XV. Griffes
Les élevages d'ordimpes se trouvaient à l'extérieur des remparts, disséminés dans la plaine. Ni les Bertili ni Jal ne les connaissaient, mais Lidwine, en tant que Lonnoise se naissance, savaient parfaitement auxquels s'adresser. Il fallait faire vite, tous les éleveurs se trouveraient pris d'assaut un jour comme celui-ci. Elle les guida parmi les chemins de poussière vers une coquette ferme qui semblait blottie dans une courbe du Rivent. Un vent constant et léger agitait la plume de son chapeau. Liz avait enlevé le sien ; sa robe bleue chatoyait toujours. Le soleil s'obstinait à combattre la saison des Froids prochaine et caressait agréablement leurs visages. Lidwine sonna la cloche suspendue près de la porte.
- Mme Temha est l'une des éleveuses les plus réputées de Lonn, elle est spécialisée dans les ordimpes auclaires de voyage.
Une solide femme blonde vêtue d'un tablier de toile leur ouvrit. Des messagers nombreux traversaient la cour herbeuse par petits groupes ou guidaient des ordimpes nouvellement acquis. C'étaient en effet de belles bêtes, la fourrure dorée chatoyante, les muscles puissants. L'un d'eux, embarqué par une messagère brune de trente ans, frôla Jal en sortant et il ne put s'empêcher de passer une main sur le pelage. La bête renifla et tourna ses yeux ver lui, mais suivit sa nouvelle maîtresse quand elle tira sur le licou. Il avança alors sur les escaliers pour rattraper Vivien, Liz et Lidwine. Ils se dirigeaient déjà vers l'écurie, Lidwine et Liz retroussant le bas de leur robe pour ne pas ramasser des brins de paille. A nouveau une bête leur barra le passage avant qu'ils puissent entrer. L'éleveuse discutait avec un couple devant la stalle d'un ordimpe particulièrement pâle. Une fois qu'elle les eut servis, elle volta et se dirigea vers les nouveaux venus avec un sourire accueillant.
- Bonjour, mesdemoiselles et messeigneurs ! Vous êtes messagers, vous aussi ?
- Seulement nous trois, répondit Lidwine, qui prit d'autorité la tête de la conversation. Nous avons besoin d'un ordimpe chacun, pour le voyage bien entendu.
- Pas de problème. Quel est votre niveau de monte ?
Lidwine jeta un œil interrogatif à ses compagnons.
- Plutôt bon, j'ai appris à monter depuis mes huit ans sur des ordimpes montagnards.
- A peu près pareil.
- Pas aussi bon, soupira Vivien. J'apprécierai une monture docile.
- Nora va s'occuper de vous, répondit Mme Temha en désignant la blonde qui avait ouvert la porte.
La dénommée Nora arriva aussitôt et s'inclina devant Vivien.
- Bonjour, seigneur. Suivez-moi, je crois connaître celui qu'il vous faut.
Il suivit l'employée vers un large pré où quelques ordimpes s'ébattaient librement ; Liz lui emboîta le pas. L'éleveuse, elle, entraîna Lidwine et Jal vers le pré qui s'étendait devant eux. L'une des bêtes s'approcha aussitôt de la barrière pour venir les voir.
- Je vous présente Hatysa. Elle est un peu fougueuse, mais quasiment infatigable.
Hatysa les regarda, intriguée, et avança le mufle pour humer la main que Lidwine lui tendait. Ses yeux dorés eux aussi la fixèrent, pupilles écartées, et elle fit un pas vers elle. L'escrimeuse admira sa longue fourrure d'or bruni, les muscles qui roulaient aisément sous le pelage et ses griffes recourbées.
- Elle me plaît, dit-elle en glissant ses mains sur l'encolure frémissante de l'animal.
- Vous avez raison. J'ai rarement vu une meilleure bête, en dehors de ses sautes d'humeur.
Jal grimaça ; le prix allait sans doute s'en ressentir.
- Je la prends.
Mme Temha acquiesça d'un air satisfait.
- Six cent.
