Whisky
Une semaine plus tard, Drago reçoit de nouveau Granger dans le petit salon qui lui sert d’arrière-boutique. La Pensine, son outil de travail, miroite sur le dessus du bureau. Les rideaux sont tirés pour lui permettre une concentration optimale. Aucun bruit ne leur parvient de la rue.
En entrant, Granger fronce le nez, plissant les yeux pour percer l’obscurité :
– Ça fait combien de temps que tu n’as pas aéré cette pièce ? demande-t-elle en passant un doigt sur les meubles empoussiérés.
– Je ne sors pas beaucoup, répond sobrement Drago.
Cette nouvelle rencontre le terrifie. Il voudrait s’en couper comme ses clients se coupent de leurs souvenirs : ne rien ressentir, se distancer de ce qu’il est en train de vivre… Mais alors, serait-il encore humain ?
« Avec ce dont tu es coupable, est-ce que tu crois encore l’être ? », rétorque sa conscience.
Drago avale sa salive. Il laisse Granger allumer un bâton d’encens sans en sentir l’odeur. Tous ses sens sont focalisés sur leur présence à tous les deux dans cette pièce, ici, à cet instant, avec les fantômes qu’ils amènent.
– Tu as ce que je t’ai demandé ? commence Drago pour couper court aux préambules.
– Oui, répond Granger.
Elle a l’air en meilleure forme que la dernière fois. Certes, elle a toujours la tenue d’une jeune femme qui n’a pas le temps de prendre soin d’elle, mais au moins a-t-elle regagné quelques couleurs, et les cernes sous ses yeux ont presque disparu. Une conséquence de l’acceptation de Drago, peut-être ? Il le souhaiterait. Que son aide rende un peu de bonheur à la jeune femme. Que la souffrance qu’il s’apprête à endurer se convertisse en sérénité pour Granger, telle une forme étrange de transfusion. Oui, une transfusion, exactement. Drago donnerait bien toutes les couleurs de son monde si cela pouvait rendre les siennes à Granger. Mais pour cela, il faudra souffrir…
Drago inspire à fond. De sa besace interminable, Granger vient d’exhumer une quantité impressionnante de souvenirs, qui flottent devant eux dans leurs petites capsules de cristal. Autant de fragments de vie prisonniers pour toujours…
Drago les dispose sur une armoire derrière lui et sort son carnet de notes. Pour travailler sur ces souvenirs, il devra être seul. Hors de question qu’il montre ses réactions devant Granger…
– J’ai suspendu tout autre contrat à partir d’aujourd’hui, déclare-t-il en parcourant son carnet. Ça va déjà me prendre un certain temps de passer tout ça en revue. Ils sont classés par ordre chronologique ?
– Oui. J’ai réuni tout ce que j’ai pu à partir de l’entourage proche de mes parents en une semaine. C’est un premier tri, mais j’en trouverai d’autres par la suite.
– Je n’en doute pas. Bon, je voudrais procéder dans l’ordre, histoire de rendre cela le plus propre possible. Le meilleur moyen de construire un ensemble solide et cohérent, c’est de remonter le fil de la vie de tes parents depuis le début, en suivant une évolution logique. Le problème, c’est que nous ne possédons que très peu de souvenirs de leur enfance… Donc, je vais avoir besoin de tes précisions.
Posant sa plume sur le parchemin, Drago inscrit la date du jour :
– J’ai besoin que tu me racontes tout ce qui ne figure pas dans ces souvenirs, déclare-t-il. Toutes les anecdotes que tes parents t’ont un jour racontées sur leur enfance. Sur leur famille, leur maison, leurs activités… Tout ce que tu sais d’eux à cette période, venant d’eux-mêmes ou de témoignages extérieurs.
Granger prend une grande inspiration. Drago peut voir dans ses yeux que cette demande est douloureuse pour elle. Elle va devoir parler des heures durant de ses parents amnésiques à un presque inconnu, un ancien ennemi à qui elle n’a sans doute aucune envie de se confier. Elle n’est pas venue le trouver par choix, mais par nécessité. Drago est le seul à faire ce qu’il fait, et il le fait bien.
– Par où est-ce que je commence ? demande-t-elle au bout d’un moment, désarmée.
– Par le début, répond simplement Drago. Où sont-ils nés ?
Et elle commence. Au début, ses mots sont hésitants. Assez rapidement cependant, cette lueur que Drago a vu brûler dans son regard une semaine plus tôt revient en force. Cette ardeur qui ne lui fera jamais rien lâcher, jamais, jusqu’à ce que ses parents lui soient rendus. Drago ne peut s’empêcher d’éprouver une certaine forme d’admiration tandis que sa plume gratte le papier. Et une once de regret, comme toujours… Que n’aurait-il pas donné pour être aussi courageux que Granger des années plus tôt ? Que n’aurait-il pas donné pour ressentir cette flamme de volonté pure animer sa vie comme un météore ?
