La mémoire perdue
Mon père n’a pas eu le temps de me connaître. Il est mort une semaine à peine avant ma naissance.
Mes tout premiers cris ont été baignés des larmes endeuillées de ma mère, jeune veuve livrée aux soins d’un médecin et d’une sage-femme – dépêchés par un voisin lassé de l’entendre hurler – pour me mettre au monde. Me mettre au monde, mais aussi pour l’aider à trouver une raison de ne pas le quitter.
Avant même de naître, j’étais déjà orphelin. Le cœur de ma mère avait perdu le goût de vivre dès l’instant où celui de l’auteur de mes jours cessa de battre. Seul cet inconnu à la jeunesse à jamais éternisée, ce brun aux yeux sombres dont le portrait ornait chaque pan de mur de notre appartement, pouvait lui offrir l’envie de rire, d’aimer et susciter son désir.
Les onze premières années de mon existence ont déserté ma mémoire, exactement comme si je ne les avais pas vécues.
Ce que je sais du petit garçon que j’étais, je l’ai appris par les photographies en noir et blanc. Chacune d’elles me raconte la tristesse des regards de ma mère, son corps meurtri par la douleur de l’absence, toujours à bonne distance du mien.
Ces clichés d’une autre vie, d’un autre que moi, me décrivent les étapes successives de ce curieux gamin isolé, occupé à jouer seul.
Toutes, sans exception, trahissent la détresse et la désolation qui planaient autour de notre étrange duo. Nous étions deux solitudes enfermées dans un mausolée dédié à la passion absolue de ma mère pour son défunt mari et à leurs souvenirs communs.
Jusqu’à ce matin d’avril de l’année de mes douze ans.
J’étais dans la salle de bains, face à la glace, tentant de dompter ma chevelure ébouriffée. Ma mère est entrée dans la pièce lentement, en fixant mon visage dans le miroir, comme si elle venait de le découvrir. Après un long moment, elle m’a adressé un sourire éblouissant, le tout premier que je lui ai vu. Puis elle a posé ses mains sur mes joues, les a caressées avec une douceur jusque là inconnue.
« J’adorais regarder ton père passer le peigne de ses doigts dans ses cheveux décoiffés pour en démêler les nœuds, me dit-elle en replaçant avec délicatesse quelques-unes de mes mèches brunes rebelles. Tu as eu les mêmes gestes que lui, là, à l’instant, tu lui ressembles tellement. »
C’est à ce moment précis que je suis venu au monde, pour de bon ; sans un cri, sans un pleur, sans la moindre souffrance. Je me rappelle tous les détails, chacun de nos regards, nos peaux rapprochées et nos mots échangés. Un souffle nouveau me pénétrait, j’inspirais à en suffoquer cet inattendu auquel l’enfant que j’étais encore aspirait.
Ma mère et moi nous sommes rencontrés ce jour-là, devant ce miroir.
Ensemble, nous avons parcouru un long chemin et rattrapé le temps perdu, celui dont je ne me souviens plus.
Annotations