Cette annonce ne parut pas paniquer Lidwine, qui délia aussitôt les cordons de sa bourse. Ce n'était pas un prix excessif pour une monture de cette qualité, mais tout de même impressionnant. Lidwine paya l'éleveuse, mais ses yeux restaient plantés dans ceux d'Hatysa.
- Puis-je avoir un harnachement de voyage ?
- Bien sûr. Avec des décors ?
- Non, simple et fonctionnel, je vous prie.
Mme Temha hocha la tête, rentra dans la sellerie derrière eux et choisit un licou de cuir robuste, une selle à fontes avec des sangles croisées autour des épaules de l'animal et un long tapis tissé qui recouvrait jusqu'à la base de la queue. Lidwine et Mme Temha harnachèrent Hatysa, que la jeune femme attacha à l'extérieur de la barrière.
Jal parcourut le troupeau d'un regard distrait. Il avait appris tout jeune à monter l'ordimpe. Il se rappelait encore son vieux Nunki, laissé au château d'Herzhir, qui avait été sa première monture et qu'il avait chevauché pour se rendre à Ondia, lors des fiançailles de Vivien. Mais Nunki était désormais trop petit et trop vieux pour lui. Jal tomba alors sur une bête qui lui plaisait particulièrement. Sa fourrure, plus rousse que dorée, presque tigrée vers la queue, affichait une ascendance un peu montagnarde. Des yeux méfiants mais empreints d'une sorte de lueur moqueuse et intelligente le fixaient sans se dérober, et des membres étonnamment déliés malgré leur puissance, évidente au relief des muscles des épaules et des jarrets, firent un pas vers lui. Il ne recula pas. L'animal pencha la tête, comme perplexe, et leva le museau pour presque grogner. Jal tendit une main apaisante. Surpris, circonspect, l'ordimpe la huma et regarda le messager dans le fond des yeux. Ceux de l'ordimpe avaient une curieuse teinte bronze ondoyante de reflets.
- Je vous présente Phakt. Il fait partie des plus braves. Il ne se plaint jamais, ne renâcle pas, ne recule devant rien. Mais il arrive que des gens lui déplaisent très fortement, il n'aime pas se trouver en groupe et n'a pas le contact facile. Ce sera une excellente monture s'il consent à vous obéir.
Jal sourit ; ses doigts caressaient le mufle de Phakt, qui ne faisait pas mine de se dérober.
- Je le trouve magnifique.
- Il n'a pas l'air hostile avec vous.
Elle lui ouvrit le portail, Jal entra sans hésiter. Phakt ne recula pas, mais baissa les yeux en essayant de prendre un air menaçant. Le Ranedaminien ne se laissa pas non plus intimider et affronta les prunelles fauves, en avançant lentement sa main pour la poser sur le cou tendu comme une corde à violon, qui parut s'apaiser aussitôt à ce contact. Il alla gratter les oreilles arrondies. Phakt secoua la tête pour se débarrasser du chatouillement ; Jal accentua son sourire.
- Je crois que je vais vous l'acheter.
- Très bon choix ! Quatre cent cinquante.
Il fronça le nez. Il disposait évidemment de la somme, mais elle lui paraissait énorme. Il la versa dans la paume de Mme Temha et admira la bête qui lui appartenait désormais. Un harnachement lui fut fourni à lui aussi, et il rejoignit Lidwine dans la cour. Quelques temps plus tard, Vivien ressortit avec sa sœur, tenant au licou un ordimpe d'un jaune couleur paille qui le suivait docilement.
- Elle s'appelle Muliphen.
Liz avait déjà grimpé sur le dos de la dénommée Muliphen. Elle montait mieux que son frère, douée d'une sorte d'autorité naturelle sur les animaux, peut-être à cause de la magie qui débordait de ses veines. En arrivant devant eux, elle sauta à terre sans cesser de sourire et épousseta sa robe bleue.
- Elle est adorable ! Je veux un ordimpe, moi aussi !
Son frère sourit presque paternellement.
- Un jour peut-être, petite sorcière. En attendant, tu vas continuer tes études. Tu n'es pas assez vieille pour ça.
