XI. Réminiscences, deuxième partie
Le deuxième tour lui parut beaucoup plus long et tellement plus épuisant. Jal se répétait qu’il devait tenir, encore, mais la faim se faisait plus pressante et plus douloureuse, ses pieds fatigués le rappelaient à l’ordre, la sangle de son sac ne laissait aucun répit à sa clavicule maltraitée, la soif asséchait son gosier, le soleil l’éblouissait et le décor qu’il avait trouvé grandiose au début commençait à le lasser sérieusement. Arriverait-il au bout de son second tour ?
Il n’arrivait plus à penser à ses parents, ni à quoi que ce fut d’autre que ce chemin interminable et cette saleté de sac. La gourde vide depuis longtemps, il fixait les toits du palais, ayant l’impression qu’ils ne se rapprochaient jamais. Du coup, il finit par se concentrer sur ses pieds.
Chaque pas me rapproche de la fin, essayait-il de s’encourager.
Mais chaque pas lui paraissait à présent une immense victoire. Il déplaça une fois encore son sac en espérant trouver la façon la moins douloureuse de le porter. Pas question de s’arrêter maintenant. Il n’avait plus conscience des regards admiratifs, moqueurs ou apitoyés des gardes. Seule sa détermination le poussait encore en avant. Parfois il se rappelait la volonté de fer de Lidwine et accélérait le pas. Il voulait pouvoir se présenter devant elle la tête haute, mais par-dessus tout, réussir cette ultime épreuve. Il aurait tout le temps de faiblir par la suite. Il était allé voir les mages à la salle des secrets. Il s’était battu pour avoir le droit de passer cette épreuve, il ne faiblirait pas. Juba, au zénith lors du lever du soleil, se couchait maintenant. Il parvint enfin au palais et au premier poste. Dans un élan de fierté, il dépassa le poste la tête haute, bien décidé à aller plus loin encore.
- Deux tours !
Il pensait qu’il ne parviendrait pas à en faire trois, mais il pouvait essayer d’aller le plus loin possible. Pourtant, dans un épuisement qui lui paraissait insoutenable, il se trouvait plus de ressources qu’il ne l’aurait cru. Une sorte de second souffle l’animait. Il ne pensait plus à rien, un seul objectif occupait son cerveau : avancer. Encore un pas. Encore un. Encore… A chaque poste, il hésitait un instant infinitésimal et décidait de s’arrêter au suivant. Il finit par vaciller sur ses jambes, deux postes avant le palais. Des gardes se précipitèrent vers lui, mais il ne s’arrêta pas. Le soleil avait quitté le zénith déjà. Il tomba enfin sur ses genoux au poste suivant. Aussitôt les gardes notèrent la distance et l’aidèrent à se lever pour l’emporter vers le poste. L’un d’eux lui versa de l’eau entre les lèvres, et un autre lui offrit une galette au miel, qu’il voulut d’abord refuser, mais qu’il finit par dévorer allègrement. Il resta un petit moment assis là, à retrouver son souffle et ses esprits. Les gardes l’aidèrent à descendre les escaliers vers la ville et l’un d’eux fut désigné pour le ramener rue des Six-Ponts.
- Vos résultats seront proclamés demain, en même temps que ceux des autres candidats. Rendez-vous au palais au son des clairons, avec une preuve d’identité et une offrande, et soyez prêts à prononcer le serment sur le Code des messagers. Vous n’avez d’ici là aucune obligation. Si vous remportez les épreuves, vous serez demain soir un messager de Lonn officiel. Reposez-vous bien !
- Merci, monsieur.
- Sergent Finnil, seigneur.
- Merci sergent. Bonne journée.
Jal entra chez lui et croisa sa logeuse, à qui il demanda un repas consistant. Monter les marches vers sa chambre fut un calvaire, autant que s’effondrer sur son lit fut une extase. Il fut réveillé peu après par la dame qui frappait à la porte.
- Votre repas, seigneur.
