Cinq Sens
– Tu sens quelque chose ?
– Non.
– Et maintenant ?
– Non plus.
– Ok. Et maintenant, qu'est-ce que ça donne ?
Un éclair de douleur passe dans le corps de Drago. C'est si violent, si brusque, qu'il manque d'en tomber de sa chaise. Il retire le bandeau qui obstruait ses yeux :
– Mais qu'est-ce qui te prend, Granger ?!
Le visage qu'il aperçoit est terrifié. L'inquiétude dévore les grands yeux bruns face à lui :
– Je t'ai lancé un Endoloris, dit Hermione d'une petite voix.
– Tu as fait quoi ?
– Léger, mais ça a marché. C'est la seule chose qui a suscité de la douleur chez toi. Depuis dix minutes, j'essaye de stimuler ton toucher, mais rien n'y fait. Tu ne réagis ni à la chaleur, ni au froid. Tu ne différencies pas les textures. Tu es comme... comme un mollusque sous sa carapace, comme un exosquelette. Tu ne perçois plus les stimuli extérieurs. Si je te prenais la main là tout de suite, je ne suis même pas sûre que tu le sentirais.
Drago lève sa main droite devant lui. Il agite les doigts, contemplant le mouvement sans le sentir.
– Qu'est-ce qui m'arrive... ? murmure-t-il.
Après l'épisode des framboises, la panique était trop forte. Le sommeil n'a pas réussi à avoir raison de lui. Drago s'est rué au bureau de Granger en début de soirée. Et à présent, ils s'efforcent de mettre à l'épreuve ses sens, chaque test se révélant moins concluant que les précédents.
– Tu as senti l'Endoloris, poursuit Hermione sans se départir de son inquiétude, mais je suis sûre que ça ne t'a pas fait l'effet escompté.
– Tu veux que j'essaye sur toi pour voir ?
Drago détourne la tête. L'attaque a toujours été sa meilleure forme d'auto-défense. Il s'en veut à présent, mais l'angoisse le rend malade :
– Désolé, bredouille-t-il. La peur ne m'aide pas à améliorer mes manières.
Granger lui prend la main. Comme elle l'avait prédit, il la sent à peine. Comme si plusieurs centimètres d'épaisseur se dressaient entre leurs deux peaux. Une carapace, pour le couper du reste du monde... Est-ce si désagréable que cela ?
– L'essentiel maintenant est que nous ayons conscience du problème, lui dit Granger d'une voix ferme. Cela signifie que nous allons pouvoir le régler. Tu comprends, Malefoy ? Je suis Médicomage. Je vais t'aider.
Drago secoue la tête :
– C'était à moi de t'aider. Tu es venu m'engager, me demander mon aide, tu... Tu ne devrais pas avoir à me gérer comme fardeau. Tu as suffisamment de problèmes sur les épaules...
– C'est mon métier de soigner ceux qui ont besoin de moi.
– Oui, mais pas moi...
– Pourquoi ?
– Parce que je ne...
– Arrête de raconter des conneries.
Drago soupire, mais elle ne le laisse pas finir :
– Nous n'avons pas encore testé ton odorat. Renifle-moi ça et dis-moi ce que ça sent.
Elle fait apparaître une dizaine de petites fioles devant elle. Docile, Drago les respire une à une, abandonnant avant même d'avoir commencé :
– Elles sentent toutes la même chose pour moi, grimace-t-il en se reculant sur sa chaise, dans le petit bureau étriqué de Granger. C'est-à-dire rien.
– Fais au moins un effort. La moindre nuance peut nous être précieuse.
Drago renifle à nouveau la première fiole :
– Abricot ? tente-t-il parfaitement au hasard.
Granger soupire et prend des notes sans rien dire. Dans l'heure qui suit, ils testent alternativement sa vue, son ouïe et son sens du goût, toujours sans la moindre observation de la part de la Médicomage. Drago n'en a pas besoin. Chaque test est plus révélateur que le précédent. Il lui démontre l'étendue de ce qu'il a perdu. L'immensité du monde qui se dérobe à lui. Il ne ressent plus, ne savoure plus, n'éprouve plus... L'univers entier le fuit, et il reste seul dans la nuit.
