XIII. Sur ma Lune et sur ma vie, troisième partie

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 Une silhouette se dressa, deux rangs devant eux. Ses cheveux couleur de crépuscule, lâchés, coulant vers l’arrière, confirmèrent son identité. Du pas aérien qu’ils lui connaissaient, solennellement, elle se glissa entre les sièges. Jal ne pouvait la lâcher du regard. Même sa façon de lever le genou pour monter les marches le fascinait. L’étoffe de sa robe qui flottait autour d’elle lui coupa le souffle. Une pièce d’estomac vert pâle bordée de doré remontait sur ses épaules, le haut de sa poitrine et son cou, en spirales et lianes qui lui donnait un air de déesse elfique. Jusqu’aux hanches, l’étoffe semblait taillée sur sa peau tant elle l’épousait, prolongée de manches longues lacées qui s’ouvraient à partir des coudes sur leur doublure rouge sombre. Une large jupe évasée flottait à chacun de ses mouvements, volait autour d’elle, jetant partout des reflets moirés vert et or au gré des ondulations. Des nœuds d’une nuance plus sombre, de vert des profondes forêts, retenaient des pans de tulle clairs plus légers encore que le vent soulevait. Un ruisseau de pierres et de plumes à la teinte de ses yeux étincelait à son cou. Sa main ne quittait pas la garde de Devra et Jal sourit en songeant qu’elle avait dû passer une bonne partie de la nuit à aiguiser et polir sa lame favorite. La Rottoise salua d’une gracieuse inclinaison du buste le mage Mathurin, qui y répondit par un salut de la tête. Puis elle leva la tête, regard transperçant les nuages du Septentrional, et prononça d’une voix forte :

  • Moi, Lidwine Artanke, Lonnoise, je jure sur ma Lune et sur ma vie de respecter le Code du messager tout le temps que durera mon engagement.

 Elle laissa ses mains dans celles du mage.

  • Que ce sort te brûle et te marque à jamais si tu faillis à ta parole.

 Lidwine n’accusa pas le moindre frémissement lorsque le sort claqua autour de ses poignets. Sa silhouette inébranlable, taillée dans la pierre, émergeait parfois dans le flot mouvant de sa robe et sa chevelure voltigeant se mêlant aux nuages brumeux. Elle baissa les yeux pour s’approcher du roi, mais releva brusquement la tête une fois arrivée à son niveau. Ils se fixèrent une seconde, puis la demoiselle se courba dans sa plus élégante révérence. Jal aperçut alors ses bottes cavalières en cuir de dragon vert, fermées par une boucle de métal ovale. La jeune femme s’agenouilla et inclina la tête pour recevoir l’épée du roi Oswald sur chaque épaule.

  • Lidwine Artanke, nous, roi du royaume de Lonn, vous nommons messagère et chevalière de la Plume et de l’Épée.

 Elle se redressa et tendit des mains qui n’attendaient que cela, où tomba l’écusson gravé. Elle le contempla une seconde et l’agrafa à son col, se pencha pour lâcher une pièce sur la nappe et baisser la tête pour murmurer un remerciement à Merina, avant de volter avec la grâce d’une reine et descendre les marches d’un pas vainqueur. L’expression radieuse de son visage en décuplait encore la beauté. Ses pupilles étincelaient de bonheur quand elle prit la place restée vacante à la droite de Vivien. Son sourire béat ne se troubla que pour laisser échapper :

  • Je suis heureuse, si heureuse ! Nous avons réussi tous les trois !

 Un délicat parfum d’écorce et d’herbe fraîche s’élevait de ses cheveux gris.

  • Je n’ai jamais douté de votre réussite, mentit galamment Jal en soulevant son chapeau. Jamais le royaume de Lonn n’a gagné de messagère aussi éblouissante, et jamais titre de chevalière ne fut plus justifié !

 La nouvelle messagère afficha un court instant une expression mutine.

  • Je n’aurais plus besoin de chevalier servant… je crains que cela ne me manque cruellement !

 Le désarroi joué sur le visage du jeune messager la fit éclater d’un rire frais.

  • N’ayez aucune crainte, on a toujours besoin d’une agréable compagnie comme la vôtre.
  • Mademoiselle, votre humble serviteur, sourit-il, je saurais me passer de l’honneur de vous protéger, puisque nul ne se défend mieux que vous, mais aucunement de celui de vous côtoyer, si vous voulez bien me l’accorder.
  • Je vous adresse la même prière, monsieur, répondit Lidwine soudain sérieuse. J’ose espérer que vous consentiez à recevoir cette messagère envers laquelle plus rien ne vous engage.

