Un esclave à trente deniers

10 minutes de lecture

Hans allait mourir, il le savait… il continuait pourtant de marteler la roche de coups de pioche et remplissait inlassablement les bacs de roches, chaque bac était vidé dans un wagonnet et consigné par un garde chiourme.

S'il ne remplissait pas son dernier bac avant la prochaine relève, il serait relégué avec les esclaves infirmes, ce qui signifiait une mort certaine. Il ne voulait pas mourir, mais il était trop épuisé pour se révolter, alors il piochait et il piocherait jusqu'à son dernier souffle.

Une masse de roche se détacha de la paroi. Il l'estima à quatre ou cinq kilos… mais combien de grammes d'or pourrait-on en extraire ? Peut-être un ou deux, avec beaucoup de chance, mais ce n'était pas son problème. Son bac était presque plein, son énergie largement épuisée. Il s'arrêta et s'appuya contre le mur… il n'en pouvait plus.

C'est alors qu'un miracle se produisit.

Le muet déposa deux énormes blocs dans son bac.

Le muet était un colosse à peau noire qui avait été acheté à un marchand solarien. Il ne comprenait aucune des langues connues par les autres esclaves, aussi ne parlait-il jamais.

Son propre bac étant déjà plein, il venait de sauver la vie de Hans.

Un gong interrompit le travail. Les esclaves s'alignèrent pour recevoir une ration de céréales et de viande trop cuite, puis ils s'installèrent pour la pause. Les plus valides s'asseyant sur une pierre et les autres s'écroulant sur place sous le regard méprisant des gardes.

Hans s'assit en tailleur, son bol sur les genoux, et ferma les yeux. Il avait survécu un jour de plus, mais il savait qu'il ne survivrait pas longtemps dans cet enfer… mais au fond, quelle importance ? Il avait vécu si longtemps.

Hans avait plus de 80 ans et au plus loin que remontaient ses souvenirs, il avait toujours été esclave… presque toujours. Capturé à quinze ans avec quelques compagnons d'infortune par des pillards, il avait été traîné au marché des esclaves de Solaris, acheté par un seigneur débauché qui avait fait de lui son « mignon » pour le revendre comme « esclave agricole » après s'en être lassé. Depuis cette époque, son statut n'avait fait qu'empirer.

Mais avant d'être esclave, il y eut une époque où il avait été un homme libre. Une époque ou il pouvait légitimement ambitionner un avenir prestigieux parmi ceux de son peuple. Il aurait suffit d'un coup de pouce du destin… ou plus modestement, il aurait suffit que le destin laisse les choses se faire logiquement au lieu de s'acharner contre lui.

Alors qu'il repensait à cette époque lointaine, un nom martelait sans cesse sa mémoire :

_ Kriegsmarine !

Il sursauta. Ce nom avait-il réellement été prononcé à voix haute ? C'était impossible ! Personne d''autre ne pouvait le connaître… il était le dernier.

_ Kriegsmarine ! répéta la voix.

C'est alors que Hans aperçut parmi ses geôliers des hommes comme il n'en avait jamais vu : c'était des guerriers à la barbe broussailleuse, des hommes du nord armés de haches, vêtus de chemises de mailles et de fourrures. Leur apparence tranchait singulièrement avec l'aspect « civilisé » des soldats du sultan et des gardiens d'esclaves, pourtant ils semblaient relativement bien s'entendre.

Escortés par les geôliers, les hommes du nord parcouraient les couloirs de la mine, s'arrêtaient devant chaque équipe d'esclaves, attendaient patiemment que les gardes aient « réveillés » ceux qui avaient eu l'impudence de s'assoupir, le chef des hommes du nord prononçait alors un mot :

_ Kriegsmarine !

Puis il observait les réactions des esclaves et passait au groupe suivant.

Hans n'en revenait pas… ainsi il existait encore dans ce monde des gens qui les recherchaient, lui et les siens. Mais dans quel but ? Était-ce pour les secourir ou pour faire disparaître les derniers témoins ?

