Chapitre 6 : La race des hommes

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Alors que les siècles passaient et que la trêve perdurait tant bien que mal entre anges et démons, la Création demeura essentiellement fidèle à elle-même. Six siècles se succédèrent ainsi ; pendant ce temps les civilisations des anges et des démons continuèrent à prospérer chacune de leur côté sans jamais plus se croiser. Mais comme vous le savez déjà chers lecteurs, cette paix était destinée à voler en éclats. Et la première fissure dans cette fragile trêve, celle qui allait finir par craqueler puis briser complètement le statu quo entre les deux civilisations immortelles, allait naître de l’imagination du Créateur.

En effet, bien qu’il eût réussi à éviter la guerre (et par la même occasion, la destruction de son chef d’œuvre), Dieu ne pouvait s’empêcher d’être insatisfait par sa Création. Elle fonctionnait (à merveille d’ailleurs), avec la rigueur d’une horloge ; chaque animal, chaque plante et chaque pierre avait sa place dans ce cycle naturel qui perdurait siècle après siècle… sans aucun changement. Et pour quelqu’un comme le Créateur qui méprisait la stagnation, jugeant cette dernière complètement opposée à la ferveur créatrice qui l’animait, cela allait à l’encontre de l’idéal qu’il désirait atteindre : un univers débordant de créativité, abritant des trésors infinis à découvrir, nés de l’imagination et de la volonté des êtres vivants qui l’habitaient. C’était un rêve qu’il souhaitait partager… mais qu’aucun de ses frères et sœurs divins, pas plus que ses propres créations, ne semblaient comprendre.

Dieu estimait avoir échoué dans son but ultime : donner vie à une race qui aurait comme lui la volonté de bouleverser les rôles et de changer l’univers, au lieu de se contenter d’y vivre. Cependant aucune de ses créatures ne partageait avec lui cette étincelle de créativité qui le caractérisait : les anges, ses « plus parfaites créations », étaient bien trop fidèles à Sa Parole pour être capables de volonté indépendante, ingrédient oh combien nécessaire pour développer un esprit créatif similaire au sien. Dieu ne pouvait toutefois pas reprocher aux anges leur loyauté indéfectible à son égard, puisqu’il les avait créés ainsi. Leur sens du devoir les empêchait toutefois de faire preuve d’audace et d’aller au-delà de la mission qui leur avait été confiée : protéger la Création.

Même les démons, immortels nés de la corruption de Sa Création par Satan, en étaient proprement incapables : conçus pour être une version pervertie des anges au service du Roi-Démon, il est vrai qu’ils étaient plus indépendants d’esprit que leurs cousins angéliques… Toutefois s’ils étaient capables, habiles même, dans l’appropriation et la corruption de ce qui existait déjà pour assouvir leurs désirs (comme des pilleurs qui ne savent que dérober ce qui ne leur appartient pas pour vivre)… ils restaient à l’image de leur roi, tout aussi dénués d’esprit créatif que les anges. En conclusion, les immortels, tout comme les divinités supérieures et les fondateurs avant eux, avaient cessé d’évoluer, car il leur manquait tout simplement l’ambition. Et comme l’ambition est à la base de l’essence créative, il était peu probable que les anges ou les démons finissent par développer cette dernière de leur propre initiative.

Fort de ces enseignements, Dieu commença donc à imaginer une nouvelle race qui serait à la hauteur de ses attentes : plus indépendante d’esprit, plus ambitieuse… une espèce capable non seulement de survivre et de s’adapter à son environnement, mais aussi de rêver et d’évoluer pour, un jour, façonner le monde selon son imagination. Dieu décida que, pour qu’elle soit à la hauteur de ses espérances, cette race devrait gagner sa place dans la hiérarchie universelle et grimper un à un les échelons de la chaine alimentaire. Le Créateur craignait en effet que leur conférer des avantages excessifs fausserait leur évolution et ferait d’eux des êtres incomplets comme les immortels, ayant perdu l’ambition de se dépasser pour évoluer. Dieu tirait ces conclusions de sa propre expérience : il se souvenait comment Lohizune et Orphis, à qui l’univers avait été servi sur un plateau d’argent, n’avaient jamais développé l’idée de le façonner à leur image alors qu’ils en avaient toujours eu le pouvoir… tandis que lui, au contraire, s’était battu pour le leur arracher, tout en développant l’esprit créatif qui lui avait permis de construire sa Création et d’y insuffler la vie. De ces enseignements il tira la conclusion que les obstacles et l’adversité étaient l’engrais de la créativité : sans difficultés à surmonter, un esprit inventif ne saurait prospérer.

