Le Banquet
Une corne remplie de cervoise à la main, Thornald terminait le récit de sa dernière bataille à ses compagnons. Les hommes du Jarl Hjarulf et ceux d'Helketer le Berzerker étaient suspendus à ses lèvres, mais les hommes de Thornald eux-même, qui connaissaient cette bataille pour y avoir participé, n'étaient pas moins attentifs. "Va-t-il parler de moi ?" était la question que chacun d'eux se posait. Pour un guerrier nordique, la gloire était plus précieuse que l'or et qui, mieux qu'un capitaine pouvait en distribuer aux plus méritants ? Les réflexes et la résistance du vieux Höder qui tenait la barre, la puissance des coups de hache d'Arnjolf, et même les talents d'archers d'Hicham devaient être connu de tous et, qui sait, feraient peut-être un jour partie des légendes chantées par les skaldes.
— Au moment ou je me suis retrouvé face à leur chef et quatre ou cinq gardes du corps, je me suis rendu compte que je m'étais un peu trop avancé et que les serviteurs d'Odin étaient sans doute en train de me faire une place... et voilà qu'un Valkyrie tombe littéralement du ciel et égorge deux bonhommes sans crier gare. C'était Galdlynn la rouge qui avait bondi depuis le poste de vigie, un bond incroyable... viens ici petite, tu sais que tu es bien jolie ?
Sur ces mots, il attrapa par la taille la jeune fille qui venait de le servir et l'embrassa dans le cou. Il s'en doutait, Hjarulf avait donné des ordres à ses servantes pour qu'elles ne se montrent pas trop farouches... pourtant, celle-ci résista. Thornald la lâcha et partit d'un grand éclat de rire.
— Bien jolie, mais un peu maigre ! Reviens me voir dans un an ou deux, quand tu auras un peu plus de poids...
Il venait de croiser le regard de Sven qui le fixait les dents serrées, et ce regard n'avait rien de rassurant.
— Bref, fit-il pour terminer son récit, c'est ainsi que nous avons massacré l'équipage du knärr pirate avant que les Kytars ne viennent s'occuper des autres. Mais laissez moi maintenant vous présenter un homme exceptionnel... Vous connaissez tous la légende du "Vaisseau de Fer" et vous avez tous entendu les prophéties de Svavar à son propos ? Et bien l'homme que voici a vu ce vaisseau de ses propres yeux, il a fait partie de son équipage, il a traversé les mers depuis l'ancien monde rien que pour nous rencontrer et il a subi les rigueurs de l'esclavage pendant des années sans rien perdre de sa fierté. Voici un guerrier comme vous n'en avez jamais vu, Hans l'Ancien.
Bien peu, même parmi l'équipage de Thornald aurait reconnu le vieillard voûté qui les avait accompagné pendant leur voyage. Hans l'Ancien portait un uniforme de couleur noire, similaire à ceux des officiers du Kytar. Il portait à son bras droit un ruban rouge orné d'un symbole ésotérique et, pour parfaire sa métamorphose, il s'était rasé.
Au moment ou il se leva pour se mettre face au Jarl, Galdlynn lui emboita le pas, comme un officier d'ordonnance l'aurait fait pour un général. Il avait fière allure.
— Haï ! fit Hjarulf en levant sa coupe.
— HEIL ! s'écria Hans en claquant des talons, le bras tendu.
Pour les hommes qui avaient fréquenté les soldats des nations civilisées, ce geste était typique d'un "officier au rapport", mais Hjarulf qui était plus habitué à fréquenter des pillards ne s'y attendait pas, il avala de travers une gorgée d'hydromel tandis que Sven se mordit les lèvres pour se retenir d'éclater de rire. Un invité qui se tenait raide comme un piquet et qui saluait sans même plier le coude avait, dans son esprit, quelque chose de foncièrement ridicule.
Inconscient de l'effet qu'il venait de produire, Hans se mit à parler d'un débit rapide dans son langage incompréhensible. Et Galdlynn traduisit. Elle parla d'un fier peuple de Nordique qui vivait dans l'ancien monde et qui se défendait vaillamment contre des hordes d'humanoïdes stupides, sournois et dotés d'armes dévastatrices. Elle parla d'une terrible guerre ou des vaisseaux magiques capables de se mouvoir sous l'eau combattaient des vaisseaux volants. Elle évoqua le rêve des Nordiques de vivre enfin en paix dans un monde nouveau, débarrassé des humanoïdes inférieurs et enfin, elle évoqua un sage sorcier barbu qui les avait conduit, lui et tout un équipage à travers le grand portail pour aller à la rencontre de ce peuple frère établi dans un nouveau monde. L'assemblée écoutait dans un silence quasi mystique... Sven se passa la langue sur sa lèvre inférieure en fixant Galdlynn droit dans les yeux. Comme les autres il semblait boire les paroles de l'étranger.
