XVIII. Elle, première partie

7 minutes de lecture

 La nuit étendait ses ailes noires sur la cité de Lonn et avec elle une brise obstinée qui chassa les nuages lourds et dispersa l'averse. Les étoiles reparurent, Umeå et Merina se frôlaient à l'apogée de la voûte céleste tandis que Kinook jetait un coup d’œil timide par-dessus l'horizon oriental, du côté de la Donna. Des airs de musiques se promenaient par les rues ; des lumignons, lanternes et bougies, constellaient les fenêtres. Le feu d'artifices se préparait, en-dehors de la ville à cause des risques d'incendie, du côté du Rivent. Des petits groupes d'où s'échappaient des rires et des chants marchaient vers les portes. Au milieu de cette douce fête nocturne, un messager sous un chapeau à plume blanche se hâtait dans une direction précise. Son poing se crispait sur la garde d'une épée longue et une certaine tension se devinait dans ses yeux gris. Il arriva devant une maison munie d'une cour, passa le porche et se dirigea droit vers l'escalier qui menait à la galerie. Il s'interrompit lorsque des éclats de voix lui parvinrent à travers la porte avec le rai de lumière sous le panneau.

  • J'ai pris une décision, tu es bien placé pour savoir qu'elle est irrévocable. Tu me fais perdre mon temps !

 C'était la voix de Lidwine, qu'il trouva délicieuse malgré la colère tangible qui y vibrait.

  • Vous ne pouvez pas refuser l'offre d'un humble serviteur qui vous est tout dévoué, demoiselle...

 La voix sirupeuse d'Ulrich le fit grimacer, mais il constata avec satisfaction qu'il la vouvoyait, alors que lui-même avait reçu l'autorisation de la tutoyer. Il y eut alors une grande exclamation et un bruit de meuble tombé.

  • TU NE ME TOUCHERAS PAS !

 Cette fois l'escrimeuse avait hurlé de toute sa voix. Un silence lourd s'étendit, le visiteur hésita à intervenir, puis la voix venimeuse de la jeune femme s'éleva à nouveau :

  • Disparais de ma vue. Maintenant !

 Il reconnut le son cristallin de Devra tirée hors du fourreau. Sentant les choses déraper, il descendit de quelques marches et les remonta bruyamment puis toqua à la porte.

  • Lidwine ?

 Le loquet se déclencha et la jeune femme apparut dans l'embrasure. Elle tenait Devra à la main et ne portait plus sa tenue de cérémonie. Elle avait opté pour une robe du soir plus chaude et plus simple, blanche à entrelacs grisées et doublure rouge. Si Jal avait mieux connu le galant langage, il aurait déchiffré « une pureté affichée masquant une passion ardente ». Mais il ne connaissait pas ce point de la grammaire sentimentale. Lidwine sourit en reconnaissant Jal.

  • Jal ! Tu arrives pile au bon moment, ce fâcheux allait décamper...

 Disant cela, elle posait un regard très dur sur Ulrich assis sur un fauteuil, pâle et décomposé. Un tabouret renversé gisait à côté de lui.

  • J'espère que cette décision de votre part sera sujette à reconsidération...
  • N'y compte pas, lâcha Lidwine comme on lâche une pierre, sans cesser de le fixer.

 L'importun remit son chapeau et s'en alla, non sans jeter à Jal un regard vengeur. La dame se retourna vers lui.

  • Quel bonheur que tu sois arrivé !

 Elle rengaina Devra.

  • Je t'attendais quand Ulrich est arrivé. Désolée pour cette scène fâcheuse...
  • C'est à lui de s'excuser pour t'avoir déplu.
  • Toujours le même, ce cher Jal, sourit-elle du coin des lèvres. Je suis prête.

 Effectivement, elle relevait ses cheveux tressés sur le haut de sa tête et se retourna pour lancer :

  • Père, je m'en vais ! Bonne soirée !

 Elle n'attendit pas la réponse et sortit sur le palier, dans la brise. Jal referma la porte derrière elle et la suivit sur les marches. Lidwine respirait la nuit avec ravissement et écarta les bras, ses bracelets de métal cliquetèrent dans ce mouvement.

  • Quelle belle nuit !

Son chevalier arriva près d'elle.

  • Vivien nous rejoindra dans peu de temps. Il aide Liz à déménager. D'ailleurs, il faut que je te tienne au courant de ce qui est arrivé... Il y a eu un accident lors du tournoi.
  • Liz est blessée ?!
  • Non, c'est elle qui a blessé. Totalement involontairement, dans un mouvement de colère irréfléchi, elle a projeté son ami Anselme sur une barrière de bois. Il a frôlé la mort, elle l'a sauvé, mais les professeurs l'ont bannie de l'académie. Heureusement, nos plaidoiries lui ont évité la prison.
  • Par les Neuf Lunes de Volterra ! Les malheurs s'acharnent sur ce cher Vivien et sa famille... J'aurai aimé assurer ta cousine de mon soutien.
  • Elle ne viendra pas ce soir. Elle cherche une autre chambre.
  • Que va-t-elle devenir à présent ? Son frère ne devait-il pas partir à Tumnos ?

 Jal inspira profondément. Là était le plus dur.