Lorsqu'enfin, Granger cesse d'écrire dans son petit carnet froissé, elle lève sur lui un regard doux, mais franc :
– Ta vue est celui de tes sens qui est le moins atteint, déclare-t-elle. Tu as du mal à percevoir certaines couleurs, ainsi que les écarts de luminosité, mais ton acuité n'est pas affectée. Je pense que tu développes simplement une forme... de daltonisme. Normalement, c'est génétique, et cela apparaît dès la naissance. Mais toi... Il semblerait que ce soit progressif. Le monde t'apparaît en noir et blanc, petit à petit.
Drago acquiesce. Jusqu'à présent, cela ne lui semble pas si grave. Mais le fait que Granger ait commencé par cela ne présume rien de bon :
– Ton ouïe se place en second, je dirais, poursuit la jeune femme en commençant à baisser les yeux vers ses notes. Pour l'instant, elle ne t'handicape pas dans ta vie de tous les jours. Mais les tests ont montré que tu avais du mal à percevoir des sons subtils. La progression serait à surveiller.
Elle soupire :
– Le plus grave, ce sont les atteintes au toucher, au goût et à l'odorat. Le goût et l'odorat sont très liés entre eux, c'est normal qu'ils s'affectent l'un l'autre. Je dirais que tu as d'abord dû perdre l'odorat. C'est celui de nos cinq sens que nous utilisons le moins à l'heure actuelle, sa défaillance ne t'aura donc pas frappé. Mais avec l'odorat a fini par venir le goût. Là, ça se complique... Tu ne perçois quasiment plus aucune saveur, à part quelques épices fortes.
Drago acquiesce à ce souvenir. Le goût du piment a fait comme un éclair dans son désert gustatif.
– Enfin, il y a le toucher...
Granger secoue la tête :
– Je ne me l'explique pas, dit-elle. Les troubles dont tu souffres indiqueraient plusieurs pathologies, au moins une dizaine, et toutes tellement différentes... Je ne pense pas qu'il s'agisse d'une maladie physique. Il doit y avoir une origine magique derrière tout ceci.
– Ça veut dire que... quelqu'un aurait pu me jeter un sort ?
– Je n'ai jamais entendu parlé d'un sort ayant ce type d'effets. Ce serait déjà très spécifique et extraordinairement compliqué d'altérer l'un des sens d'une personne de manière progressive... Mais les cinq en même temps...
Pensive, Granger laisse son regard errer sur les centaines de livres qui débordent de ses étagères :
– Je vais devoir faire des recherches, dit-elle. Et en attendant, je vais quand même te prescrire un bilan physique complet. Prise de sang, scanner, IRM, tu vas tout passer... S'il s'agit d'un sortilège, nous serons peut-être quand même en mesure d'identifier ses effets sur ton corps.
– C'est de la médecine Moldue tout ça ?
Granger se fend d'un sourire, mais Drago voit bien qu'elle n'a pas le cœur à cela :
– Eh oui, tu vas devoir me laisser te torturer un peu...
– Ce sera de bonne guerre, tu ne crois pas ?
Elle acquiesce. Un silence incertain s'installe. Rempli de peur, de doutes, d'énigmes.
– Merci, finit par murmurer Drago, si bas qu'elle peut à peine l'entendre.
Elle le dévisage longuement. Même s'il ne peut plus ressentir les gestes, Drago perçoit l'intensité de son regard :
– Je t'en prie, dit-elle. Je n'ai pas de haine pour toi, Malefoy, tu sais. Je ne sais pas pourquoi tu t'infliges tout ça. Tu as besoin d'être aidé, et je le ferai.
– Et tes parents ? demande Drago, que cette franchise met mal à l'aise.
Granger se trouble :
– Je ne peux pas te demander de travailler dans ton état...
– Et tu veux que je fasse quoi ? Que je reste seul chez moi, à végéter pendant que j'oublie la couleur du ciel ?
– Déjà, tu ne vas pas rester chez toi. Tu vas revenir me voir tous les jours ici pour que l'on refasse les mêmes tests. Il faut surveiller l'évolution du problème. Voir si tes sens continuent de se dégrader, à quelle vitesse, voir si tu as des périodes de mieux et des épisodes de crise... Nous tiendrons un compte-rendu détaillé de tes résultats.
– Voilà qui a l'air très excitant.
– Il me faut plus de données, poursuit-elle sans relever. Après suffisamment d'observations, je serai peut-être en mesure de comprendre ce qui t'arrive.
– S'il y a bien quelqu'un qui peut y arriver, je sais que c'est toi.
