XIII. Sur ma Lune et sur ma vie

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 La cloche peina à soulever ses paupières jusqu’à ce qu’il se souvienne de la particularité de cette journée et se retrouve debout si vite qu’il ne réalisa pas comment.

 Jal enfila son nouvel habit, épousseta soigneusement son chapeau et en peigna la plume blanche, essaya de discipliner ses cheveux bruns, boucla sa cape artistiquement plissée, fit jouer Valte dans le fourreau et enfila son sac en bandoulière. Il dut s'y reprendre à deux fois tant ses gestes précipités devenaient maladroits. Il aurait voulu un miroir pour juger de l’effet produit. Deux fois, il respira profondément dans l’espoir de calmer la nervosité qui s’emparait de lui, en vain. Sa main chercha le relief de sa gourde dans son sac et en but quelques gorgées pour réhydrater sa gorge asséchée. Il était temps.

 Il descendit les marches d’un pas lent, salua sa logeuse d’un geste et prit la direction du palais sous le soleil déjà levé. Les aspirants entraient par petites grappes entre les grilles. Le Ranedaminien s’y mêla sans hésiter. L’assistance s’immobilisait, attentive, en face de l’alcôve élevée où le roi prononçait ses discours. Les gardes royaux entouraient la cour, postés en hauteur sur le chemin de ronde et au pied des murs. Jal inspecta les alentours, tentant de repérer un visage connu, mais remarqua seulement d’étranges inscriptions gravées dans la pierre des murs qui ne s’y trouvaient pas la veille.

 Une estrade semblable à celle de la cérémonie d’ouverture avait été dressée, mais cette fois elle se prolongeait à l’intérieur du hall bicolore du palais royal, dont les larges portes demeuraient fermées. Des tentures aux couleurs de la lorna et du blason de Lonn pendaient et ondulaient dans la brise de chaque côté de la porte, sur la moindre colonne et à intervalles réguliers le long des murs. Soudain les sons de trompette des gardes éclatèrent et les yeux de Jal, comme ceux de la majorité de l’assistance, se tournèrent vers la loge royale où apparut à pas lents Sa Majesté Oswald de Lonn, et derrière lui, Hendiad Londren. Chose inhabituelle et à la limite du sacrilège, le capitaine parla le premier.

  • Aspirants messagers, sujets de Lonn et d’ailleurs… Je me présente : capitaine Hendiad Londren, chef de la garde royale. Permettez-moi de vous féliciter tous pour vos résultats aux dernières épreuves, pour la volonté et l’ambition dont vous avez fait preuve. La cérémonie de remise va se dérouler, mais étant donné les attentats qui ont été perpétrés contre les mages du palais et plus récemment contre l’un d’entre vous et son entourage, les mesures de sécurité, approuvées par Sa Majesté Oswald, changeront. Les candidats sélectionnés seront appelés à entrer dans le hall pour la remise de leur écusson et pour leur serment, mais ils devront laisser à l’extérieur leurs armes qui seront confiées à moi-même et à mon second Olympe Vorbad.

 Le lieutenant du capitaine apparut instantanément à côté de lui dans l’alcôve, la main sur sa garde et son visage de pierre détaillant la foule.

  • Tous ceux qui refuseront de se plier à cette règle se verront refuser l’entrée.

 Un concert de protestations s’éleva aussitôt de l’assistance, en particulier du groupe des nains près de l’entrée, qui refusait catégoriquement de se séparer de ses précieuses haches. Les elfes fronçaient les sourcils et resserraient leur prise sur leur arc qui représentait, selon leurs croyances, la moitié de leur âme. Jal aussi se sentait mal à l’aise à l’idée d’abandonner Valte, même dans les mains d’Hendiad ou d’Olympe. Il n’osait même pas imaginer la réaction de Lidwine. Jamais la belle escrimeuse n’accepterait de laisser Devra entre les mains d’un autre, fût-il le capitaine Londren qu’elle admirait et respectait.

  • Cependant, ceux qui le désirent pourront recevoir leur titre de messager et accomplir les gestes traditionnels à l’extérieur et garder leurs armes. Mes gardes surveilleront la cérémonie et assureront votre sécurité.

 La tempête dans l’assistance se calma au profit d’un murmure hésitant. Le capitaine s’inclina avec raideur.

  • Merci de votre attention, et les Lunes vous guident !

 Il disparut ensuite dans l’ombre à reculons et Olympe également. Le roi Oswald reprit alors avec prestance la place qui lui était dévolue. Tous les aspirants messagers à l’exception des elfes s’inclinèrent devant le maître de Lonn. Jal se découvrit et effectua sa plus profonde révérence, imité par tous ses congénères humains, les centaures et les nains. Les elfes inclinèrent la tête dans le salut le plus respectueux que connaisse leur culture.