Mais ces considérations sont vaines. Au stade où en est sa vie, Drago n’a plus l’envie ni la volonté de convoiter quoi que ce soit. Il ne le mérite pas. Alors, il se contente d’écouter la vie d’une autre, en tentant de déceler à travers ses paroles l’enfance de ses parents.
– D’après mon oncle, mon père était un petit garçon très malicieux, sourit Granger sans plus faire attention à lui. Un jour, il a coupé l’eau chaude dans toute la maison de mes grands-parents, juste parce qu’il s’était amusé avec une des vannes. Un autre jour, il a activé l’alerte incendie de son école ! Oh, et puis un jour…
Drago se perd dans ce qu’elle raconte. Le portrait dressé de cet enfant malicieux qu’il ne connaîtra jamais le plonge dans des abîmes de mélancolie. Ce n’est qu’un témoignage indirect qu’il a là. Le récit d’une fille, relatant les paroles d’un oncle… Deux intermédiaires se dressent déjà entre le père de Granger et lui. Que penser alors de l’image qu’il en retire ? Que penserait-on, si l’on appliquait la même méthode à sa propre vie ?
Drago n’a pas d’enfant. Mais il songe à l’enfant qu’il a été. Que se passerait-il, si l’on interrogeait ses camarades de classe pour reconstituer cet enfant ? Quelle image retirerait-on de lui ? Sans doute pas celle d’un jeune garçon malicieux, mais bien celui d’un enfant gâté, arrogant, capricieux et fanatique, un futur petit Mangemort en puissance…
Drago ferme les yeux, très brièvement. La honte qu’il ressent lui serre la poitrine plus fort que jamais. Mais il doit continuer. Pour Granger. Parce qu’il le lui a promis.
Pendant des heures, ils s’entretiennent dans la pièce obscure de l’arrière-boutique, tentant de ramener à la vie ces enfants perdus, les parents d’Hermione, et de rapiécer les restes de leur vie comme un patchwork délavé.
Régulièrement, Drago désespère devant ce que leur tâche a de vain. Mais il continue malgré tout. La flamme dans les yeux de Granger lui interdit de cesser. Et la douleur dans sa paume le motive. Jusqu’à ce que le regard exercé de la jeune femme ne la remarque :
– Qu’est-ce qui est arrivé à ta main ? s’exclame-t-elle soudain, le faisant sursauter au milieu d’une phrase.
Drago jette un vague regard à sa brûlure :
– Rien du tout, répond-il. Continue, il ne faut pas perdre le fil.
– Ça date de la dernière fois ? Avec la bougie ?
– Granger, ce n’est pas moi qui suis venu te consulter, il me semble. Je n’ai pas besoin d’un Médicomage.
– N’empêche que tu devrais quand même te soigner. Ça a l’air infecté. Une simple pommade suffirait en plus, si tu m’en avais parlé…
– Stop.
– Mais ça doit te faire souffrir atrocement ! Pourquoi est-ce que tu t’infliges ça ? Je n’arrive même pas à croire que tu puisses encore écrire avec une plaie pareille !
Drago regarde sa main. Elle l’élance au rythme lent de son cœur. Rien d’aussi insupportable que les tourments qui déchirent sa conscience.
– Je me soignerai, élude-t-il pour qu’elle le laisse tranquille. Continue, s’il-te-plait.
Elle finit par s’exécuter, avec méfiance. Drago, lui, oublie déjà la brûlure dans sa paume. Comme tout ce qui l’entoure, cela n’a aucune importance. Son environnement immédiat s’efface devant le passé qui le consume. La plupart du temps, il vit dans ses souvenirs ou dans ceux des autres, et jamais la réalité ne lui semble plus vive qu’en ces instants.
℘
Trois mois s’écoulent. Granger revient chaque semaine avec un nouveau lot de souvenirs. Parents éloignés, vieux amis, anciennes relations de travail ou camarades de promo… Chaque souvenir se révèle crucial pour reconstituer la vie de Jonathan et Edith Granger. Et cependant, à chaque nouvel arrivage, la moisson se révèle plus maigre…
Granger est désespérée. Drago le voit lorsqu’elle ramène les brefs souvenirs du boulanger auquel le jeune Mr. Granger achetait des croissants pour ses parents le dimanche. Ces souvenirs ne révèlent pas grand-chose de la personne que Jonathan était autrefois, et n’avanceront pas Drago dans son travail. Pourtant, à force de passer en revue ces multiples vues de son existence, Drago se surprend à connaître Jonathan Granger, petit à petit. Il apprend les caractéristiques de son sourire. La façon dont son regard s’illuminait lorsqu’il retrouvait un ami. Sa joie de vivre au jour le jour, sa jeunesse pleine d’avenir. C’était un enfant intelligent. Un talent qui serait amené plus tard à réaliser toutes ses promesses, contrairement à Drago. Et ce simple constat lui fait mal.
