XXIII. Trois pour le prix d'un, seconde partie
Jal enleva ses bras de dessus sa tête. Il repéra la silhouette de Liz dans sa cape devant lui, droite, lui tournant le dos. A côté de lui, Lidwine et son père relevaient eux aussi la tête, étonnés du calme soudain. Le messager chercha son équilibre, retrouva ses appuis sur le plancher abîmé et avança en trébuchant sur les débris vers sa cousine silencieuse.
- Liz ! Tu vas bien ?
Elle était complètement décoiffée, sa tenue avait été froissée et empoussiérée, mais elle semblait ne porter aucune blessure. Le corps inerte de la dame de Loi reposait à ses pieds, dans une sorte de convulsion figée.
- Je vais bien. Elle, en revanche...
- Tu l'as tuée ?
- Fallait pas me chercher.
Jal ne connaissait pas ce côté froid chez sa cousine. Elle ne supportait pas qu'on touche à sa famille.
- Tu la connaissais ?
- Je l'ai croisée au palais. Elle s'appelait Eurielle de Loi, c'était la fille d'un conseiller du roi.
- C'est elle qui a géré l'opération. Commandité l'elfe, et soudoyé Mildred.
- Je crois. Et Samuel n'est pas un elfe, il leur ressemble mais ses oreilles sont rondes.
- Samuel a été un elfe.
Jal sursauta ; Hovandrell venait de se matérialiser derrière lui.
- Comment cela ? On peut cesser d'être un elfe ?
- Oui. On naît elfe, mais il faut ensuite s'en montrer digne. Nous sommes un peuple privilégié par notre mère la Forêt, nous sommes ses enfants. Les humains n'ont rien compris à cela. Mais si un elfe s'attaque à la Forêt, ou trahit son allégeance, il perd la grâce qui lui a été offerte à la naissance. C'est le cas de Samuel. Nous l'avons banni depuis des années.
- Il avait des affinités avec la Chape ?
- Possible. Nous n'étions pas informés de ses mouvements, mais c'est bien son style.
Lidwine s'époussetait et vérifiait l'état de son épée.
- Elle est morte ?
- Oui. Liz a été efficace.
- Bravo, magicienne, je suis très impressionnée...
Elle fronçait les sourcils en contemplant le corps de l’intrigante. Une fibre de dureté, peut-être de haine, lui restait dans la voix. A l'égard de Liz ou d'Eurielle ? Jal n'aurait su le dire.
- Elle a dit que ce n'était que le début. J'ai peur que nous n'ayons pas terminé.
- Liz. Réfléchis mieux à tes coups, la prochaine fois, lâcha le messager sans réfléchir.
- Tu parles de Lidwine.
La magicienne avait changé de visage.
- Tu l'as presque tuée. Ne te trompe plus. Frappe uniquement nos vrais ennemis, ou tu auras affaire à moi. Et cela me ferait mal.
Il avait déjà mal de prononcer cette phrase. Venait-il réellement de menacer sa chère cousine Liz Bertili, qu'il avait juré de protéger ?
Mais... auteure d'une telle puissance, songea-t-il en contemplant la salle dévastée et le dos de Lidwine, mis à nu par le sort qui l'avait blessée.
S'il ne pouvait haïr sa cousine, il ne se sentait pas la force non plus de lui pardonner les chairs déchiquetées de la dame de ses pensées. Il devenait urgent de trouver à la jeune sorcière un précepteur compétent. Comme elle le disait-elle même, elle ne pouvait supporter seule son propre pouvoir. Même si sa rage, en l'occurence, se trouvait justifiée, la demoiselle Artanke n'aurait jamais dû en faire les frais.
- Tu sais bien que je n'ai jamais voulu faire de mal à Lidwine...
- Mais tu l'as fait. Je ne te le pardonnerai peut-être pas, tu es consciente de cela ?
- Alors toi aussi, tu vas vouloir m'emprisonner, Jal ?
La magicienne se mordit l'intérieur de la joue, dans un effort visible de retenir des sanglots menaçants. Elle tendit ses deux mains, poings fermés, vers le bas, comme pour recevoir les menottes.
- Vas-y.
Sa voix se brisait. Jal fit un pas vers elle et couvrit ses poings tremblants de ses mains.
- Je ne peux pas te combattre, petite sorcière. Alors, je t'en supplie... ne m'y force pas.
Elle ne pouvait parler ; elle hocha la tête et dégagea ses mains.
- Je perdrais, de toute façon, marmonna-t-il avec une ironie amère.
- Tu me détestes ? demanda Liz d'une voix d'enfant coupable.
- Non, Liz. J'ai très peur de devoir te détester un jour. Je dois faire en sorte que cela n'arrive pas.