Ainsi, à cette nouvelle race le monde ne serait pas offert comme les anges avaient reçu l’Eden. Elle n’aurait pas non plus l’immortalité et les pouvoirs qui avaient été octroyés aux immortels… Mais cette espèce en revanche, obtiendrait quelque chose qui faisait défaut à ces derniers et à toutes les autres races de la Création : un esprit inventif qui, stimulé par son instinct de survie, la propulserait vers des sommets d’ingéniosité.

C’est ainsi que le Créateur façonna avec l’argile de la terre, l’eau de la mer, et une étincelle de sa propre créativité divine, deux créatures semblables à qui il finit par insuffler la vie : Adam le Premier Homme, et Ève la Première Femme. L’Humanité venait de naître.

Conscient qu’ils ne pourraient prospérer seuls, le Seigneur créa six couples humains supplémentaires, avec chacun un homme et une femme qui se complétaient mutuellement. Directes créations de Dieu, ces premiers humains étaient exceptionnellement qualifiés : forts, agiles, intelligents et résistants. S’ils n’étaient pas immortels, ils avaient néanmoins été créés pour vivre des centaines d’années sans vieillir, afin qu’ils puissent participer de leur mieux au développement de leur civilisation.

Son œuvre achevée, le Seigneur déposa ensuite les sept couples humains au sein de la Création, et leur annonça qu’ils étaient libres de s’approprier ce monde. Il ne leur imposa que trois règles : respecter la nature qui les accueillait, s’entraider les uns les autres, et ne pas descendre en Enfer pour entrer en contact avec les démons afin de ne pas violer la trêve entre les immortels. Puis, il laissa les humains partir à la découverte de leur nouveau monde.

Le Créateur et les anges observèrent la communauté humaine commencer à se développer, sans toutefois intervenir le temps que leur civilisation prît ses marques. Et cette dernière ne tarda pas à s’organiser : les premiers hommes, guidés par Adam et Ève, apprivoisèrent la nature autour d’eux, d’abord en l’observant… puis en s’y adaptant. Ils apprirent ainsi des herbivores quels végétaux étaient comestibles, des carnivores comment se défendre et chasser à leur tour afin de protéger leur territoire. Dénuée d’armes, l’humanité apprit très vite à se confectionner ses propres griffes et ses propres crocs pour rivaliser avec les chasseurs de la Création. C’est ainsi que les premiers êtres humains confectionnèrent rapidement, à la surprise de Dieu lui-même, leur premier outil : des lances au bout taillé en pointe, idéalement adaptées à leur morphologie.

Cet outil, certes rudimentaire, n’était toutefois pas sans rappeler au Créateur la Première Arme qu’il avait lui-même forgée, Hasiera… dont la puissance lui avait permis de vaincre les fondateurs. De la même manière, la confection de ces premières lances marqua pour l’Humanité le début d’une ascension éclair vers le sommet de la chaine alimentaire du monde terrestre. Grâce à elles, les humains purent chasser des proies plus conséquentes sans risque de se blesser et ainsi assurer leur survie sur une plus longue durée, leur permettant de se concentrer sur leur développement sans avoir à s’inquiéter constamment pour leur futur.

Réalisant la puissance de ces premiers outils, les humains ne tardèrent pas à laisser libre cours à leur imagination pour en inventer d’autres, adaptés à chacune des difficultés qu’ils rencontrèrent : ils apprivoisèrent ainsi le feu, le bois et la pierre pour créer des couteaux, des haches, se bâtir des abris plus solides et s’éclairer dans les ténèbres… Ils se servirent également des peaux de leurs proies pour confectionner des vêtements et des couvertures qui leur tiendraient chaud, mais aussi des sacs, des outres pour contenir de l’eau… Puis ils apprirent à travailler la terre et les métaux pour développer à la fois leurs cultures et leurs outils.

Ainsi, tout en respectant la nature qui les maintenait en vie, l’humanité ne gaspillait rien et ne cessait d’évoluer. Avec la sécurité d’avoir assuré sa place dans la chaine alimentaire, elle s’étendit et se structura : les premiers enfants grandirent et fondèrent à leur tour des familles… Ensuite le premier village humain devint rapidement une cité, puis un royaume dirigé par Adam et Ève, qui furent proclamés Roi et Reine de l’Humanité.