Granger fait non de la tête. Elle se lève, fait semblant d'arranger les feuilles sur son bureau :
– Je ne parierais pas sur moi si j'étais toi. Ça se saurait si j'avais la solution miracle à tout...
Drago se lève à son tour :
– Ça viendra, affirme-t-il. En attendant, je vais continuer à travailler pour toi. Ça m'empêchera de devenir dingue au milieu de toute cette folie. Ça te va ?
Elle ne dit rien. L'inquiétude face à son mal inconnu vient de se mêler à l'échec que représentent ses parents.
– On a un marché, insiste Drago. On va s'aider mutuellement, toi et moi. Ça te va ?
Elle finit par acquiescer :
– Ça me va, dit-elle d'une petite voix.
– Parfait.
Drago se masse l'arrière de la nuque. C'est stupide à dire, mais il a peur de rentrer chez lui. Peur de rentrer dans ce cocon coupé du monde qu'il s'est créé, maintenant qu'il s'est rendu compte que le monde lui échappe. Son corps le trahit, un ennemi invisible et vicieux, aussi incisif que sa conscience. Dans le fond, peut-être que tout ceci représente son châtiment, enfin, bien mérité... Alors pourquoi n'a-t-il pas la force de s'y soumettre ?
– Tu ne rentres jamais chez toi ? demande-t-il finalement à Granger en constatant l'heure tardive.
Maigre défense pour échapper à ses pensées. Mais sa verve n'est pas au mieux de sa forme en ce moment.
– Je te l'ai dit, je suis plus ici chez moi qu'à mon appartement, répond simplement Granger en haussant les épaules. C'est ici qu'est ma place, je pense. Auprès de mes parents. Quand je suis loin d'eux, je ne pense qu'à revenir ici vérifier qu'ils vont bien.
Drago acquiesce. Une telle dévotion envers ses parents le laisse songeur. Il se rappelle de l'enfant qu'il a été, empli d'un mélange de respect, de peur et de piété filiale. Mais tout ceci manquait d'amour, au final. Aurait-il fait pour ses parents ce que Granger accomplit pour les siens ? Probablement pas. Ils ont rompu tout contact à la fin de la guerre.
Saisi par cette pensée, Drago regarde Granger, sans savoir s'il osera. Il voit son bureau surencombré, ses cheveux en bataille et sa tenue fripée. Le désintérêt total qu'elle éprouve pour son apparence ou le monde qui l'entoure. C'est le quotidien d'une femme qui vit seule, et qui n'espère pas sortir de sa solitude.
– Où sont Potter et Weasley ? demande alors Drago, poussant sa curiosité malgré tout.
Granger tressaille. C'est presque imperceptible, mais il l'a vu. Cela, au moins, il l'a vu. Elle se passe une main dans les cheveux avant de répondre, visiblement gênée :
– Eh bien, ils sont toujours à Londres..., dit-elle.
– Tu sais très bien ce que je veux dire. Pourquoi ne sont-ils pas ici, avec toi ?
Granger laisse retomber sa main. Pendant une fraction de seconde, elle semble vouloir maintenir les apparences. Mais elle renonce finalement. Sa voix est presque froide lorsqu'elle finit par répondre :
– Ne les blâme pas. Moi, je ne le fais pas. C'est moi qui ai voulu ça, vraiment...
Drago ne dit rien. Il la laisse dérouler le cours de ses pensées tandis qu'elle lui apparaît de plus en plus seule :
– Harry est marié maintenant, tu sais, reprend-elle d'une petite voix brisée. Avec Ginny. Ils ont deux enfants. Je suis la marraine du petit dernier, Albus... Ils ont leur vie, leur travail, leur maison... Et moi, je reste ici. Je stagne ici. Je ne peux pas les retenir avec moi. Et je ne peux pas les rejoindre.
– Et Weasley ? Je croyais que vous étiez ensemble, lui et toi ?
Pourquoi lui demande-t-il cela ? Qu'est-ce qui peut possiblement lui faire croire qu'elle va lui répondre ? Qu'elle ne va pas se braquer face à sa curiosité mal placée, lui qui s'est toujours moqué d'elle et de Weasley avec une méchanceté farouche ?