Liz se détourna et se planta devant Lidwine qu'elle regarda un instant dans les yeux, puis elle s'agenouilla, tête baissée.
- Dame Artanke... je vous... demande... je vous demande... pardon... je vous... présente... toutes mes excuses...
Elle n'arrivait plus à articuler tant elle pleurait ; bientôt ses paroles se noyèrent dans l'épanchement de sa détresse. La gorge de Jal se noua. Il allait intervenir mais Lidwine d'un geste l'arrêta. L'escrimeuse s'agenouilla également pour être à la hauteur de Liz et lui releva le menton.
- Magicienne. J'ignore comment j'aurai réagi à votre place, mais le fait est là. Je ne pouvais laisser mon père mourir ainsi et vous ne pouviez le laisser s'en tirer. Chacune d'entre nous a joué son rôle, selon ce que son âme lui dictait. Votre colère était juste. Je suis heureuse qu'il n'en résulte aucune mort. A présent, occupons-nous de sortir d'ici. Vous aurez tout le temps d'interroger la morale plus tard.
Elle tapota son épaule et les deux jeunes femmes se relevèrent ensemble.
- Et vous ?
Jal venait de se retourner vers Mildred Artanke, essayant de se composer un air neutre.
- Je n'ai jamais voulu du mal à qui que ce soit ! Ils sont venus me voir le jour de votre arrivée, juste après que vous soyez partis au palais. Ils voulaient savoir ce que je savais sur vous et si nous nous connaissions. Ils disaient qu'ils s'étaient assurés que vous seriez retardés et ne risqueriez pas de nous surprendre. Ils ont exigé mon aide, en menaçant la vie de Lidwine si je n'obéissais pas. Ils ont demandé des informations, régulièrement, puis mon carrosse... Mais tout est de votre faute ! éclata-t-il subitement. Avant de vous connaître, nous n'avions aucun problème ! Ces hommes n'en voulaient qu'à vous ! Votre présence a menacé ma fille ! Vous n'auriez jamais dû venir, jamais !
Jal recula d'un pas, frappé par ces mots. Mildred avait raison. Sa présence mettait Lidwine en danger.
- C'est vrai, prononça-t-il d'une voix à peine audible. Je n'approcherais plus de vous...
Il n'avait pas le droit de mettre leurs vies en danger. Il avait l'impression de s'arracher le cœur, mais il ne pouvait pas se permettre d'attirer la Chape vers eux. Soudain, la pointe d'une épée effleura sa gorge. Il reconnut le tranchant parfait de Devra. Les yeux de Lidwine, plus sévères que jamais, lui traversaient l'âme. Il se sentit crisper, désespéré. Elle voulait le tuer. Elle avait parfaitement raison, mais pas elle ! Ce n'était pas juste !
- Jal, tu vas retirer tout de suite ce que tu viens de dire.
- Que... Hein ?
- Mon père se trompe, et toi aussi. Tu n'es pas coupable. Je veux que tu me dises que tu abandonnes cette idée ridicule. Nous allons nous entraider.
Il leva les mains en signe de paix.
- Mais j'attire les agents de la Chape à vos trousses !
- Je m'en moque ! Je ne supporterais pas que tu fasses de moi une lâche qui abandonne un ami poursuivi ! N'y songe pas même une seconde. D'ailleurs je le prendrais comme une insulte, et tu es au bout de ma lame. J'imagine que tu ne souhaites pas m'affronter à l'épée ?
- Oh non ! Certainement pas.
- Bien.
Elle retira l'épée et la rengaina.
- A présent que ce point est réglé... A quoi devons-nous nous attendre ?
Jal eut besoin de respirer normalement une seconde et de secouer la tête pour arriver à répondre.
- Eurielle de Loi ne travaillait sans doute pas seule. Les bandits qui m'ont enlevé parlaient d'un chef, pas d'une...
Hovandrell agita ses oreilles et fronça les sourcils.
- Il y a quelqu'un dehors.
Le silence se fit ; ils s'entre-regardèrent. D'un commun accord, à pas de loups, ils se dirigèrent vers une brèche dans le mur créée par le combat magique, pour apercevoir la lande. Collée au rebord du trou, Jal jeta un œil à l'extérieur. Il se rejeta aussitôt contre le mur.
- Frék, marmonna-t-il, il y a au moins quinze personnes.
- Sortez d'ici ! Rendez-vous, vous êtes cernés ! cria une voie dehors.
- Ils savent qu'on est là, souffla Lidwine.
- Ce sont les gardes ?
Les yeux adaptés à la vision nocturne d'Hovandrell percèrent l'obscurité. Elle secoua la tête.
- Des mercenaires.
Jal maîtrisa son souffle et ses battements de cœur, et ses yeux tombèrent sur Lidwine. Elle le regardait avec intensité, avec une sorte d'interrogation dans ses prunelles vertes. La confiance qu'il y lisait le rasséréna un peu. Ils s'éloignèrent de la brèche.