Il bondit sur ses pieds et courut à la porte. Il avait si faim qu’il ne vit que le plateau plein de viande chaude, de galettes et soupes qu’elle portait.
- Oh merci madame, vous êtes adorable !
Il l’entama avant même d’avoir fermé la porte. Sentir son estomac qui se remplissait lui procura un délicieux sentiment d’apaisement. Jamais nourriture n’avait eu goût aussi exquis. Il se laissa tomber sur le matelas, ses pensées reprenant peu à peu leur cours normal. Les épreuves étaient à présent terminées pour de bon. Demain, il saurait. Demain, il entrerait dans le monde des messagers, sur les traces de son grand-père Pierrick, aux côtés de Vivien et Lidwine… Ou alors il entreprendrait le long trajet vers sa Ranedamine natale, avec le goût amer de l’échec dans la bouche et le souvenir de Lidwine qu’il ne reverrait sûrement plus, pour recommencer trois ans plus tard.
Trois ans. A ce moment-là, il aurait vingt-quatre ans ! Aurait-il encore envie de devenir messager ?... Et Lidwine se souviendrait-elle de lui ? Mais d’ailleurs, ne se sentirait-il pas encore plus mal si lui devenait messager mais que Lidwine échouait ? Demain, il saurait ce que lui réservait l’avenir. Allait-il parvenir à dormir avec pareille angoisse qui lui pesait sur le cœur ? Ce qui lui rappela soudain que Liz lui avait demandé de venir la voir après l’épreuve. Elle s’inquiétait tellement pour lui !
Il eut un sourire attendri et remit son chapeau, boucla sa cape et Valte, mais laissa son sac après une courte réflexion. Son épaule martyrisée refusait de soutenir encore le poids de ses affaires. Il prit le chemin le plus direct vers l’académie, levant les yeux pour admirer le ciel et apprécier la décontraction liée à la fin des épreuves, contrebalancée par le trac de l’attente des résultats. Le soleil culminait maintenant au-dessus des maisons. Kinook frôlait l’horizon. Il arriva à l’académie par les jardins, passa avec délice une main dans l’eau de la fontaine et arriva devant les marches volantes qui montaient dans l’immense sphère blanche. Où pouvait se trouver Liz ? Il grimpa les étages et croisa soudain Lénaïc, de dos, qui rangeait une pile impressionnante de livres. Jal s’éclaircit la gorge.
- Par ma Lune, qui… Seigneur Dernéant ! Liz m’a raconté votre accident à l’épreuve de magie, je suis navré ! Je vous jure que j’ai fait tout ce que je pouvais, je ne savais pas que le fragment d’Umeå était…
- Calmez-vous, Lénaïc ! Je n'ai pas à vous reprocher quoi que ce soit ! Vous avez fait plus que nul n’en a jamais fait pour trouver une solution et ce n’est pas votre faute si la pierre a été volée. D’ailleurs tout s’est bien passé, ma cousine a dû vous le dire. J’ai été soigné, reposé, nourri, et réintégré parmi les candidats. J’ai passé ma dernière épreuve aujourd’hui et vous me voyez frais et dispos. Comment allez-vous, au fait ?
L’étudiant se redressa, rassuré par l’affabilité de Jal.
- Ma foi, je me faisais du souci pour vous mais hormis cela, tout va bien. Je tente le tournoi de magie pour entrer dans les classes spéciales auprès de Liz, dans une semaine…
- C’est vrai ! Bonne chance, Lénaïc Fauxoll. Je serai là.
- Merci… Quand viendront vos résultats, pour le concours ?
Jal respira profondément.
- Demain à la première uchronie.
- Vous… vous me direz ?
- Bien sûr. Savez-vous où est Liz ?
- Oui, elle s’entraîne dans la serre. Juste à côté des jardins, tout derrière l’académie.
- Une serre ?
- Oui. En médecine comme en magie, il y a de nombreuses plantes utiles, et d’autre servent de cobayes pour les sorts, comme c’est probablement le cas avec Liz.