Visiblement, Granger se demande elle aussi pourquoi ils ont cette conversation. Mais elle parle malgré tout. C'est comme si elle ne pouvait pas s'empêcher de parler :
– Nous étions ensemble, oui, dit-elle. A la fin de la guerre, j'ai cru que ce serait pour de bon. J'ai cru que nous aurions un avenir tous les deux, un futur auquel nous aurions enfin le droit de rêver. Mais non, tu vois. Le passé m'a rattrapée.
Elle sourit pour elle-même :
– Ron a été parfait. Vraiment. Il m'a soutenue, il m'a épaulée, surtout au début dans les pires instants. Il a veillé tard toutes les nuits avec moi. Il a lu tous les livres sur le sujet avec moi, il a cherché des solutions avec moi... Il s'est occupé de mes parents. Il a pris le relais lorsque j'étais trop épuisée pour tenir debout. C'est moi qui lui ai demandé de partir.
– Mais pourquoi ? demande Drago.
Il ne peut cacher l'incompréhension dans sa question. La relation de Weasley et Granger l'émeut sans qu'il ne s'explique pourquoi. Peut-être parce qu'il n'a jamais rien connu de pareil dans sa vie... Et avec ses sens qui s'effritent, c'est encore un mirage qui se dissout à l'horizon.
– Parce que ce n'était pas une vie pour lui, répond Granger comme une évidence. Après la naissance de James, le premier enfant d'Harry et Ginny... J'ai bien vu comment il regardait ce bébé. Et le couple qu'Harry et Ginny formaient. J'ai lu dans son esprit ce jour-là, comme dans un livre ouvert. Il voulait tout cela. Et comment aurais-je pu le lui reprocher ? C'était moi qui le retenais en arrière. Moi qui le privais de cette vie qu'il méritait.
– Alors il t'a abandonnée.
– Non. Je l'ai libéré. Il n'a pas voulu entendre raison, au début, et puis... Il a fini par me dire que c'était peut-être ce qu'il y avait de mieux à faire pour moi.
Drago hausse les sourcils :
– Comment est-ce que c'est possible de sortir une connerie pareille ?
Hermione rit :
– Il a dit que c'était moi qui devais apprendre à renoncer. Pas lui. Que mes parents étaient partis, et que je devais l'accepter. Que je devais... Choisir la vie. Le choisir lui, et l'avenir, et la vie que nous pourrions avoir ensemble. C'était tellement beau. Pendant un instant, j'ai été capable de me l'imaginer, je t'assure. Je pouvais presque le sentir. Mais finalement, je n'ai pas pu... Peut-être que Ron a raison. Non, il a raison, la question ne se pose pas. Mes parents m'enchaînent. Pourtant, je ne peux pas me résoudre à les considérer comme un fardeau. Ce sont mes parents, tu comprends ? Qu'est-ce qu'on est censés faire, lorsqu'on aime ses chaînes ?
Drago n'a pas de réponse à fournir à cela. Seulement l'émotion que les paroles de Granger lui inspirent.
– Il sort avec une stagiaire de Gringotts maintenant je crois, reprend-elle après un profond soupir.
– Il sort avec un Gobelin ?!
Cette fois, Granger rit franchement :
– Tu es bête...
Dans le silence qui s'installe, Drago perçoit soudain la jeune fille que Granger a été. L'adolescente maladroite qui cachait son affection pour Weasley derrière des airs détachés. Il voit la jeune femme qu'elle est encore, tout au fond d'elle. Amoureuse. Pleine d'espoir.
– Il ne l'a pas épousée, murmure-t-il finalement.
– Non, dit-elle en croisant son regard.
– Il ne lui a pas fait d'enfants.
– Non.
– Il n'a pas acheté de maison avec elle.
– Non.
– Alors il t'attend encore.
Elle hausse les épaules, se détourne pour énoncer ce vœu à peine avoué :
– Peut-être...
– Alors, nous allons trouver la solution toi et moi. Nous allons soigner tes parents, et tu pourras aller retrouver ta belette.
– S'il veut toujours de moi...
– Il serait stupide de ne pas vouloir de toi. Tu sais que je l'ai toujours trouvé stupide, mais quand même, personne n'est stupide à ce point-là.
Elle rit. Sèche une larme au coin de ses yeux :
– Au travail alors. Rentre chez toi pour te reposer, et demain, on attaque les choses sérieuses.
Drago acquiesce. Cela lui fait du bien d'avoir un objectif. Une pensée autre que cette maladie qui gigote dans ses veines. Pour la première fois depuis des années, il ne se sent pas seul.
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