Drago consacre désormais tout son temps à retravailler les souvenirs apportés par Granger. La plupart du temps, il conserve les atmosphères, les environnements, se contentant de changer le point de vue de l’observateur pour faire apparaître le monde à travers les yeux de Jonathan ou d’Edith Granger. Néanmoins, à mesure qu’il remonte le temps, Drago craint de voir arriver ce jour fatidique où Hermione entrera dans l’équation.
Et ce jour finit par arriver.
Granger est nerveuse ce matin-là, Drago le voit bien. Ensemble, ils ont fini d’esquisser l’enfance et l’adolescence de Mr. et Mrs. Granger. A présent, il est temps d’aborder leur parcours à l’université. C’est là qu’ils se sont rencontrés : à l’école de médecine où ils apprendraient tous les deux à devenir dentistes, avant de poser ensemble les bases de leur vie commune…
Leurs deux existences se rejoignent à cet instant-là. Et bientôt arrivera Granger.
Hermione dépose les souvenirs sur l’étagère, comme elle en a l’habitude à présent. Elle se tort les mains tandis qu’elle attend l’habituelle séance de prise de notes qui ponctue leurs rencontres. Drago l’interroge sur tout, le moindre détail, le moindre instant. Aujourd’hui, avant qu’il n’ouvre la bouche, elle déclare :
– Il y a le souvenir de ma naissance là-dedans.
Elle esquisse un sourire crispé :
– J’ai retrouvé l’une des sages-femmes qui s’est occupée de l’accouchement. C’était une amie de ma mère à la fac.
Drago comprend aussitôt. Cette fois, ils arrivent dans le concret. Le réel. Ce qu’ils ont reconstitué jusqu’à présent n’était qu’un squelette : maintenant, il va falloir le nourrir de chair et de sang… Ce sont ses parents que Granger veut retrouver. Les parents qui l’ont accueillie en ce monde, qui l’ont élevée, chérie. Cela commence aujourd’hui. Avec le souvenir d’une naissance survenue presque trente ans plus tôt.
Drago lui-même sent la panique le saisir. C’était ce qu’il redoutait en se lançant dans ce projet. Reconstituer la jeunesse de Mr. et Mrs. Granger, deux parfaits inconnus à ses yeux, passe encore. Mais reconstituer la jeunesse de leur fille… C’est différent. Drago a pour politique de ne jamais travailler sur les souvenirs de personnes qu’il connaît. Mais Hermione Granger n’est pas juste une fille qu’il connaît. C’est une héroïne de guerre. La meilleure amie d’Harry Potter, Elu du monde sorcier. Drago et elle se sont tous les deux battus lors de l’ultime bataille de Poudlard, mais pas du même côté. Depuis toujours, ils se sont affrontés. A coup d’insultes et de gifles tout d’abord, des bêtises d’enfant. Et puis un jour, les insultes sont devenues tangibles… Les menaces sont devenues plus que des mots. Elles sont devenues réelles. Drago Malefoy est devenu un Mangemort, pendant qu’Hermione Granger rejoignait la recherche des Horcruxes aux côtés de Potter. Drago a regardé sans rien dire tandis que Bellatrix Lestrange torturait Granger à même le sol de son salon. Il a vu ces mots, ces mots prononcés si souvent, « Sang-de-Bourbe », être ancrés dans la réalité physique de sa chair. Non, Hermione Granger n’est pas juste une fille qu’il connaît. Elle incarne à elle seule tous les mauvais choix qu’il a faits. Tous les remords qu’il portera dans son cœur jusqu’à la fin de ses jours. En cela, il la hait, il la craint, et dans le même temps, il aimerait tellement tout effacer…
C’est sa chance aujourd’hui. Non pas de tout effacer, mais de guérir. De racheter au moins l’une des fautes qu’il a commises. En rendant à Granger ses parents perdus, sacrifiés sur l’autel de la guerre. Alors, pour cela, Drago doit accepter les souffrances à venir.
– Tu veux un verre ? demande-t-il à Granger avant de s’y mettre. Je crois qu’on pourrait en avoir largement besoin, toi et moi.
Elle hésite.
– Rassure-toi, je serai sobre pour m’occuper des souvenirs, ajoute-t-il. Mais pour l’instant, nous ne faisons que discuter. Un petit verre pour accompagner une discussion entre vieux ennemis, qu’est-ce que tu en dis ?