L’ascension humaine, rapide et imprévisible, surprit les anges et leur Créateur. Ce dernier apparut toutefois satisfait de voir l’humanité progresser à pas de géant dans son développement, n’ayant rien oublié des enseignements qu’il lui avait dispensé à son arrivée sur Terre. Les humains étaient unis, dévoués à l’avenir de leur race et respectueux de leur environnement, qu’ils exploitaient avec la plus grande prudence.

C’est alors que Dieu, considérant que le développement de l’humanité était assez avancé pour disposer d’un tel savoir, permit aux anges d’entrer en contact avec les humains, afin de leur enseigner ce qu’ils mettraient autrement des siècles, voire des millénaires à découvrir : l’histoire de l’univers, les sciences naturelles, ainsi que la manipulation de l’énergie cosmique et l’écriture des runes enchantées permettant de la canaliser. Grâce à ces révélations de la part de leurs cousins immortels, les hommes délaissèrent leurs outils rudimentaires pour se concentrer sur la manipulation des enchantements et de l’énergie qu’ils pouvaient déployer, comprenant que la clé de leur prochaine évolution reposait dans cette maitrise. Cependant, malgré tous leurs efforts, ils éprouvèrent de grandes difficultés à manier l’art des enchantements aussi aisément que les anges, pour lesquels cela était parfaitement naturel (puisqu’étant déjà magiciens, ils manipulaient déjà l’énergie cosmique à leur propre échelle et savaient comment la canaliser). On aurait donc pu croire que, confrontée à cette difficulté, l’humanité peinerait pendant des siècles à passer la prochaine étape de son évolution.

Il n’en fut rien.

Car un enfant humain, un jeune prodige âgé d’à peine dix ans, parvint sans effort à maîtriser l’écriture des runes immortelles. Mieux encore, il réinventa complètement l’alphabet runique utilisé par les anges pour en produire une version simplifiée, mais tout aussi efficace, que l’humanité fut capable d’utiliser sans difficultés. Les anges furent stupéfaits par ce génie mortel qui, du haut de ses dix ans à peine, avait déchiffré sans problème l’un de leurs plus grands savoirs : l’écriture que Dieu lui-même leur avait enseignée. Mieux encore : ce jeune prodige s’était même permis de corriger l’écriture divine, en l’améliorant pour en faciliter l’utilisation par ses congénères ! Estomaqués, les anges étaient partagés entre admiration… et indignation. En effet, aucun d’entre eux n’aurait eu l’audace de ne serait-ce que songer à « améliorer » ce que le Créateur avait façonné… C’eût été un pur blasphème. Pourtant, non seulement ce mortel y avait songé… mais il l’avait fait !

Et il n’allait pas s’arrêter là.

Car ce jeune garçon allait bientôt devenir le plus grand inventeur de l’Humanité… et peut-être même de l’Histoire tout entière. Cependant son génie incontrôlé allait également provoquer la plus importante guerre que le monde eût jamais connue : l’Aube Ecarlate, qui allait mettre un terme définitif à l’Âge d’Or. C’est pourquoi ses inventions merveilleuses porteraient pour toujours la marque de sa folie destructrice, qui avait plongé le monde dans le chaos. De la plus grande fierté de l’Humanité, ce génie allait devenir sa plus grande honte, un personnage honni de tous, et dont toute mention devait être rayée de l’Histoire. Mais je faillirais à mon devoir de chroniqueur si je ne vous racontais pas la sienne. Car le passé se moque de la moralité ; il est, point. Travestir la réalité ne la fait pas disparaitre pour autant. Et l’on a beau essayer de nier jusqu’à l’existence de ce génie « diabolique », son empreinte sur notre monde est ineffaçable… puisque celui dans lequel nous vivons aujourd’hui a été directement façonné par ses actes.

Vous avez donc probablement compris, très chers lecteurs, de qui je vais parler dans le prochain chapitre. Car même si nous avons été conditionnés à ne pas mentionner son nom, nous l’avons tous entendu au moins une fois, ne serait-ce que pour évoquer ses méfaits :

Dédale, l’Inventeur de Merveilles.



A suivre...  

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