Chapitre 1
Le vent soufflait vers le nord. Il était doux, frais et amenait l'odeur soufrée de la mer qui titillait mes narines. Mes cheveux blancs au vent, la canne à pêche en main et assise les pieds dans l'eau, je m’étais mise à songer en observant le ciel. Il me paraissait paisible, calme. Les nuages prenaient diverses formes ; animales, humaines, végétales ou quelconques. Je me demandais parfois ce qu’il y avait au-delà de ces nuages de coton, de ce ciel bleu azur… Est-ce que des personnes veillaient sur nous sans que nous ne le sachions ? Cela resterait sûrement un mystère non résolu.
Mes songes ne durèrent que quelques instants. Un poisson mordit à l’hameçon. Il était vivace mais je réussis à le tirer hors de l’eau. Je parvins à attraper un bar. Un grand bar. Il était si vigoureux, si vivant : pourquoi devais-je le tuer au profit de ma propre survie ? Lui avait envie de vivre. Moi, je ne savais pas pourquoi je vivais, quel était mon rôle ici. Pourquoi privilégier ma vie en dépit d'une autre ?
— Toujours aussi dans la lune à ce que je vois ?
Au son de la voix de la louve qui se dirigeait vers le sable, je sursautai et me tournai en sa direction.
— Fubuki ! Je ne t'avais pas entendu. Je pêchais seulement un peu de poisson pour le repas de ce soir. Je ne vois pas ce qui te fait dire ça.
— Ton visage, ton regard à moitié perdu dans le vide. Et puis, je te connais depuis longtemps. Je sais quand tu rêvasses ou quand tu prépares une mauvaise blague.
— Je ne savais pas que mon visage trahissait mes émotions… Mais dis-moi, depuis combien de temps m’observes-tu ?
— Depuis un moment, derrière un arbre. Enfin peu importe.
Fubuki se coucha à ma droite, regardant l'horizon. Elle était une jeune louve géante âgée de 12 ans. Elle venait du clan Arashi, une meute de loups de la Forêt Interdite. Elle a quitté son clan pour m'élever il y avait 10 ans. La louve m'avait trouvée dans la forêt, seule et perdue alors que j'avais seulement 7 ans. Son pelage aussi blanc que la neige brillait au contact des rayons du soleil et ses yeux pouvaient se confondre avec du cristal bleu.
Le soleil commençait à se coucher. Les couleurs étaient tout simplement splendides. Elle me posa une question, sans détourner le regard de ce spectacle naturel.
— À quoi pensais-tu à l’instant ? J’ai la nette impression que quelque chose te tourmente. N’ai-je pas raison, Moriko ?
Dans le mille. Fubuki était de nature très perspicace : malgré son jeune âge, elle savait se montrer sage et à l'écoute. Même si elle ne parlait pas beaucoup, elle prêtait une grande attention à son entourage. J'étais de nature songeuse mais je ne communiquais jamais le fond de mes pensées. À part elle, personne ne savait si c'était un manque de concentration (ce qui était souvent le cas) ou de la tourmente. Elle m'impressionnait toujours et j'en étais presque jalouse.
Je n'avais pas spécialement envie de me confier mais je m'étais résignée et je lui répondis. Dans tous les cas, je ne pouvais pas échapper à cette question, surtout avec elle. Je gardais constamment mes colères, mes ressentis, ma tristesse au fond de moi. Je refusais de partager tout cela et de m'attirer la compassion des autres. Au début de notre vie commune, Fubuki me laissait parce qu'elle ne voulait pas paraitre intrusive. Un jour, alors qu'un incident avait eu lieu à Sunaesia, le village sud, avec Nornaelesia, le village nord, je partis sans prévenir m'occuper de ce dernier. Fubuki avait alors vécu une de ses plus grandes peurs : me perdre. J'étais bien évidemment rentrée saine et sauve mais depuis, elle s'acharnait à me sortir les vers du nez.
