Débarquement
au Prince Ahmed, Seigneur du Désert et Lumière du Kytar.
votre serviteur vous salue,
Je vous informe que le fort de Karayan a été mis en état d'alerte pendant quatre jours en raison de la présence de pirates Nordiques étrangers à la région. Lors du passage de la flotte marchande, nous avons livré bataille et mis fin à cette menace avec l'aide de la galère d'escorte et de ses éclaireurs nordiques.
Lors de ces combats, le comportement du commandant Massay et de son équipage a été exemplaire. Deux navires pirates ont été éventrés et coulés, le troisième a été abordé par nos éclaireurs nordiques et son équipage massacré. Nous estimons à deux cent le nombre d'ennemis tués.
La route commerciale vers le Sud est actuellement sécurisée, mais nos éclaireurs nordiques craignent que d'autres pirates ne prennent la relève.
Tous les hommes de la garnison et moi-même prions les dix-mille génies afin qu'ils apportent paix et prospérité au Grand Sultanat du Kytar et - afin d'assurer la sécurité de ses routes commerciale, je me suis permis d'adresser votre Maître des Intendances une requête en fournitures dont nous avons un grand besoin.
Puisse la bénédiction des dix-mille génie accompagner toutes vos entreprises.
P.S.: Un messager m'a fait savoir que le roi des Nordiques, Jarjarulf a donné des ordres pour que, jusqu'à nouvel ordre, ses capitaines ne quittent pas la région afin d'avoir des guerriers sur place au cas ou de nouveaux pirates menaceraient leurs côtes. L'inquiétude des nordiques me conforte dans l'idée que le renforcement des forteresses de la côte est plus que nécessaire.
* * * * *
Audrunn se dirigea vers la maison du Jarl Hjarulf Thornulfsson. C'était une immense bâtisse de bois à deux étages qui aurait pu aisément loger l'équipage de trois knarrs sans que les hommes se bousculent. Hjarulf était un chef de guerre craint et respecté, deux qualités qui, chez les nordiques, ne vont de pairs que chez les hommes puissants et généreux.
Plus de cinquante guerriers célibataires logeait chez Hjarulf, mangeaient la viande du sellier de Hjarulf, buvaient l'hydromel de Hjarulf et poursuivaient dans les recoins les servantes de Hjarulf.
Malgré son sexe et sa jeunesse, Audrunn ne craignait pas ces hommes. Elle portait sur le visage le maquillage ocre et turquoise qui distinguait les sorcières des femmes ordinaires. Cependant Audrunn n'était pas une sorcière : elle était magicienne. Ses pouvoirs ne provenaient pas des pierres runiques et des dieux ancestraux, ils provenaient de longues études ésotériques. Qu'importe, pour la plupart des Nordiques, cette nuance n'avait guère de sens.
Un guerrier se tenait à l'entrée. Un de ces privilégiés que Hjarulf entretenait en échange de sa loyauté. Filtrer les entrées était en contrepartie le moins qu'il pouvait faire.
— Le Jarl ne veut voir personne ! s'exclama-t-il au moment ou la sorcière se présenta à l'entrée.
— ça tombe bien, fit-elle. C'est toi que je suis venu voir. J'ai une question importante à te poser. Crois-tu qu'un guerrier transformé en souris et dévoré par un faucon est accueilli en brave au banquet d'Odin ?
— Un brave est toujours accueilli au banquet d'Odin, quels que soient les maléfices qu'on lui a fait subir.
— Dans ce cas, prépare-toi à passer l'éternité à grignoter du fromage à la table de dieux si tu ne me laisses pas entrer tout de suite ! Un message vient d'arriver pour lui et je n'ai pas l'intention de le faire attendre.
L'homme réfléchit rapidement.Il connaissait Audrunn de vue et il savait qu'elle était fille de "la femme aux corbeaux", une puissante sorcière qui était également la seule "femme capitaine" de Drakenvik. Sa fille tenait d'elle, cela ne faisait aucun doute.
— C'est qu'il est occupé... à corriger son fils, soupira-t-il. Vas-y si tu veux, mais à tes risques et périls.
La magicienne entra. Elle traversa la grande salle qui, à cette heure de l'après-midi était pratiquement déserte. Arrivé au fond de la salle, elle écarta un large pan de tissus qui isolait les appartements du Jarl.
— J'ai dit: Je ne veux voir personne ! rugit une voix en guise d'accueil. Pas même Audrunn Grimmsdottir, fille de Frilvorg Anjarsdottir "la femme aux corbeaux" et de Grimm, fils des dieux savent qui, le marchand d'épices.
— Merci de me recevoir mon seigneur, répondit-elle avec un sourire malicieux. J'ai appris que vous étiez de corriger votre frippon de fils, et j'espérais arriver à temps pour vous voir administrer quelques coups de fouets sur ses fesses nues. J'arrive malheureusement trop tôt ou trop tard.