- Ils ont des arcs et des arbalètes, précisa l'elfe.
- Nous sommes coincés...
- Liz, est-ce que tu peux nous faire voler, comme l'a fait Maïwenn au tournoi ?
- Théoriquement, je peux générer un mini-tourbillon sous mes pieds, mais je ne maîtrise pas ce tour aussi bien qu'elle, et je ne pourrais pas le faire pour vous.
La panique sur la visage de sa cousine rappela soudain à Jal qu'elle n'avait que quinze ans. Il se tourna vers Mildred, le visage grave. Il devait être sûr.
- Êtes-vous décidé à combattre à nos côtés ?
Le seigneur Artanke hocha lentement la tête.
- Il faut qu'on sorte d'ici.
- Il y a peut-être un souterrain ? tenta Liz.
- Non, ils s'en seraient servis pour entrer. Il faut qu'on passe en force, répondit Hovandrell.
- A nous cinq contre quinze mercenaires ?
- Il n'y a pas d'autre moyen.
Jal baissa la tête.
- Liz, il te reste de la magie ?
Elle acquiesça.
- On descend alors.
- Je suppose qu'il n'est pas question de se rendre ? glissa Mildred sans réelle conviction.
Tous se retournèrent immédiatement vers lui. Même dans les yeux de sa fille, le mépris était visible.
- C'en est presque drôle, lâcha l'escrimeuse sans la moindre trace de sourire.
- N'aggravez pas votre cas, siffla Liz, je n'ai pas encore décidé ce que j'allais faire de vous.
- Pour se retrouver entre les mains des mercenaires de la Chape ? Plutôt crever, s'indigna le messager.
- N'y pensez même pas, lâcha Hovandrell plus glacée que jamais.
Il soupira et hocha la tête. Les autres combattants se détournèrent de lui. Jal alla ramasser sa lanterne près de l'entrée, qui s'était éteinte. Il la tendit à Liz qui ralluma la mèche d'un claquement de doigts. Hovandrell décrocha son arc de son dos et y encocha une flèche. L'épée au clair, Jal et Lidwine ouvrirent la marche sur le gigantesque escalier. La lanterne de Jal, tenue par Mildred, éclairait leur chemin.
Personne n'avait passé la porte principale, mais une flèche jaillit entre les planches disjointes. Jal se jeta de côté en poussant Liz. La flèche ricocha sur les marches. Hovandrell ne perdit pas une seconde pour riposter. Sa flèche à elle disparut dans la nuit et un cri s'éleva à l'extérieur. Puis elle se pencha pour examiner celle qui avait frôlé Liz.
- C'est une flèche humaine, pas elfique.
Jal hocha la tête. Enfin une bonne nouvelle. Il aida sa cousine à se relever. Il rentra la tête par réflexe lorsque siffla une autre flèche.
- Quittez l'escalier !
Lui-même sauta à bas des marches et roula au sol. Valte atterrit devant lui, il tendit le bras désespérément pour la rattraper. Lidwine atterrit près de lui. Ils coururent pour s'éloigner de la porte.
- Personne n'est blessé ? essaya d'articuler Jal.
Il n'eut pas de réponse et supposa que cela valait un non. Tout le monde se dirigeait d'un accord tacite vers le côté d'où ils étaient entrés. Liz haletait. Hovandrell dépassa les deux humains avec aisance. Elle les arrêta d'un geste. Il y avait des pas en face d'eux. Un homme en tenue de mercenaire, avec une cuirasse de cuir et un sabre à la main, apparut dans l'embrasure. La dague de l'elfe entra en plein dans sa poitrine. Il s'effondra sans un cri et Hovandrell enjamba son corps. Personne derrière.
- OK. Il y avait juste derrière lui une brèche par où il avait dû entrer.
- Il a laissé la ligne dégarnie derrière lui, c'est par là qu'il faut passer.
Lidwine qui venait de les rattraper hocha la tête. L'elfe gardait sa flèche pointée vers l'entrée, en attendant Mildred et Liz.
- Je n'ai plus que neuf flèches, annonça Hovandrell à voix basse.
Mildred tira une épée large. Il était loin de la manier avec autant d'assurance que sa fille. Jal essuya son front mouillé par l'anxiété de sa manche. Il fallait qu'ils s'en sortent. Il tomba sur le visage tendu de Liz et se maudit aussitôt. Vivien allait le tuer. Enfin, s'il survivait à ce soir. Mais elle ne paraissait pas effrayée, seulement résolue. Il admirait sa force d'âme. Déjà elle fermait ses mains pour y faire luire la magie.
Jal hocha la tête et ouvrit la marche.
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