EXIL

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Hypnotisé, je fixe les étoiles. Qu’est-ce que je fais là ? J’essaie de gagner du temps. Je repousse ce moment inévitable. Après tout, je l’ai réclamé ce détour. Comme si ça m’était indispensable, une sorte de pèlerinage insensé. J’ai le cœur qui part en vrille quand j’aperçois les premières planètes du système solaire. Elles portent toutes le nom d’une déesse ou d’un dieu de la mythologie. Mais ça, je suis le seul à le savoir.

Le soleil, Mercure, Vénus et soudain, à la place de la troisième planète, un grand vide. Un vide si vertigineux que j’en oublie de respirer. Je le sais pourtant, je sais que je ne la reverrai jamais. Son absence, c’est une impossible vérité. Une plaie béante, qui refuse de se refermer. Ma planète, réduite à néant. De la Terre, il ne reste plus que des débris à la dérive. Tout comme je me sens moi-même, en totale dérive, là, aux commandes de ce vaisseau spatial, assis derrière un cockpit à regarder la galaxie avec toi. Et je me dis : Voyons, ne lui montre pas qu’un simple vide dans l’espace, te fait vaciller. Je lui pose une question pour ne pas aller plus loin dans la déchéance de mes émotions.

  • En quelle année terrestre sommes-nous ?
  • 2136, me répond Ombellia.
  • Hum, j’aurais tout juste 100 ans. J’avais 20 ans en 2056.
  • Et moi j’aurais 200 ans et des poussières. Je suis une jaguar. Elle me fait un clin d’oeil. Je sais qu’elle essaie de me remonter le moral. Je lui souris et lui dis :
  • Non, une cougar, pas une jaguar.
  • Je fais aussi jeune que toi, de toute façon.
  • Elle dépose un baiser sur mes lèvres et j’ai encore plus mal. Je lui demande :
  • Veux-tu que je te prépare un café ?
  • Avec plaisir mon tendre époux.

J’avance masqué. Même à toi ma seule amie et confidente, je te mens. Je ne te montre pas à quel point il est difficile d’avoir quitté, contre son gré, sa maison et de ne plus pouvoir y retourner jusqu’à sa mort. Le pire, ça n’est pas d’avoir perdu ses racines. Le pire, non, c’est d’avoir perdu tous les êtres que j’aimais, tous sans exception. Parents, amis, aucun n’a survécu, l’espèce humaine tout entière, balayée, une planète disloquée dans un grand fracas.

J’ai entendu le cri de l’humanité irradier dans tout l’univers et traverser toutes les dimensions. J’ai entendu les dernières pensées de tous les êtres vivants. Celles des humains dans le chant d’une tribu, celles des animaux dans le barrissement d’un éléphant, celles des insectes, dans le battement d’ailes d’une abeille. Même les arbres m’ont transmis leurs pensées, tous les végétaux jusqu’au moindre grain de sable, jusqu’au moindre corail dans l’océan. Toutes n’avaient qu’un seul but, me transmettre un sentiment.

Moi qui croyais n’entendre que de la peur et de la haine, j'ai été inondé d’amour. Mais ce partage fut de courte durée. Un grand vide s’en est suivi. Au milieu de ce vide, une seule question subsistait : Pourquoi moi ? L’univers me renvoya un silence assourdissant. Je suis mort d’une certaine façon.

Toi Ombellia, tu m’as porté, tu m’as ressuscité. Tu t’es moqué de nos différences. Tu m’as donné tout ce que tu avais et encore plus. Tu m’as aimé et je ne voyais rien, car le centre de toute mon attention était dirigé vers mon passé. J’étais hanté par ce dernier moment vécu sur Terre. Je regardais le ciel, tout était bizarre, le sens du vent était incohérent, la lune n’avait pas la même couleur. Un grand vaisseau est arrivé et m’a emporté. Je n’ai pas pu dire au revoir à mes parents, à personne. On avait redouté tant de guerres. Mais au final, ça n’était pas une guerre, ça n’était pas la nature qui se révoltait, même pas l’impact d’une météorite. C’était une erreur, une simple erreur.