Thornald triomphait intérieurement... pendant des années, il avait été seul à croire en l'existence du vaisseau de fer, il en apportait aujourd'hui la preuve vivante.
— Les orques, murmura une voix tout près de lui, nous devrions les exterminer jusqu'au dernier au lieu d'en chasser seulement de temps en temps.
Il tourna la tête à sa droite, son second Arnjolf serrait les dents.
— Les exterminer oui, répéta-t-il. Imagine qu'ils possèdent des armes de ce genre.
— Peut-on se fier à la traduction ? demanda Audrunn. Ce récit est bien curieux.
Thornald se tourna à sa gauche.
— Je ne sais pas, répondit-il. Je ne connais pas la langue maternelle de Hans.
— Ah ! fit-elle. Pardonne moi alors. Je pensais qu'il parlait Kytar.
Thornald soupira. Ce n'était pas le genre d'Audrunn de s'excuser, et elle prenait toujours un malin plaisir à s'exprimer par énigmes.
Hjarulf se leva.
— Tu peux dire à Hans l'Ancien que nous sommes honoré de sa présence, dit-il en regardant Galdlyn. Et nous ferons tout ce qui est raisonnable pour lui rendre le séjour le plus agréable possible, il est l'hôte d'un de mes meilleurs capitaines, il sera aussi le mien. Thornald, Helketer, j'ai à vous parler en privé, Quand aux autres, ma table est à vous tous, profitez-en sans faire de manières.
Helketer se leva. C'était un géant de presque deux mètres au regard fixe et à la barbe broussailleuse et au crâne dégarni. Il était lui aussi un des meilleurs Capitaines de Drakenvik mais c'était surtout un berzerker. Thornald lui céda le passage et le suivi jusqu'aux appartements de Hjarulf.
* * * * *
— J'ai une décision difficile à prendre. La présence de vaisseaux hostiles sur nos côtes m'oblige à redoubler de précautions. Les vaisseaux à voile bleue appartiennent à Siegfried, le roi de Norland. Nous ne savons pas s'il a donné son accord pour cette attaque ou s'il s'agit de l'initiative d'un de ses capitaines et tant qu'il subsiste un doute, j'ordonne que deux knärrs de guerre au moins restent à Drakenvik avec leur équipage. Pour l'instant il y en a trois: les vôtres et celui de Frilvorg. Les autres devraient revenir dans les prochaines semaines. En attendant, personne ne prend la mer.
Helketer hocha la tête d'un air sombre. Thornald comprit que Hjarulf avait déjà fait part de ses plans aux autres capitaines. Il hocha la tête à son tour.
— De toute façon, je n'avais pas l'intention de reprendre la mer avant quelques semaines, voire quelques mois. Le voyage a été long, j'ai des réparations à faire après cette bataille imprévue et mes hommes doivent se reposer. Ensuite, il faut que je ramène de l'or. J'en aurai besoin d'un fameux paquet pour préparer une expédition dans le grand nord.
— Moi aussi j'ai besoin de faire du butin, ajouta Helketer. Les villages et les petits navires marchands ne rapportent pas grand chose. Mais en longeant la côte de Bretagne du Sud, j'ai repéré une abbaye dont le château le plus proche est à deux lieues. Je pourrais l'attaquer avec un seul équipage, mais pas assez vite pour avoir le temps de ramener le butin alors que si on est deux...
— Je vois ou tu veux en venir, et si on part dans un mois, on devrait arriver sur place dans le courant de l'automne, une bonne période: les selliers sont remplis et il y a peu de chance pour qu'ils nous poursuivent. Si tu es sûr de ton affaire, j'en suis. Est-ce qu'il y a autre chose... Jarl ?
— Il y a autre chose, fit Hjarulf. Sven ! Je veux que tu le prennes à ton bord et que tu en fasses un guerrier digne de ce nom. Je t'ai tout appris sans jamais te demander de contrepartie, voilà l'occasion de me prouver que ça en valait la peine.
— Ah, Sven ! soupira Thornald. Oui, je suppose que je suis le plus indiqué pour le prendre à mon bord. Sans compter qu'un pillage, c'est mieux pour débuter qu'une chasse aux navires magiques.
Helketer eut un hoquet de rire, vite réprimé.
— Il faut qu'ils se fasse un nom, reprit Hjarulf, qu'il apprenne à se battre et qu'on lui mette un peu de plomb dans le crâne. Je n'y arriverai pas tout seul, et certainement pas ici.
— En sommes, tu comptes sur moi pour lui apprendre à obéir.
— Tout ce que je t'ai appris, tu lui apprendras fit Hjarulf. Et de la même manière.
Thornald hocha la tête. Cette mission n'avait rien de réjouissant.
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