Alors que les hommes du nord s'approchaient de son groupe, Hans fixa intensément leur chef, comme s'il espérait lire dans ses pensées. En le voyant, l'homme le désigna à un garde chiourme et lui demanda :

_ Vous ne devez pas faire beaucoup de profit avec des esclaves de ce genre.

_ Ha ! Mais ils ne coûtent pas cher non plus, ricana le garde. On a payé celui là quinze pièces d'or, et si on devait le revendre aujourd'hui, il n'en vaudrait pas la moitié.

Sans réfléchir, Hans se leva et se dirigea vers les gardes. Un d'entre eux fit mine de sortir son fouet, mais le chef des hommes du nord lui fit signe de se tenir à l'écart.

Hans s'adressa à lui dans sa propre langue :

_ Je m'appelle Hans Feuerbach. Matrosengefreiter affecté au bâtiment "Unterseeboot 855" sous les ordres du Kapitein Bernhard Hammerschmidt.

L'homme du nord le regarda, il ne semblait pas comprendre.

_ Je suis un Kriegsmarine ! » ajouta-t-il dans la langue de ses geôliers.

Il n'était pas du tout certain que l'homme du nord savait exactement ce que c'était, même s'il connaissait ce mot. Le principal, c'est qu'il comprenne que Hans venait d'un peuple frère qui venait d'au delà des mers connues et qu'il était bien celui qu'il cherchait. L'homme hocha la tête.

_ Quand vous avez touché terre, demanda-t-il dans la même langue, vous étiez dans des eaux chaudes ou dans des eaux froides ? De l'eau douce ou de l'eau de mer ?

_ C'était de la glace, Seigneur, répondit Hans sans hésiter. Et je mettrai la main au feu que c'était de l'eau salée, même si je ne me suis pas donné la peine de vérifier. Notre navire n'a pas touché la terre.

_ En quel bois était construite la coque de votre navire ? Reprit l'homme du nord. Sa voile était-elle carrée ou triangulaire ? Et de quelle couleur était-elle.

_ Notre navire était en métal, et il n'y avait pas de voile.

L'homme du nord se tourna vers le chef des geôliers.

_ Cet homme m'intéresse ! Fit-il. Je t'en offre trente pièces d'or.

_ Il en vaut cent ! Répondit le geôlier.

L'homme du nord le saisit à la gorge et le souleva du sol.

_ Tu ne serais pas en train de te moquer de moi par hasard ? Il en valait quinze il y a deux minutes.

_ Ergll ! Fit le geôlier en s'étranglant. Vous ne connaissez pas la loi de l'offre et de la demande ?

Même dans cette situation, il essayait de garder la face.

Les gardes de la mine sortirent leurs armes, les hommes du nord également.

Il y avait cinq gardes en tout, contre trois guerriers nordiques. Mais ces derniers étaient équipés pour la guerre alors que les gardes ne portaient que des armures légères et de petites armes de poing, juste bonnes à achever ou menacer les esclaves. Ces armes ne faisaient pas le poids face aux haches et aux épées des nordiques.

Hans recula et se mit dos au mur…

_ Écoute moi bien, chacal ! Murmura le nordique à l'oreille du geôlier. Je t'offre trente pièces d'or pour cette épave qui n'en vaut pas dix. Si ça ne te convient pas, je t'ouvre la gorge ici même et je suis prêt à parier qu'aucun de tes hommes ne lèvera le petit doigt pour m'en empêcher. Tiens, regarde le collier que je porte, tu connais cet emblème ? C'est une manticore… tu sais qui distribue ce genre de colliers à ceux qui ont prouvé leur fidélité ? C'est ton Sultan, pauvre sot !

Il jeta sa victime sur le sol.

_ Alors vous autres, s'écria-t-il à l'attention des autres gardes. Vous me rangez ces armes ou vous cherchez vraiment la bagarre ? Si ça ne vous dérange pas de mourir pour dix pièces d'or chacun, sachez que ça ne me dérange pas de vous tuer pour beaucoup moins que ça ! Alors on commence ?

_ Rangez les armes, rangez les armes ! fit le chef des geôliers.

Il se releva tant bien que mal. C'était un petit homme ventripotent dont la chevelure en bataille était à peine cachée par un turban trop serré. Il était cupide et lâche, c'était ses deux principaux traits de caractère, qui motivaient la plupart de ses actions.