— Oui tu as raison. Je ne suis malheureusement pas au meilleur de ma forme. Mais cela va passer. Demain tu verras, je me sentirai beaucoup mieux. Ne t’en fais pas pour moi.
Ma réponse ne lui avait pas plu. La louve avait tourné la tête et m'adressa un regard plein de sous-entendus. J'ai essayé de la satisfaire avec cette réponse. En vain. La première était déjà un très grand effort de ma part. Cependant, les tensions avec Nornaelesia s'accroissaient ces derniers temps et Fubuki avait redoublé de prudence. Je plongeais mes yeux dans les siens puis je les baissais en soupirant, renonçant à toute tentative de fuite.
— Bon si tu y tiens… Je songeais au but de ma survie. Pourquoi dois-je survivre ? Est-ce si important ?
Fubuki se redressa sur ses quatre pattes et commença à marcher en direction de la forêt où se trouvait notre camp. Sans se retourner, elle me répondit avec froideur.
— Ta survie est importante car sans toi, je ne sais pas ce qu'il adviendrait de moi. Pense aux gens qui ont besoin de toi dans les situations compliquées. Et puis, tu ne te rappelles pas ce que je t’ai dit la première fois que nous nous sommes parlées ? Arrête donc de te poser ce genre de questions idiotes.
Sur ces mots, Fubuki disparut dans l'obscurité. Le poisson que j’avais pêché avec tant de difficulté était retourné nager sans même que je ne l’aie remarqué.
— Bon, qu’allons-nous manger ce soir…
Des cris perçants résonnèrent dans la petite plaine légèrement en hauteur par rapport à la crique où je me trouvais. Je reconnus quelques secondes après ceux de Tsukai, la fauconne Aplomado de Daichi. Shison Daichi était le chef de Sunaesia et quand il nous envoyait un ordre de mission, il envoyait Tsukai, sa fauconne messagère. Je comprenais donc instantanément que Daichi nous demandait.
Je me levai et je pris ma canne à pêche. Je remontai la crique en direction de la plaine. Le sable collait à mes pieds à cause de l’eau mer. C’était plutôt désagréable. Je continuai à avancer à travers la plaine jusqu’à ce que j'aperçoive Tsukai, perchée sur un rocher.
L'apparence de cette fauconne était tellement réconfortante… Le bleu-gris ardoisé colorant ses ailes luisait au contact des rayons du soleil couchant. Les couleurs du plumage habituel de cette espèce étaient inversées chez Tsukai. C’était ainsi que je la reconnaissais. Ses rémiges étaient blanches plutôt que noires. Sa queue, d'ailleurs extrêmement plus longue que la normale, était barrée de quatre bandes fauves au lieu de cinq bandes blanches. L’extrémité était d’un gris très froid. Je l'observais un moment quand elle m'interpella, incommodée par mon regard.
— Bon tu vas arrêter de me fixer comme ça ? Je n'ai pas toute la soirée. Les personnes –ou faucons– importants ont un planning très chargé !
Toujours pareil avec elle. En plus de sa physionomie unique et singulière, Tsukai était une fauconne au caractère bien trempé. Son unicité parmi son espèce lui était montée à la tête.
— Chargé ? Je ne pense pas que Daichi envoie des messages très souvent… Et encore moins avec toi, Tsukai. De plus tout ce que tu fais, c’est manger et regarder les autres de travers. Je me trompe ?
Je lui souriais d’un air moqueur. Tsukai avait gonflé sa poitrine fauve tachetée. Elle avait mal pris ma petite remarque. Je pouvais lui faire cette dernière un bon milliard de fois, elle le prenait toujours ainsi. Je trouvais ça plutôt divertissant. En fait, elle m’amusait. Quand j’avais envie d’embêter quelqu’un, j'allais directement la voir.
— Allons, ne te fâches pas. Tu sais très bien que je ne pense pas ça réellement… Dans tous les cas si tu es si pressée, tu devrais peut-être me donner ce message ?