 La surprise figea le jeune homme une seconde. Puis il lui sourit le plus largement possible, espérant la rassurer.

  • Dame, le contraire serait criminel, n’en doutez jamais.

 Elle courba le cou pour le regarder dans les yeux. Il hésita à respirer, et ses yeux tombèrent sur l'écusson qu'elle portait suspendu au creux de son col. De la même couleur que celui de Vivien. Etait-il donc le seul à en avoir reçu un différent ? Pour quelle raison ? Il sursauta et détourna vite son regard, conscient qu'elle l'observait.

  • Votre nomination, Jal, n’a rien à envier à la mienne et votre élégance non plus. D’ailleurs, puisque nous voilà parfaitement égaux, vous pouvez me tutoyer.
  • A la condition expresse que tu fasses de même !
  • Bien sûr, mon ami, murmura-t-elle.

 Les oreilles de Jal tintaient. Mon ami ? Devait-il considérer cela comme un encouragement ? Une déclaration ? Ou l’employait-elle au sens le plus innocent du terme, comme son expression parfaitement détachée semblait l’indiquer ? Incapable de se décider, le récent messager se contenta de sourire. La cérémonie se poursuivait, il ne vit pas passer Ulrich. Avait-il échoué ? Il l’espérait presque… Une réflexion de la messagère à son côté lui répondit.

  • Alors il a réellement été refusé… Tant mieux. Le royaume de Lonn aurait perdu beaucoup de crédibilité avec un messager pareil !

Jal haussa les sourcils ; le caractère enflammé de l’escrimeuse participait de beaucoup à son charme.

  • Pourquoi ?
  • Il a échoué à l’épreuve de langues, je crois.

Enfin le dernier candidat fut appelé, reçut son titre avec émotion, et enfin le roi se leva, son manteau doré traînant au sol, et se pencha devant Arabelle pour saisir le porte-voix.

  • Amis, mes fidèles messagers, cette cérémonie de nomination est à présent terminée. Que la fête commence !

 Les sièges disparurent dans le sol, réorientant l’attention sur les mages royaux qui se relevèrent tranquillement pour laisser la place aux joueurs de clairons et de harpes, rejoints par des violons, et des clavecins transportés par des laquais en jaune, couleur de la royauté. Les jeunes femmes qui jetaient la lorna au début de la cérémonie s’installèrent aux instruments et l’enceinte du palais se transforma en bal géant. Une partie de l’assistance s’écarta pour dégager une piste de danse, et une bien moins importante s’élança aussitôt sur la valse endiablée lancée par l’orchestre. Karen Alenia et ses cheveux roux flamboyants tournoyaient au milieu des danseurs. Le mage Mirant descendit de l’estrade avec un sourire bonhomme et invita Arabelle d’un geste de la main. La jeune mage éclata d’un rire léger et lui donna son bras. Tous deux se mêlèrent aux valseurs qui se faisaient de plus en plus nombreux. Vivien tapa sur l’épaule de son cousin avec un sourire et le quitta. Il avait repéré une demoiselle solitaire un peu plus loin, avec une chevelure noire rassemblée en chignon et une robe simple bleue et blanche. Elle rougit en voyant ce grand seigneur s’incliner devant elle pour lui proposer la danse, et accepta. Jal admira son cousin, qui dansait merveilleusement bien, et son élégance dans son nouveau costume rouge. La dame ne se défendait pas mal non plus. Soudain, une main légère se posa sur son bras pendant qu’il regardait le duo.

  • Hé bien, chevalier, vais-je devoir t’inviter ?

 Il se retourna vers Lidwine rayonnante. Elle ne lui laissa pas le temps de répondre.

  • Jal, m’accorderais-tu cette danse ?

 Il laissa échapper un demi-rire ravi, incrédule.

  • Volontiers…

  Lidwine dansait évidemment avec une grâce et une souplesse à nulle autre pareille. Elle menait complètement Jal, qui n’était pourtant pas un mauvais danseur, mais rien à faire, il se faisait entraîner par les mouvements de l’escrimeuse. On aurait presque dit un combat à l’épée, mais mené avec une suprême élégance et cette robe de lumière, d’or et de profondes forêts qui flottait autour d’elle. D’ailleurs le jeune messager entendait à peine la musique, enivré par le contact vertigineux de la main de Lidwine qui tenait fermement la sienne, son bras autour de son épaule, et sa main à lui posée sur la taille de l’escrimeuse. Elle riait. Lorsque la valse s’acheva, elle repoussa d’un geste ses cheveux derrière son épaule et replaça les pans de tulle de sa robe. Jal la raccompagna au bord de la piste et, encore ébloui, se courba pour déposer un baiser sur sa main tendue.