Ses hommes obéirent promptement, ravis sans oser le montrer de recevoir un tel ordre.

_ Voilà qui est raisonnable ! fit l'homme du nord.

_ Et bien détachez l'esclave, vous autres ! Reprit le geôlier qui avait visiblement besoin de réaffirmer son autorité. Et toi, paie moi mes trentes pièces d'or.

L'homme du nord lui jeta une bourse aux pieds. L'affaire était faite.

_ Et tu auras cent pièces d'or de plus si tu me retrouves l'endroit exact ou son navire a accosté !

_ Son navire ? Fit le geôlier. Mais ça s'est passé il y a plus de cinquante ans…

_ Si c'était facile, je ne t'en offrirais pas autant.

_ Et qui me prouve que vous me paierez ?

_ Regarde moi bien, chacal ! Fit l'homme du nord. Je m'appelle Thornald Bordolfsson. Quand j'ai eu dix-sept ans, je me suis retrouvé avec une hache de bataille en main en face d'un humanoïde qui avait très envie de me tuer. Je lui ai simplement fracassé la tête. Et je ne parle pas d'une larve dans ton genre, mais d'un véritable guerrier, un orque. Depuis ce jour, les miens me surnomme "Fendeur-de-crânes", ils me respectent et pour ma part, je respecte les hommes qui méritent de l'être, je tiens toujours mes engagements et je paie toujours mes dettes, parce que c'est ainsi qu'agissent les hommes respectables. Je viens de te promettre cent pièces d'or pour un renseignement qui les vaut bien, et même si je n'ai pas une très grande estime pour toi, je te les paierai si tu me les trouves, mais rien ne t'y oblige. Tu n'as peut-être pas tellement besoin d'argent.

_ Oh si, fit le geôlier. On a toujours besoin d'argent…

_ C'est bien ce que je pensais ! répondit le nordique.

Puis il se tourna vers Hans. C'est seulement à ce moment que le vieil esclave comprit que l'homme à qui il appartenait désormais était bien capable de le tuer par simple caprice.

_ Tu sais monter à cheval ? Lui demanda Thornald.

_ Non, répondit Hans, je n'ai jamais appris…

_ Ha ! Ricana l'homme du nord. Et bien dans moins d'une journée, tu seras la preuve vivante qu'on peut apprendre à n'importe quel âge !

Quelques minutes plus tard, les trois guerriers nordiques s'éloignaient dans la plaine. Hans montait en croupe avec un d'entre eux.

En les regardant s'éloigner, le chef des geôliers murmurait dans sa moustache :

_ « Moi aussi Thornald Bordolfsson, je paie toujours mes dettes.

Car en plus d'être cupide, lâche et cruel, il était également très rancunier, et son orgueil en avait pris un fameux coup.

* * * * *

La nuit était tombée sur la grande plaine du Kytar. Thornald aurait pu longer la côte, mais il ne voulait pas se faire remarquer plus que nécessaire par les habitants de la côte. Dans le désert, il ne pouvaient rencontrer que des nomades, et encore, ceux ci étaient peu nombreux.

Les quatre hommes étaient installés autour d'un feu de camp, un des hommes surveillait le poisson en train de griller, le second s'occupait de la distribution tandis que Thornald essayait de faire parler Hans entre deux bouchées.

_ Il va s'étouffer à manger comme ça, fit l'homme chargé de la distribution.

_ Laisse-le manger, Hjarlik. Il en a bien besoin, répondit Thornald. S'il ne prend pas rapidement un peu de graisse, il ne survivra pas au prochain hiver, et j'avoue que ça serait contrariant.

_ Comment a-t-il seulement survécu aux mines ? Demanda le troisième homme.

_ Il n'y était que depuis deux semaines, répondit Thornald, mais il n'aurait certainement pas tenu une semaine de plus. Aujourd'hui on a eu la main heureuse, quelques jours de plus et nous perdions notre dernier Kriegsmarine… parce que depuis le temps, je peux vous assurer que tous les autres sont morts. Celui-là devait être le plus jeune.