— Je ne le corrigeais pas, grogna Hjarulf. Sven et moi, nous avions une conversation entre hommes.
— Salut à toi cousine Audrunn, fit Sven. Moi aussi j'espère arriver à temps le jour ou ton hommes te corrigeras... N'oublie pas de m'inviter.
Sven était un garçon de treize ans. Bien charpenté pour son âge, et déjà doté d'une forte personnalité. Il portait une armure de mailles et un scramasax à un seul tranchant était accroché à sa ceinture. Aux yeux des Nordiques, c'était un adulte.
— Fiche le camp, Sven ! ordonna le Jarl.
Sven sortit, sans dire un mot et sans s'incliner. Hjarulf était visiblement dans un mauvais jour, la sorcière attendit vainement l'autorisation de parler.
— Tu as vu ça, Audrunn Grimmsdottir ? rugit-il. Tu as vu comment mon propre fils se comporte avec moi, en présence d'étrangers et dans ma propre maison ? Et toi bien sûr, tu l'encourages en venant me déranger sans autorisation... Bon, je sais bien qu'un Jarl qui ne peut plier qu'une seule jambe n'est plus bon à rien, mais il faut que mon autorité soit respectée encore quelques années, juste le temps pour que ce gamin soit capable de me succéder.
— Je ne suis pas une « étrangère », Jarl Hjarulf ! Quelle que soit l'opinion que tu aies de mon père, nous sommes cousins. Je suis venue t'annoncer que Thornald sera là dans moins d'une heure. Le faucon de Hrafn a survolé la baie.
— Il en a mis du temps. Dis aux hommes de se préparer, je veux assister au débarquement.
* * * * *
Le knärr de Thornald était à peine amarré que les hommes commencèrent à débarquer. La plupart d'entre eux n'avaient pour tout bagage que leurs armes, leur armure et leur grand bouclier. Mais certains, les plus avisés, avaient troqués au Kytar quelques bracelets d'argent contre des marchandises précieuses. Hrafn Geirsson, le fauconnier, était du nombre. Alors qu'il débarquait du navire, un lourd sac de toile sur les épaules, un faucon vint se poser sur son colis.
— Laisse moi tranquille, Griffe ! rugit-il. Tu vois bien que tu vas me faire tomber.
— Les faucons et les humains ont une chose en commun, fit-une voix. Quand une femelle plante ses griffes sur le dos d'un mâle, rien ne peut la faire lâcher.
Et cette voix, il l'aurait reconnu entre mille...
— Audrunn ? murmura-t-il.
Il redressa la tête. Elle était juste devant lui.
— Salut Hrafn Geirsson, fils de charbonnier.
— Salut Audrunn Grimmsdottir, fille de marchand d'épices, répondit-il dans un souffle.
Elle ne ressemblait plus à la fillette craintive qu'il avait fallu traîner de force chez un mage breton pour parfaire son éducation. Elle portait maintenant sur le visage la marque des sorcières et tout dans son allure semblait indiquer qu'elle serait au moins aussi redoutable que sa génitrice. Mais Hrafn ne semblait guère effrayé.
— Tu es toujours aussi jolie, ajouta-t-il.
— Ho les tourteraux ! glapit une voix. Il y a des gens qui travaillent ici ! Alors soit vous nous aidez à décharger, soit vous allez roucouler plus loin !
Hrafn s'écarta du chemin et déposa son sac.
— Qui c'est, celle-là ? demanda Audrunn.
— C'est Galdlynn. Une mercenaire que Thornald a engagé, je ne sais pas trop pourquoi... il paraît qu'elle a des pouvoirs magiques.
La guerrière rousse passa à côté du couple, décochant à la jeune sorcière un regard venimeux.
— Voyez vous ça, murmura Audrunn.
— Nous avons été attaqué sur la route. Elle a bondi sur le pont du navire ennemi depuis le poste de vigie et elle a tué deux guerriers ennemis avant que Thornald ne vienne l'aider. Je ne l'aurais jamais cru si je ne l'avais pas vu de mes yeux.
— Avec un peu de magie, ce genre de chose est possible, fit Audrunn sans quitter la guerrière rousse des yeux. Cette femme est dangereuse.
Hrafn s'approcha d'elle et l'embrassa. Elle le laissa faire sans lui rendre son baiser.
— Tu n'as rien à craindre, lui souffla-t-il à l'oreille. Je te protègerai
— Nous avons tous quelque chose à craindre, répondit-elle.
Thornald était en grande conversation avec le Jarl Hjarulf lorsque la guerrière rousse passa près d'eux. Il lui fit signe de s'approcher, lui mit la main sur l'épaule et s'adressa à Hjarulf qui hocha la tête en souriant.
Audrunn reporta son attention sur les hommes en train de débarquer, les dévisageant les uns après les autres.