- Et pourquoi vous n’êtes pas avec elle ?
Lénaïc grimaça.
- Ce n’est pas faute de le vouloir, mais elle refuse que je la regarde s’entraîner…
Cela ne le surprenait pas. Son impétueuse cousine disposait sans doute de plus d’une façon de faire céder l’étudiant !
- Je vais y aller. J’espère qu’elle ne me tirera pas dessus quand j’entrerais !
Le jeune élève en médecine sourit de toutes ses dents.
- A votre place, je ne parierais pas là-dessus !
L’aspirant messager approuva et le laissa terminer ses révisions pour emprunter l’escalier en sens inverse. Il n’avait jamais vu cette fameuse serre…
La relative fraîcheur qui régnait dans l’académie s’évapora lorsqu’il posa le pied sur l’escalier flottant. Il s’aperçut qu’il finissait par y prendre goût… Amusé, il contourna la sphère pour retrouver les jardins.
Au-delà de la fontaine qu’il connaissait, un petit bois serré de frantignes tout résonnant de chants de librales entourait le sentier. Ces oiseaux vivaient en étroite symbiose avec les frantignes, consommant leurs fruits toxiques pour toute autre espèce et se cachant dans leurs feuilles urticantes, dont les protégeaient leurs écailles bleues et noires. En contrepartie, ils semaient les graines et attiraient, par leur chant, des insectes volants dans les feuilles carnivores de l’arbre. Jal contempla ces beaux volatiles qui le regardaient de très près, nullement effrayés par sa présence.
Enfin la serre apparut, au-dessus des cimes. Ses immenses vitres cristallines séparées par des filets dorés scintillaient d’un éclat aveuglant sous le soleil au zénith, et son toit haut et effilé s’achevait par de longues pointes torsadées défiant les nuages. La porte en double arcade se trouvait à l’autre bout. Le Ranedaminien emprunta l'étroit sentier qui en longeait le mur.
Les frantignes ne composaient en fait qu’un étroit rideau. Une large pelouse semée d’inzelles et de diamantes se déployait devant lui. Mais il s’en détourna vite pour essayer d’apercevoir la silhouette de sa cousine derrière les vitres et la jungle luxuriante qui y régnait. Il parvint devant la porte avant d’y avoir réussi. La poignée dorée tourna obligeamment et le panneau coulissa sans résistance.
- Liz ?
Une décharge de magie s’écrasa sur le plafond et coula en poussière lumineuse sur lui.
- Hé ! Ne tire pas !
Il avait repéré le point d’où était partie la déflagration et écarta le rideau de lianes qui l’en séparait. Sa cousine, accroupie devant un tapis de mousse orangée et crépitante, lui tournait le dos ; ses deux mains posées à plat sur le sol rougeoyaient doucement. Jal approcha silencieusement et s’aperçut que la mousse s’étendait à toute vitesse. Liz faisait pousser cette moquette orange tout autour d’elle ! Elle leva un bras et s’apprêtait à claquer des doigts. Le jeune homme savait ce qui en résulterait.
- J’avais demandé à ne pas être dérangée !
- Tu m’avais demandé de te tenir au courant.
Elle se retourna enfin et sauta sur ses pieds.
- Jal ! Je ne savais pas !
- J’espère bien que tu n’as pas tiré sciemment, se moqua son cousin. Lénaïc m’a dit que tu ne voulais voir personne, mais…
- Mais tu as encore joué les curieux !
- J’avais une bonne excuse. Et comme tu vois, je suis toujours là ! Ton remède a été terriblement efficace. Tout va bien.
- Mouais. Laisse-moi vérifier.
Négligeant de prendre son avis, elle posa une paume sur son front et l’autre sur son cœur, et réitéra l’opération exécutée par Arabelle dans la salle des secrets. Jal sentit une immense puissance le traverser de haut en bas en une fraction de seconde.
- Bon, je te crois, tu t’en sors bien.