Avec l’aide de son bec, elle détacha le rouleau de sa patte droite. C'était la formalité : elle donnait toujours le message car personne n'avait le droit de la toucher, excepté son maitre. Le rouleau tomba dans l’herbe haute. La fauconne se redressa avant de saluer de la tête, toujours avec son air supérieur. Puis elle s’envola, aussi légère qu’une plume.
— Merci Tsukai ! Évite de tomber sur des chasseurs surtout ! A bientôt ! Ou peut-être pas…
Je m’accroupis afin de récupérer le rouleau. Comme il était de la même couleur que l’herbe, il était difficile à trouver. Lorsque le rouleau était vert, cela signifiait une mission ou une demande qui n'était pas urgente (même s'il fallait partir dès le lendemain pour arriver à temps chez le chef). Daichi était très autoritaire et détestait que nous lui désobéissions, à mon plus grand regret. Le sunaesien était d'ailleurs le seul supérieur dont je respectais les ordres, à quelques exceptions près.
J'avais pu retrouver sans difficulté le rouleau grâce à mon odorat ; je connaissais l'odeur du faucon et légèrement celle du chef. Même si j'étais humaine, mon nez était légèrement plus développé. Mais ce n'était pas pour ça que c'était le meilleur, loin de là. L'odorat le plus développé d'Areanos, l'île où nous habitions, c'était celui de Fubuki. Elle était réputée partout sur l'île, même au sein de son ancien clan qui comptait les meilleurs.
Que nous dis ce rouleau… Au vu de la couleur, je dirais que l’on doit aider à la reconstruction d’un bâtiment, ou bien décharger la cargaison d’un bateau pour la ramener au village…
Après maintes réflexions je décidai de le laisser fermé, juste pour voir la tête qu’allait faire Fubuki en découvrant cette mission. Elle avait une réelle horreur de ce type de mission parce qu'elle considérait que d'autres étaient suffisamment compétents. Je découvrirai son contenu avec elle ce soir à notre campement qui se situait plus haut, dans la Forêt Interdite.
— Fubuki ! J’ai une bonne nouvelle pour toi !
Elle était couchée près du feu, sur le côté droit, paisiblement. Ses oreilles se redressèrent, montrant son empressement à connaître la nouvelle que je lui rapportais. Je lançai le rouleau devant ses pattes avant. Je savais qu’elle n’appréciait pas vraiment que nous lui lancions des objets de cette manière mais bon, ce serait moins drôle en faisant les choses correctement. Elle lâcha un léger grognement mais sans plus. Dommage.
Elle redressa son poitrail afin d’être dans une position semi-allongée. À la vue du rouleau vert, ses oreilles pointues commencèrent à se coucher vers l’arrière, visiblement irritée. Elle me jeta un regard noir puis prit le rouleau entre ses pattes. Avec l’aide de ses griffes, elle ouvrit aisément le rouleau et le déroula avec sa grande patte droite. Lors de nos premiers appels en mission, elle galérait tellement qu’au final, le rouleau se déchirait et Daichi nous annonçait lui-même la mission. C’était tellement drôle de la voir en difficulté que je ne l’aidais même pas. Après avoir lu le contenu, ses oreilles se couchèrent totalement et ses babines se retroussèrent légèrement, laissant apparaître ses crocs.
— C’est toi qui as écrit sur ce rouleau ?! Cette plaisanterie n'est absolument pas drôle ! aboya-t-elle
Je ne comprenais pas ce qu’il se passait. Je voulais en savoir plus et je me défendis parce qu'elle m'accusait de lui faire une farce. Après une demi-heure d’aboiements, elle me crût enfin. Pourtant, ce n’était pas pour ça qu’elle me révéla le contenu. Je demeurai alors dans l'inconnu.
— Très bien. Prends ton arc, nous partons tout de suite à Sunaesia.
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