Je te sers une tasse de café avec tous mes tourments. Je voudrais tellement rester avec toi. Je bois une première gorgée. Le goût n’est pas tout à fait le même que sur Terre, peut-être un peu plus sucré naturellement, plus chocolaté. Ça me ramène à mes souvenirs, je les refuse cette fois-ci. Tu bois le nectar noir. Je te regarde, ta chevelure brune, cette flamme que je vois dans tes yeux, ta peau si transparente avec des ondes de bleus et d’argent. Tu es assise près de moi. Tu ressembles à une humaine, mais tu as deux cœurs et ton espérance de vie est bien plus importante que la mienne. Comment peux-tu m’aimer ? Tu tournes ton regard vers les étoiles. J’entends la porcelaine de nos tasses tinter. Les moteurs se sont mis en route.

  • Le vaisseau va repartir, si on reste plus longtemps, notre vieillissement va s’accélérer me prévient-elle.
    Comment lui dire ? Elle a deviné. Je vois qu’elle tressaillit. Elle tremble même. Ses paupières résistent. L’effet de ma mixture commence à agir.
  • Qu’as-tu fait ?
  • Je t’aime mon amour.
  • Je t’en supplie Mathias, ne fais pas ça.

Elle ferme déjà les yeux et je la porte jusqu’à la capsule de sommeil qui la remmènera saine et sauve chez les siens. J’ai programmé le vaisseau pour ça. Je dois me dépêcher. Je me suis exercé un tas de fois. Je mets mon esprit en mode automatique comme les commandes d’un vaisseau. Enfiler la combinaison rangée dans l’armoire à l’extrémité ouest de l’appareil, faire tous les réglages nécessaires, déclencher l’ouverture du sas.

Et tout à coup, je suis propulsé dans l’espace. Je reste sans bouger, à regarder le vaisseau disparaître dans une autre dimension. Je te dis adieu Ombellia. Je sais qu’un jour tu aimeras quelqu’un d’autre et qu’il te donnera les enfants que tu as toujours rêvé d’avoir.

Je sens sur mon visage les premières rides se creuser. Gagné par la fatigue, j’ai le corps qui s’affaisse, ma peau me tire et semble adhérer à mon squelette tout entier. Je dois avouer que je n’en mène pas large. Le silence absolu du cosmos est angoissant. Alors, je tente d’accrocher ma raison à quelque chose. J’essaie de me souvenir des dernières pensées de l’humanité avant son extinction mais rien n’y fait. Je regarde la beauté de l’espace. Les planètes, les étoiles flottent autour de moi, tout semble en mouvement et je reste immobile. Ma dernière tentative sera de m’accrocher à des souvenirs rassurants. J’entends ta voix, seul au milieu de l’immensité, elle surgit sans prévenir.

Papa, j’entends ta voix. Tu dis :

  • Il est l’heure de partir à l’école, dépêche-toi, tu vas être en retard Mathias.

Maman, je te vois maintenant. Fiévreux, je regarde le cachet d’aspirine se dissoudre au fond de mon verre. Tu es assise à mon chevet et tu touches mon front. Aujourd’hui, je n’irai pas à l’école.

Enfant unique heureux, centre du monde de mes parents. A dix ans, je joue avec mon chien Bobby, un bâtard, une sorte de fox-terrier. Avec mes amis, je m’amuse devant mon immeuble, une grande tour qui monte jusqu’au ciel. On fait du skate, du vélo et on joue au foot. L’école, je n’aime pas trop. Adolescent, j’ai des grosses lunettes, je ressemble à un intello mais je suis un cancre. Adulte à peine, je me souviens de toi Marion, j’étais fou de toi.

Les jumelles de papa et la lune, le sourire de maman. Déjà, la planète bleue se matérialise sous mes yeux. Est-ce un mirage ?

Ainsi se termine un siècle d’exil. Enfin, c’est ce que je croyais...

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