  • Aspirants messagers et aspirantes messagères de tous les âges et de tous les lieux, bonjour et bienvenue. Vous avez cette année, la 18ème de mon règne, participé au concours des messagers de Lonn. Vos résultats ont été honorables et, sur les trois cent soixante-quatre que vous étiez après la première session, cent quatre-vingt-six d’entre vous ont été jugés dignes d’intégrer les rangs des messagers… Vous savez tous que cet honneur se mérite et se conquiert à chaque instant. Dans peu de temps, si vous êtes admis, vous devrez prêter le serment des messagers et à partir de ce moment, il vous faudra respecter le Code des messagers à la lettre. Un sort puissant vous marquera du signe d’infamie si vous l’enfreignez. Vous recevrez alors votre nouveau titre et l’écusson qui proclamera à tous votre statut intouchable et votre neutralité. La vie d’un messager se révélera souvent rude, exigeante et dangereuse. Réfléchissez-y à deux fois.

 Une pause au silence presque menaçant plana sur la cour.

  • La cérémonie va commencer. Sur les murs autour de vous, les mages gravèrent cette nuit les noms de candidats admis, nos futurs messagers. Si vous n’en faites pas partie, vous pouvez quitter l’enceinte. Dans trois ans vous serez autorisé à revenir passer les épreuves. Si vous y figurez, vous pourrez entrer dans le hall selon les conditions énoncées par le respectable capitaine Hendiad Londren, ou bien rester dans la cour. Lorsque votre nom sera appelé, vous monterez sur l’estrade pour prêter votre serment et recevoir votre écusson et votre titre. Le mage Mathurin Mirant, doyen de l’assemblée des mages, appliquera sur vous le Sort du Serment.

 La silhouette ample du mage se matérialisa à côté du roi. Sa robe blanche parfaitement immaculée éblouit l’assistance. Il promena sur eux un regard tranquille et bienveillant.

  • Que la nappe cérémonielle soit déroulée !

  Une musique de clairons et de harpes s’éleva alors tandis que deux mages, Isis et Flinalivel d’après ce qu’en voyait Jal, étalaient lentement sur l’estrade de bois la nappe blanche brodée aux couleurs des messagers : la plume et l’épée croisés, et en fond le cercle des huit lunes de Volterra. Des pétales de lorna et de minevrine bleue, la fleur des voyageurs, tombèrent des balcons du palais, lancés par de jeunes gens vêtus de toges bleues et de diadèmes en fleurs tressées. La musique s’arrêta brusquement, ainsi que le tourbillon de pétales. Le roi levait une main pleine d’autorité.

  • Mes fidèles aspirants messagers, que les Lunes veillent sur vous et me donnent beaucoup de sujets qui vous ressemblent.

 Il s’inclina à son tour devant son peuple et se retira. Aussitôt une véritable ruée commença pour s’approcher du mur d’enceinte. Heureusement, il y avait suffisamment de place sur les murs pour laisser un espace raisonnable entre les noms des cent-quatre-vingt-six futurs messagers. Jal sentit son cœur grimper fébrilement dans sa gorge, animé par l’appréhension. Il déglutit et marcha vers le mur d’un pas lent, fasciné, circonspect. Il tomba sur la liste des candidats Tumniens. Le soulagement ne dura qu’une seconde. Par curiosité, il chercha la lettre A et trouva gravé le nom de ALENIA, KAREN. La duchesse d’Ymmem avait donc perdu son duché, parmi les plus puissants de Tumnos, au profit du titre de messagère. Il passa alors à la liste suivante, celle d’Erdent. Il n’en connaissait aucun, et passa rapidement devant, bousculant au passage quelques candidats affolés.

  • Désolé… pardon, mademoiselle… excusez-moi…désolé… pardon…

 Lui-même se fit heurter dans le dos par une fille qui avait l’air plus jeune que lui, alors qu’il venait d’atteindre sa majorité obligatoire pour se présenter. Elle portait une robe modeste, comme celle d’une domestique, mais qui avait été arrangée comme elle avait pu, et ses cheveux blonds tombaient bien coiffés dans son dos.

  • Oh, désolée, monseigneur.
  • Ce n’est rien.

 Il fila vers la liste Vorodienne, et, une angoisse vissée dans le ventre, lut les noms en B…

 Vivien Bertili n'y figurait pas.

 Atterré, le jeune homme vérifia de nouveau plusieurs fois, comme si la liste gravée dans la pierre avait pu changer entre temps ou l'ordre alphabétique se bouleverser pour lui faire plaisir. Mais non, il n'y avait pas d'erreur. Comment Vivien avait-il pu échouer ? Le savait-il ? Jal n'osait s'imaginer ce qu'il pouvait ressentir. Il connaissait son cousin, l'éventualité d'un échec n'avait même pas dû lui effleurer l'esprit. Il fallait qu'il le trouve.

 A peine eut-il tourné la tête à sa recherche que le mot RANEDAMINE gravé sur le mur intercepta son regard. Sa bouche s'assécha définitivement. Si Vivien avait échoué, quelle chance avait-il ?...