— Arnjolf le furieux, presque trente ans et toujours pas capitaine... Brynjolf le barbare, de bonne humeur, j'en conclus qu'il a eu l'occasion de rougir sa hache... Kennald le délicat, je parierais ma chemise qu'il transporte du poivre et des épices dans ce sac... Hjarlik main-rouge, toujours fidèle au poste... tiens, qui sont ces deux là ?
— Le grand avec un arc sur le dos, répondit Hrafn, c'est Hicham, un guerrier du Kytar. Le vieux, c'est Hans l'ancien. Thornald l'a ramené et il est sous sa protection. Il ne parle que le Kytar et Hicham est un des seul à le comprendre, avec Thornald et...
— Et la jolie guerrière rousse bien sûr, le coupa Audrunn. Le contraire m'aurait étonné.
— Et alors ? demanda Hrafn.
Ils furent interrompu par Thornald qui s'adressait à tout l'équipage.
— Mes amis, mes amis écoutez moi ! s'eclama-t-il. Pour fêter dignement notre retour, et pour nous remercier d'avoir chassé les pirates de nos côtes, Le Jarl Hjarulf organise ce soir un festin en notre honneur, alors dépêchez vous de débarquer votre bardas ! Vous avez juste le temps de vous décrasser. Hrafn, conduis les nouveaux chez moi ! Hjarlik, tu trouveras un paquet en dessous de mon banc, va me le chercher !
Audrunn se mit à ricaner.
— Et alors, mon gentil Hrafn, souviens toi de la prophétie de Svar Oknarsson.
Quand le faucon faucon
annoncera la bataille bataille
ou la femme rouge rouge
portera le fléau fléau
surgira des glaces le knarr de fer
— Svar était bègue, fit Hrafn, et personne n'a jamais rien compris à ses prophéties.
— Moi j'ai compris celle-là: la femme rouge rouge portera le fléau fléau.
— Nous n'avons qu'une seule femme rouge.
— Elle compte double, tu peux me croire.
* * * * *
La demeure de Thornald était juste assez grande pour loger tout son équipage si besoin était. Une vingtaine de guerriers y logeaient effectivement entre deux expéditions. Leur arrivée mit en branle une armée de servantes et d'esclaves dont le général - une matrone de trente-cinq ans - aboyait ses ordres aussi bien à ses esclaves qu'aux guerriers qui avaient l'impudence de traîner dans leurs jambes.
— Qu'est ce que vous venez faire avec vos crasses dans mon palais ? Rangez tout ça ailleurs et laissez-nous travailler, vous pourrez vous vautrer sur les bancs quand nous aurons fini ! Capitaine, ordonnez à votre troupeau de brutes d'aller trainer dehors.
— Bonjour Svedra, répondit l'interpellé. Moi aussi je suis rudement content de te voir.
— Bonjour Thornald, tu n'as rien de spécial à me dire ?
— Bah... je t'ai ramené trois rouleaux d'étoffes du Kytar et un tonnelet d'eau de vie. C'est un mélange de plusieurs fruits fermentés et aromatisés aux herbes...
— C'est tout ce que tu as à me dire ?
— Heu... Où sont passé Helvorg et Asgald ? A leur âge, ils ne devraient pas rester sans surveillance.
— Garik m'a posé la même question en arrivant, il les a emmené faire un tour. Autre chose ?
— Et bien je ne vois pas...
Elle s'approcha de lui et l'embrassa.
— Tu pourrais me dire que tu m'aime, idiot.
— J'ai oublié.
— Tu as oublié que tu m'aimais ?
— J'ai oublie de le dire... il faut vraiment le répéter chaque fois qu'on se voit ?
— On se voit trois fois par an, je ne pensais pas que c'était aussi épuisant... Non Hjarlik, rugit-elle. Je ne veux pas que vous déposiez vos affaires ici avant qu'on ait terminé le ménage.
— Laisse ce paquet, c'est un costume pour Hans... un passager que j'ai ramené du Kytar. Il ne paie pas de mine, mais c'est quelqu'un d'important et quand je le présenterai au Jarl, je veux qu'il ressemble à quelqu'un d'important et pas à un esclave en guenilles. Hrafn ! Amène nos passagers par ici... Svedra, je te présente Hans l'ancien. Il a fait partie de l'équipage d'un vaisseau de fer et il ne connait pas notre langue mais Galdlynn traduira... Hans, reprit-il en Kytar, j'ai fait faire pour toi une tenue de capitaine Kriegsmarine, en me basant sur les gravures de ce livre.
— Vos capitaines s'habillent tout en noir, Hans ? demanda Svedra. C'est lugubre. Ah, il y a quand même une bande de tissus rouge... Hans ?
Mais Hans ne répondit pas... il caressait amoureusement la couverture du livre que Thornald venait de lui montrer.
— Mein Kampf ! murmura-t-il.
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