- C’était le moins que je puisse faire pour mon chevalier servant, sourit Lidwine en s’inclinant gracieusement. A mon tour je vous exprime mon admiration pour le courage et l’honnêteté que vous avez manifesté...
- J'ai fait seulement ce que j'ai pu.
Elle dénoua ses cheveux qui coulèrent sur son épaule droite, dénudée par sa robe à crevées. Aveuglé par l’épuisement, il n’avait pas remarqué le matin même sa tenue splendide. Une étoffe gris perle, qu’on aurait dit taillée sur mesure tant elle épousait son corps, dont les crevées en forme de griffures descendaient le long des bras. Il dut très vite détourner son regard. Par Umeå qu’elle était belle ! Heureusement son attention fut distraite par l’entrée de Vivien Bertili portant un plateau croulant sous les pâtisseries, les fromages, les fruits et les crèmes. Jal poussa une exclamation émerveillée.
- Viv, t’es le meilleur !
Il attrapa le plateau et s’assit sur le lit. Il y avait même un cruchon de jus de lignissier et un verre de cristal. Il le remplit et le leva devant lui.
- A votre santé, mes amis ! Servez-vous, je vous en prie, rien n’est plus désagréable que de regarder quelqu’un manger sans bouger. Venez, venez !
Liz jeta un regard hésitant à son frère. Il sourit et un instant plus tard les deux faisaient une course pour atteindre le plateau le plus rapidement possible. Lidwine croqua dans une plitone jaune d’or. Le Ranedaminien avalait tout ce qu’il pouvait absorber. Les cuisines des Artanke avaient gardé le raffinement exhibé lors du dîner qu’ils avaient partagé. Il se régalait. Une fois le plateau nettoyé par les quatre jeunes gens, Jal s’inclina devant Lidwine.
- Demoiselle Artanke… Je crains d’avoir abusé de votre hospitalité. Avec tous mes remerciements, je vais prendre congé.
- Déjà ? Demoiselle Bertili, c’est à vous de me dire si votre cousin et néanmoins patient est prêt à repartir.
Liz acquiesça, soudain sérieuse, de son œil d’expert.
- Il peut. Je pense qu’il est remis sur pied pour un moment. Il est robuste, notre Jal !
- Merci, Liz. Viv, tu m’as promis quelque chose, tout à l’heure…
- Et je ne m’en dédis pas ! Viens mon vieux, on va voir ce qu’on peut faire.
L’escrimeuse les arrêta d’un geste de la main.
- Puis-je savoir de quoi il s’agit ?
Jal arrêta du même geste son cousin qui allait répondre.
- Nous allons au palais, chercher auprès des mages une solution pour rattraper l’épreuve d’aujourd’hui. Il est hors de question que j’attende l’année prochaine pour devenir messager de Lonn.
- Je suis prête à vous accompagner, messeigneurs.
- Ne vous donnez pas cette peine, Liz ici présente vous en dira le résultat.
- Seigneur Jal, vous devriez mieux connaître la détermination qui m’anime, sourit-elle. Il est hors de question de perdre encore une minute !
Sur ces mots, Lidwine quitta la pièce pour revêtir une tenue de voyage et ceindre son épée.
- Je vous suis. Et si quelqu’un y trouve à redire, il tâtera de ma lame !
Les deux cousins se révélèrent incapables de résister. Liz reprit ses affaires et la chambre se vida. Jal retrouva avec bonheur sa cape rouge, son sac, son épée et son chapeau que Lidwine avait déposé sur une patère.
- Jal, tu as une allure extraordinaire !
- Arrête tout de suite, je sais que tu n’en penses pas un mot ! se moqua l’aspirant.
- Comment oses-tu ? s’offusqua faussement Vivien en se lançant à la poursuite de Jal dans l’escalier.
Il se figea soudain ; la haute silhouette de Mildred Artanke se dessina dans l’encadrement d’une porte.
- Seigneurs Dernéant ! Heureux de vous voir enfin debout, déclara-t-il quand se fut estompée sur son visage une étrange terreur. Et seigneur Bertili qui vous a veillé avec dévouement ! Vous avez une sœur ravissante, monseigneur.
- Elle vous remercie, répliqua Liz qui atteignait le bas des marches.
Mais elle avait un curieux regard, elle aussi.
- Vous nous quittez ?
- Il le faut, seigneur Artanke. Nous avons par trop abusé de votre hospitalité, sur l’initiative charmante, il est vrai, de votre non moins charmante fille. Par ailleurs, il nous faut régulariser la situation auprès des mages royaux et savoir ce qu’ils ont décidé à mon sujet.
- Puis-je les accompagner, Père ?
- Si tu le veux, Lidwine… Ne rentre pas seule.
- Vous n’allez pas m’imposer encore la présence d’Ulrich ! Il a failli tuer le seigneur Jal !
- Votre chevalier servant se défilerait-il à présent ?
Il tourna un œil sur Jal qui rosit et effectua une révérence pleine de ferveur.
- Certainement pas ! Je suis prêt à servir dame Lidwine jusqu’à la mort, si elle a la bonté de me le demander.
- Hé bien ! Avec vous un problème est promptement réglé ! Va, Lidwine, et rapporte de bonnes nouvelles…
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