Hans déglutit avec difficulté… il ne pouvait rien comprendre à cette conversation qui s'était tenue en langage nordique, mais il venait d'avaler une arrête.

_ Bois un coup mon gars ! Fit Thornald dans la langue du Kytar, qui était parlée à la mine. Et essaie de manger un peu plus lentement, tu as tout le temps que tu veux.

_ De quoi vous parlez ? Demanda Hans. De moi ? Vous ne mangez pas beaucoup…

_ C'est que nous, nous n'avons pas été mis au régime forcé, répondit Thornald. Ne te tracasse pas avec ça, mange et bois autant que tu en as besoin. Ah, je ne t'ai pas présenté mes compères : celui-là, c'est Hjarlik Halvarsson et mon cuisinier, c'est Kennald Balgersson. Moi, tu as entendu mon nom à la mine, je m'appelle Thornald Bordolfsson.

_ Et on te surnomme "fendeur-de-crânes", ajouta Hans. J'ai aussi entendu ça quand tu as empoigné Qafer ! Ha, il ne l'a pas volé ! Au fait, mon nom à moi, c'est Hans Feuerbach. Mais quand on naviguait, on me surnommait "Hans le gamin". Tes amis n'ont pas de surnom ? Ils ne m'adressent jamais la parole.

_ Et bien maintenant, fit Thornald, on te surnommera "Hans l'ancien". Mes amis ne comprennent ni ta langue, ni celle du Kytar, mais tu apprendras rapidement la nôtre. Hjarlik est surnommé "main rouge" parce qu'un jour, il a tellement bien enfoncé son épée dans le ventre de son adversaire qu'en la ressortant, il avait du sang plein les bras. Kennald est surnommé "le délicat" parce que l'odeur du sang l'a fait vomir pendant sa première bataille. Le surnom d'un homme est choisi après un événement notable, généralement pendant une bataille, ça motive les guerriers à se distinguer. Mon deuxième surnom est "le Rusé", je l'ai gagné en négociant le montant d'un tribut avec les Bretons.

_ Qu'est ce que vous avez l'intention de faire de moi ?

_ J'ai des objets à te montrer, répondit Thornald, des livres à te faire lire et j'ai besoin que tu les traduises. Et puis, il faudra que tu me parles de ton peuple et que tu m'en dises le plus possible. Et le jour où on ira à leur rencontre, tu nous serviras d'interprète.

_ Vous en avez vraiment l'intention ?

_ J'ai une tête à plaisanter ?

Hans garda le silence. Thornald le Rusé, ou le Fendeur-de-crânes selon son humeur, n'avait pas vraiment l'air de plaisanter.

_ Tu ne seras plus un esclave à Drakkenvik, poursuivit-il. Tu auras ta propre chambre, tu seras bien nourri et tu seras libre de tes mouvements. En attendant, qu'est-ce que tu te souviens de votre voyage quand vous êtes arrivés ?

_ Pas grand-chose, répondit Hans. Notre capitaine avait des instructions secrètes et on se contentait de suivre les ordres. Il y a eu une tempête au large de l'Islande et on est passé par une sorte de tunnel sous-marin… le capitaine pensait qu'il menait vers l'Agartha, le royaume souterrain où vivent les surhommes.

_ L'Islande, fit Thornald, c'est le pays d'Erik le rouge ?

_ Je crois bien, répondit Hans. En tout cas, il n'y a qu'une seule Islande.

_ C'est de là que sont partis nos ancêtres, murmura Thornald. Tu te rends compte qu'à mille ans près, on a fait exactement le même voyage. Et grâce à toi si tu acceptes de nous aider, nous pourrons faire le voyage dans l'autre sens. »

Hans n'en revenait pas… deux jours plus tôt, il n'était qu'un cadavre en sursis dont la vie ou la mort n'intéressait personne et aujourd'hui, il était au coeur d'un projet qui pourrait bien changer deux mondes : celui d'où il venait et celui ou il se trouvait. Il répondit sans hésiter :

_ Vous pouvez compter sur moi, capitaine !

_ Tu peux m'appeler Thornald, mon gars.

Commentaires

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Vendarion d'Orépée ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0