  • J'ai promis à Vivien de me charger d'elle. Il partira, je vais rester ici le temps qu'elle ait à nouveau un avenir. J'espère convaincre le mage Mirant de la prendre comme apprentie.
  • Je reconnais tout ton dévouement dans cette initiative... Mais...
  • Cela veut dire que tu vas devoir partir et moi rester, soupira-t-il, oui.
  • Ce n'est pas ce que je voulais dire. Je resterai.
  • Quoi ?!

 Il recula d'un pas. Elle le fixait, grave, se détachant dans sa robe blanche au milieu de la nuit, fine et droite comme une flamme.

  • Il n'est pas question que je laisse Liz, et plus encore toi, dans cette situation. Je voulais parler de Mathurin. Tu crois qu'il acceptera ?
  • Je le crois. Et puis ce sera mieux que Divef, qui d'après Lénaïc Fauxoll en qui j'ai toute confiance, pratiquait des expériences illégales sur des élèves et Liz. Je suis heureux qu'elle y échappe.
  • L'ordure ! Si je le recroise, il goûtera à la morsure de Devra !

 Jal sourit dans la pénombre de la vivacité de son amie. Il n'avait aucun mal à le croire.

  • Sache que je suis touché... Tu resterais pour nous ? Alors qu'un message risque de t'être confié ? Tu voulais voir les montagnes...
  • Tant qu'on ne me confie rien, je resterai avec vous jusqu'à ce que Liz soit en sécurité. Et ce n'est pas la peine de protester !

 Il leva les mains et éclata de rire.

  • Je m'en garderai bien ! Merci infiniment.

 Ils marchaient dans la rue d'un même pas, dans la lueur des multiples torchères, et discutaient penchés l'un vers l'autre. La constatation frappa Jal que le cadre devenait terriblement romantique et il s'efforça de ne pas y songer. Ils passèrent devant un orchestre de rue, merveilleusement joyeux et riant, dont l'air enchantait tous les passants. Lidwine entonna la chanson joyeusement. Quelques couples dansaient un pas sautillant autour d'eux, et un mouvement de tête de sa dame eut raison des doutes de Jal : il entraîna Lidwine dans la danse. Elle parut surprise, mais ne retint pas son allégresse. Il contemplait sa grâce flamboyante. Ils finirent par s'échapper en riant, courant presque vers la grande porte de la ville. Ils s'arrêtèrent à bout de souffle sur un chemin hors de la ville, pliés sur leurs genoux, quelques bribes d'hilarité leur échappant encore de temps à autres. La dame se redressa, recala ses cheveux à leur place et essaya de calmer sa respiration.

Formidable !

Jal essuya son front et se dressa.

  • Cela faisait longtemps que je n'avais pas dansé la iltanva, c'est revigorant !
  • Je t'ignorais cet amour de la danse, se moqua-t-elle.
  • Je me suis tellement inquiété ces derniers temps, je n'ai pas réfléchi. Et puis, cette chanson paraissait te plaire.
  • C'est vrai.

 Ils reprirent la route d'un pas plus calme. La douceur de la nuit, la brise, la brillance des lunes, le son léger de la robe de Lidwine autour de ses jambes et son éclat dans le noir... Jal goûtait ce moment d'éternité. Il luttait contre le vertige provoqué par la proximité de la main de la demoiselle, dont il sentait presque la chaleur tant elle se rapprochait de la sienne à chaque pas. Il leva les yeux pour chercher les étoiles, et tomba sur Umeå et Merina, leurs deux lunes respectives, qui se poursuivaient dans le ciel. C'était un piège. Tout conspirait contre lui.

 Il inspira l'air frais enrubanné de parfums. Ils commencèrent à croiser d'autres passants, par petits groupes. Ils avançaient tous vers le méandre du Rivent désigné pour la fête. Jal commença à chercher la silhouette de son cousin parmi les citoyens. Les deux lunes à leur maximum illuminaient suffisamment pour qu'il distingue les visages. Le premier feu escalada la voûte céleste dans un sifflement qui le détourna de sa recherche, et explosa dans une gerbe bleue étincelante. Une rumeur admirative parcourut l'assistance. Lidwine désigna le jeune longuois qui se dressait au-dessus d'eux, perché comme une sentinelle sur la rive du fleuve.

  • On verra mieux de là-haut.

 Il comprit en un éclair, charmé par l'idée.

  • Je te suis.

 Elle saisit le côté de sa robe et le noua, puis attrapa une branche et se souleva de terre. Elle grimpait avec efficacité, il apercevait d'en bas sa robe blanche voltiger entre les feuilles. Il jeta un dernier regard sur la foule sans parvenir à repérer Vivien, et se hissa sur la branche la plus basse. L'arbre l'enveloppa de ses bras de bois et de sa cape de nuit, il sentait le frémissement de la sève, sous l'écorce, au bout de ses doigts. Des feuilles lui frôlaient le visage. La lumière des lunes ruisselait sur les frondaisons. Il escaladait plutôt facilement, le longuois lui offrait des appuis. Lidwine s'était arrêtée quelques mètres au-dessus de lui, assise sur une maîtresse branche, une main posée contre le tronc pour garder son équilibre. Il contourna le tronc, étendit ses bras pour saisir la prise, et se hissa près d'elle.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Aramandra ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0