Elle prit une petite moue boudeuse qui ne trompait personne sur sa bonne humeur. Jal ne pouvait s'empêcher d'admirer sa joie de vivre. Elle avait appris, à peine une uchronie avant, que son demi-frère avait passé cinq quanta en prison, mais déjà elle avait retrouvé sa bonne humeur. Il jeta un regard pensif à Lidwine à côté de lui, qui resplendissait comme une fleur au milieu de la paille, avec sa robe verte et or et ses cheveux d'orage. Vivien lui tapa sur le bras pour le réveiller.
- Hé, Jal, on va y aller.
- Oui, bien sûr.
N'étant pas du tout en tenue de monte, surtout Lidwine, les quatre jeunes gens repartirent à pied en laissant leurs nouvelles montures en pension chez Mme Temha. Les cloches de la ville qui sonnaient encore à la volée les guidaient, alliées au sens de l'orientation miraculeux de Jal. Il arrivait enfin à profiter de la beauté de cette journée, de la campagne lonnoise autour de lui, et soudain un reflet sur le nœud de son écharpe lui rappela qu'il venait d'être nommé messager. Chevalier de la Plume et de l’Épée. L'euphorie ramena un sourire incontrôlé sur son visage. Liz avait peut-être raison, finalement. Cette pensée l'amena à se tourner vers sa cousine et il remarqua alors la pâleur soudaine de son visage.
- Liz ? Ça ne va pas ?
- J'ai le trac...
- Pour le tournoi ?
- Oui... J'ai peur.
- Allons ! Avec la puissance qui coule dans tes veines, tu vas forcément gagner !
- Ce n'est pas de perdre que j'ai peur, murmura Liz d'une voix douce.
Jal fronça les sourcils, s'apprêtait à demander des explications, mais Lénaïc qui courait vers eux détourna son attention.
- Liz, enfin ! Bien le bonjour, seigneurs Dernéant et Bertili, dame Artanke...
- Je suis en retard ? s'inquiéta la magicienne.
- Non, simplement, je croyais te trouver à la serre et tu n'y étais pas...
- Vivien, Jal et Lidwine sont venus me chercher pour le banquet. J'aurais dû penser à t'inviter aussi, je suis désolée !
- Alors vous avez tous réussi ?
- Oui ! cria presque Liz, effervescente.
Lénaïc essaya de les féliciter, mais tout le monde voyait bien qu'il couvait surtout la demoiselle Bertili avec un regard d'adoration. Jal se demanda brièvement s'il regardait Lidwine de cette façon, aussi peu discrètement. Cette pensée l'amena à se tourner vers la dame en question. Elle discutait avec Vivien ; le Ranedaminien eut juste le temps de sentir la jalousie plisser ses lèvres avant qu'elle ne se retourne vers lui avec un sourire qui le calma aussitôt.
- Je suis désolée de ne pouvoir rester, mon père m'attend. Nous nous reverrons ce soir au feu d'artifices, n'est-ce pas ?
- Certainement, ma dame.
Elle s'inclina rapidement et s'élança, sa longue épée lui battant les talons. Jal la regarda s'éloigner jusqu'à ce que son parfum et le froissement de sa robe verte se dissipent. Liz n'était plus aussi pâle ni tendue, mais il restait une petite appréhension au fond de ses prunelles grises.
Le petit groupe accéléra en direction de l'académie où devait se dérouler le tournoi. Lénaïc leur en expliquait le déroulement pendant le trajet.
- Seuls les étudiants qui arrivent à vaincre en duel trois autres candidats peuvent accéder aux classes. Bien sûr, ceux qui ne cherchent pas à y entrer ne participent pas. Le nombre de places est constant, quel que soit le nombre d'étudiants qui se présentent.
- Et en quoi consiste un duel ?
Vivien s'inquiétait tout de même un peu pour sa petite sœur, bien que Jal fût persuadée qu'elle pouvait fort bien vaincre un dragon Lor à elle toute seule.
- Si un adversaire lance un sort que l'autre n'est pas capable de surpasser ou au moins d'égaler, on considère qu'il a gagné. Ça peut durer assez longtemps, surtout quand on cherche à surpasser tous les tours de l'autre.
- Il n'y a donc pas de danger ?
- Pas trop...
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