- Préviens-moi la prochaine fois, ronchonna Jal, c’est assez désagréable.
- Je voulais vérifier, je te sais tout à fait capable de prétendre aller bien alors que tu tiens à peine debout ! Quand auras-tu ton verdict ?
- Demain, au son de la cloche.
- Et cette dernière épreuve ?
- Liz, tu sais bien que je n’ai pas le droit d’expliquer les épreuves !
- Je veux juste savoir si tu penses l’avoir réussie !
- Je crois que j’ai fait un bon score, mais tout dépend des performances des autres. Seuls ceux qui ont réussi toutes les épreuves passent à la sélection, dont la sévérité dépend du nombre de candidats gagnants. Nous étions nombreux, cette année…
Liz expédia d’un coup de pied une motte de terre contre la paroi vitrée.
- Je te connais, Jal. Tu n’as pas l’habitude d’échouer. Si tu ne réussis pas cette année, tu reviendras tous les trois ans jusqu’à ce que tu y arrives… Mais si tu veux mon avis, demain ce sera réglé. Des aspirants de vingt-et-un ans qui parlent qadi, ça ne court pas les rues. Tu vaux de l’or, cousin…
Cette douce ironie tira un sourire en coin à son destinataire et effaça un peu son anxiété. Liz marcha sur la mousse orange et crépitante pour sortir de la serre. L’étrange végétal s’illuminait sous ses pieds. Jal hésita une seconde de plus et la suivit. L’étudiante tira du col de sa robe une clé dorée en pendentif et s’en servit pour verrouiller la porte de la serre.
- Je meurs de faim, pas toi ?
- Non, je viens de manger.
Elle tendit la main pour cueillir une plitone mûre et croqua dedans avec gourmandise. Le fruit se réduisit à l’état de souvenir avant que les deux cousins ne dépassent le bois de frantignes.
- Tu as cours cet après-midi ?
- Oui, les cours s’arrêtent à la fin de cette semaine pour nous laisser nous entraîner avant le tournoi. Pour tous ceux qui ne se présentent pas aux classes spéciales, ce sont des vacances…
- Bah, Divef t’as déjà admise d’office, non ?
- Le directeur, oui… Mais tous les professeurs ne sont pas du même avis. Certains me jugent trop spontanée et hors de contrôle pour faire une bonne mage. Je dois être irréprochable.
Jal savait combien il serait éprouvant pour Liz de refréner sa vivacité et son indépendance. Elle obéissait à son instinct, et nul ne songeait à l’en blâmer ; la magie elle-même en venait. De quel droit brimait-on sa pétulance naturelle ?
- Et Lénaïc ?
- Lénaïc étudie comme un fou. Je ne comprendrais jamais comment il se débrouille pour rester aussi studieux en toutes circonstances. Ce garçon est né avec un livre à la place du cerveau ! Au fond, je l’admire assez. Lui, s’il réussit, ce sera grâce à son travail acharné et à son mérite, pas à cette espèce de loterie…
- La puissance du potentiel ne fait pas tout. Tu sais mieux que moi que tout le monde n’exploite pas sa magie correctement, mais toi oui. Tu manies cette puissance avec une maîtrise exceptionnelle pour ton âge. Ne prétends pas que tu n’as aucun mérite.
- Mais ça paraît tellement facile ! C’est comme un jeu !
- C’est parce que tu vois cela comme un jeu que tu progresses autant. Les joueurs de feu-jet font un travail énorme sans en avoir l’impression !
Liz rit de la comparaison. Elle avait toujours été perdante au feu-jet. Tout à coup, un étrange sifflement modulé s’éleva de l’académie.
- Il faut que j’aille au réfectoire avant les cours ! A plus tard, Jal !
Elle courut vers la sphère blanche sans cesser d’agiter la main vers lui. Il la regarda s’engouffrer à l’intérieur en bousculant une étudiante absorbée dans un livre aussi épais qu’une brique, la tête penchée, un sourire attendri aux lèvres.
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