Elle finit par acquiescer. Elle semble avoir aussi peur que lui d’aborder ce souvenir, mais pour des raisons différentes, sans doute. Elle souffre de l’absence de ses parents. Elle redoute de les avoir perdus pour toujours, à cause de son propre sortilège. Elle s’en veut. Et elle ne trouve aucun réconfort dans le fait de se confier à un Malefoy.
Drago fait fi de sa propre clairvoyance. Exhumant une bouteille de whisky Pur Feu de l’un de ses tiroirs, il laisse le liquide ambré tournoyer quelques instants à la lueur des bougies, tel un souvenir doré. N’est-ce pas là le meilleur souvenir de tous : une promesse d’ivresse, et d’oubli peut-être ?
Drago leur sert une généreuse portion à tous les deux, puis entrechoque son verre à celui de Granger sans lui demander son avis :
– A nos parents, dit-il, amer.
Il n’aurait pas dû dire cela, mais trop tard : la rancœur s’est échappée de lui-même. Granger ne répond rien. Elle goûte son whisky du bout des lèvres, avant de grimacer :
– Je n’ai jamais aimé ce truc. C’est trop amer pour moi.
Drago hausse les épaules en engloutissant son verre cul sec :
– Pour moi, ça n’a pas vraiment de goût. C’est l’effet qui compte.
Granger le dévisage bizarrement, mais elle ne dit rien. Elle contemple la paume de sa main qui a fini par cicatriser naturellement, lui laissant une vilaine marque boursouflée sur sa peau pâle. Elle lui a déjà proposé plusieurs fois d’arranger ça, mais Drago a toujours refusé.
– On s’y met ? demande-t-il lorsque son regard insistant finit par le mettre mal à l’aise.
Granger semble revenir à la réalité. Elle acquiesce, termine son verre d’une traite et se tend lorsque la chaleur envahit son ventre. Alors seulement, ils abordent le jour de sa naissance.
℘
Le soir venu, Drago titube dans les rues de Londres. Il semblerait que la bouteille de whisky Pur Feu se soit bue toute seule, finalement. Dans l’après-midi qui a suivi le départ de Granger, Drago a choisi de couper court au suspense tout de suite en attaquant sa terreur de front. Il a visionné le souvenir de la sage-femme, et, le cœur au bord des lèvres, il s’est mis à le modifier.
Il lui a fallu le revisionner des dizaines de fois, encore et encore, pour l’adapter d’abord au point de vue de Jonathan Granger, puis à celui de sa femme. Des dizaines de fois, il lui a fallu assister à la venue au monde de la petite Hermione Granger. Et le bonheur de ses parents, le soulagement de sa mère, l’amour inconditionnel de son père, cette petite bulle de perfection et de quiétude, que la vie ne tarderait pas à balayer comme un fétu de paille…
Granger a été aimée. Cela oui, Drago l’a vu, dès son premier jour. Elle aussi était amenée à un brillant avenir, à une existence sans nuages, parce qu’elle le méritait. Mais à cause de Drago, tout cela a été gâché…
Alors, Drago a fini ce qu’il avait à faire. Puis sa bouteille et lui sont devenus meilleurs amis au fil de l’après-midi. Et à présent, il déambule seul dans les rues de Londres, à la recherche d’une nouvelle meilleure amie, peut-être ?
Il y a un bar à l’angle de sa rue. Les bars, ce n’est jamais une bonne idée. Ils grouillent toujours de gens prêts à le reconnaître, prêts à lui rappeler quelle ordure il incarne et à ponctuer leurs propos de quelques coups de poings si le message ne suffit pas.
Tant mieux. C’est exactement ce que Drago recherche ce soir. Lui non plus ne comprend pas pourquoi il est libre de respirer et de se promener ivre dans cette ville à cette heure-ci. Où est la punition que ses crimes promettaient ? Quand viendra-t-elle ? Pourquoi ne peut-il pas vivre sans elle ? Quelle que soit la direction vers laquelle il se projette, où qu’il regarde, sa vie est un enfer. Et il ne désire même pas s’en échapper. Non, il veut en ressentir la brûlure, jusqu’au plus profond de ses os. Ressentir, enfin !
Drago pousse la porte du bar. Il ne fait rien pour se montrer discret et déjà, des doigts se pointent vers lui.
– Alors quoi, je n’ai pas droit à un verre ? provoque-t-il.
La porte se referme sur lui.
℘
Aux urgences de l’hôpital Sainte-Mangouste ce soir-là, Drago Malefoy arrive avec quatre côtes fêlées, un nez cassé et une main en miettes. La jeune interne qui le reçoit pousse un cri devant le sang répandu sur sa chemise et court prévenir le Médicomage de garde. Une certaine Hermione Granger.
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