 Hypnotisé, il rejoignit le pied du mur d'un pas lent, les yeux affolés.

 DAUH’LODHA… DEFRAND, MIRANDA…

 Un aspirant lui cachait le bas de la liste. Jal lutta contre une envie violente de l'écarter de là à la force de ses bras. Heureusement, il n'en eut pas besoin.

 DERNEANT, JAL.

 Le Ranedaminien se sentit aussitôt noyé de soulagement. En un instant, toutes les sensations du monde extérieur lui revinrent. Les sons, les cris de joie ou de désespoir des aspirants, les bousculades, l’odeur et la chaleur qui montaient du sable de la cour, le poids de son chapeau, sa cape qui frôlaient ses jambes, sa main posée sur Valte à son côté et l’allégresse dans sa poitrine. C'était vrai.

 Une pointe de culpabilité vint aussitôt aigrir sa fierté. Qu'allait dire Vivien ? Et Lidwine ? Si elle avait échoué ? Pourrait-il la regarder dans les yeux et savoir qu’elle goûterait la saveur amère de l’échec ? S’il ne la revoyait pas, occupé qu’il serait à parcourir les chemins, et elle dans sa demeure à Rott ? Il se mit en marche vers la partie dédiée au Lonn, mais une main lui saisit l’épaule en chemin.

 Le seigneur Vorodien avait, comme Jal, investi dans un costume neuf. D'un rouge pourpre entrelacé de noir, sa mise très élégante congruait mal à l'expression maussade de son visage. Plus que maussade, ses traits étaient vides de la moindre tentative d'expression, sans énergie. Contrairement à ce qu'avait craint Jal, il n'y avait ni colère ni révolte ; on aurait dit qu'il cherchait encore une explication, perplexe devant une réalité absurde.

  • Vivien...
  • Je sais ce que tu vas dire. Ferme-la.

 La poitrine du jeune homme se dégonfla aussitôt de dizaines de paroles non dites et ses yeux dérivèrent jusqu'au sol.

  • Et toi ? finit par demander le seigneur.

 Vivien pouvait être un bon comédien, mais pas au point de cacher complètement l'amorce de jalousie dans le ton de cette simple phrase. Jal redoutait sa réaction mais il fallait bien lui dire la vérité.

  • J'en suis.

 Un pincement de lèvres et une lueur de ressentiment dans son regard suffirent à Jal pour confirmer ses soupçons, et bien qu'ils ne durent qu'un éclair, leur impression persista.

  • Félicitations.

 Il donnait l'impression de ne pas en penser la moindre syllabe.

  • Merci. Je suis... désolé pour toi.

 Jal se retenait de sourire, craignant que la joie qui remplissait ses poumons ne l'irrite davantage.

  • Il faut trouver Lidwine, glissa-t-il, je veux savoir…

 Il tourna sur lui-même et constata combien l’assistance diminuait. Pourvu qu'elle ne soit pas déjà partie...

  • Tu crois qu’Ulrich Kleber a réussi ? marmonna-t-il.
  • Je ne sais pas… Il pourrait, le salaud, maugréa Vivien.
  • Ça m’étonnerait...

 Un coup de clairon les interrompit. Jal chercha désespérément le visage de la Rottoise, mais le flot l’entraînait déjà en direction de l’estrade. Il résista au courant qui se dirigeait vers l’intérieur, sachant que Lidwine accomplirait sa nomination dehors pour conserver son épée. D’ailleurs Vivien apparut quelques pas plus loin, fendant lui aussi le flux, et son cousin se débattit pour le rejoindre. Hendiad Londren et Olympe Vorbad, postés de chaque côté de la grande porte, soulageaient les aspirants qui entraient de leurs armes. Il restait dans la cour un peu plus de la moitié des candidats retenus, soit environ une centaine de personnes, sur le millier que pouvait accueillir l’enceinte, dont presque tous les elfes et nains, ainsi que la plupart des centaures avec leurs cimeterres recourbés.

 Mathurin Mirant apparut dans sa grande toge de cérémonie, suivi du roi Oswald et d’Arabelle. La benjamine des mages se posta debout derrière un coffre en bois finement ciselé, incrusté de l’enseigne des messagers. Jal, immobile et vibrant, buvait chacun de ses gestes avec ferveur. Elle s’inclina devant le roi, qui lui tendit une fine clé dorée avec laquelle elle déverrouilla et souleva le couvercle. Le roi et le doyen des mages s’installèrent dans le trône et le fauteuil qui leur étaient réservés sur l’estrade. Mathurin Mirant saisit le porte-voix déposé devant lui sur un tabouret.

  • Mes chers aspirants et futurs messagers, la cérémonie de nomination va pouvoir débuter. Arabelle Joyant, notre charmante benjamine que voici, tirera les noms au hasard dans le coffret. Lorsque votre nom est appelé, montez sur l’estrade, et puisse votre Lune vous assister.

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