  • Madame, ce fut un moment de pur émerveillement.
  • Jamais je n'ai autant aimé danser, répliqua-t-elle en esquissant une révérence.

 Le Ranedaminien, en cherchant Vivien du regard, croisa la chevelure rousse de la duchesse d’Ymmem qui retournait elle aussi dans l’assistance. Elle ne l’avait pas vu ; l’occasion était trop belle, il fallait qu’il sache.

  • Jal, encore une danse ? proposa la belle messagère.

 Il se mordit les lèvres, hésitant, terriblement tenté, mais la curiosité fut la plus forte.

  • Pas cette fois. Excuse-moi un instant, je te prie.
  • Mais…

 Il avait disparu.


  • Messagère Alenia...

 L'ancienne duchesse se tourna vers lui et une expression de terreur déforma brièvement son visage.

  • M'accorderiez-vous cette danse ?

 Karen chercha du regard de l'aide autour d'elle, mais son cavalier précédent venait de se mêler à l'assistance. Elle se mordit les lèvres, ne trouvant plus d'excuse pour se dérober, et finit par donner sa main à Jal. Il l'entraîna rapidement sur la piste avant qu'elle ne change d'avis.

  • Que me voulez-vous ? chuchota-t-elle par-dessus la musique.
  • Savoir ce que vous savez sur ma famille, et pourquoi vous me fuyez.

 La danseuse le foudroya du regard. Il remarqua à cette occasion qu'elle avait des yeux verts très sombres, bien plus que ceux de Lidwine.

  • Vous savez parfaitement pourquoi j'en veux aux Dernéant !
  • Je vous assure que non !
  • J'ai parfaitement reconnu votre blason !
  • Je suis Dernéant, c'est vrai, mais je n'ai pas connaissance d'une affaire de ma famille avec vous.

 Elle fronça les sourcils, encore soupçonneuse, et rejeta sa flamboyante chevelure derrière son épaule.

  • J'ignore quelle est votre stratégie, mais vous ne vous en tirerez pas comme ça !

 Jal commençait à sentir la moutarde lui monter au nez. Il affermit sa prise sur la taille de la jeune femme et se pencha vers elle pour lui faire comprendre qu'il ne lâcherait pas prise. Elle ouvrit des yeux effrayés et chercha de la main la garde de son épée.

  • Nous sommes tous deux messagers à présent, nous sommes égaux. Votre titre ne me fait pas peur. Répondez-moi ! Comment connaissez-vous ma famille ?

Elle hésita encore une seconde, puis baissa les yeux à terre et lâcha :

  • Il y a un Dernéant dans nos geôles à Ymmem.

 Jal lâcha les mains de la danseuse. Un danseur le heurta dans le dos et il se rendit compte qu'il s'était immobilisé au milieu de la valse. Il reprit ses esprits et la taille de Karen pour l'entraîner avec une autorité revenue. Mais son cerveau tournait à toute vitesse. Un Dernéant enfermé à Ymmem ? Qui ? Depuis quand ? Et surtout, pourquoi ?

  • Ce... ce n'est pas Thierry, tout de même ?

 L'ancienne duchesse semblait ne plus rien comprendre.

  • Pas du tout, il s'appelle Yoann.
  • Yoann ! Mais c'est impossible !

 Cette fois il avait franchement reculé et presque hurlé. Il laissait tomber un regard douloureusement incrédule sur Karen.

  • Que fait-il en prison ?
  • Il a tenté d'empoisonner mon père, le duc Nicolas d'Ymmem.

 Les autres danseurs s'étaient interrompus autour d'eux. Jal abandonna Karen Alenia au milieu de la piste sans le moindre regard. Yoann était le demi-frère de Vivien, de la même mère Olivia Dernéant, remariée après la mort du père de Yoann à Josselin Bertili, père de Vivien et de Liz. De presque dix ans leur aîné, Yoann travaillait à Tumnos comme capitaine de vaisseau. Vivien était-il au courant ? Et si oui, pourquoi ne lui avait-il rien dit ?...

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