Chapitre 2
Fubuki
Cela faisait une dizaine d’heures que nous courions. Le trajet était long mais cela importait peu : il fallait nous hâter. Enfin nous pourrions nous dépêcher et arriver plus rapidement si Moriko se taisait quelques heures et se concentrait un minimum sur sa course. Mes pauvres oreilles souffraient le martyre depuis le début du voyage.
— Fubuki ! Réponds-moi ! Que se passe-t-il ? Dis-moi !
J’aurais aimé pouvoir lui répondre mais c’était impossible. La situation était suffisamment critique et même si elle m’éreintait, la préserver était ma priorité. Si je lui révélais la tentative d'assassinat du chef, elle s’emporterait et partirait régler la chose à sa manière. J’étais sûre que dans sa petite tête trottait un milliard de possibilités, d’hypothèses, d’idées, toutes aussi incroyables et inconcevables les unes que les autres. Généralement, Moriko était impétueuse et téméraire. La tactique, la réflexion n’étaient pas ses points forts. Ces derniers temps, le conflit avec Nornaelesia s’était intensifié : leur volonté d’envahir l’île entière s’accroissait. Cette lutte entre les villages du nord et du sud durait depuis des siècles mais cette dernière décennie, depuis les évènements de 407 et le changement de chef, les tentatives se faisaient plus violentes, plus dures. La population commençait à être impactée physiquement. Les nornaelesiens semblaient à la recherche de quelque chose, quelqu’un mais nous n'en savions pas plus. Moriko était particulièrement sensible à ces changements ambiants parce que ce qui lui importait, c’était le bien-être des autres.
Je commençais à fatiguer. Il était un peu plus de huit heures du matin et nous étions toujours dans la Forêt Interdite. Le vent chantait doucement à travers les feuilles devenues vertes. Les arbres avaient repris vie, les oiseaux gazouillaient, de nouvelles vies apparaissaient. Les faibles rayons de lumières laissaient transparaitre la rosée matinale. Je n’étais pas retournée aussi loin dans la forêt depuis 1 mois. La dernière fois que j’y étais allée, la nature était morte, recouverte d’un doux voile glacé, brillant aux lueurs chauffantes du soleil. Seuls les ronflements des animaux hibernants se faisaient entendre. La nature pouvait radicalement changer en un laps de temps aussi court… J’étais née dans cette forêt il y avait douze ans et ces changements engendraient toujours un certain émerveillement. Un tel chef-d’œuvre environnemental méritait d’être préservé, conservé et respecté.
Je pus accélérer ma course après que Moriko était montée sur mon dos pour s'endormir. Le silence était si agréable mais de trop courte durée. Après cinq bonnes heures supplémentaires, nous apercevions enfin la chaine montagneuse des Sans-Pics. Je commançais à les apercevoir quand Moriko se réveilla et recommença à torturer mes pauvres oreilles à peine remises de cette nuit.
— Fubuki… Parle moi je t’en prie… Dis-moi ce qui se passe bon sang ! Je commence à en avoir marre que tu ne me dises rien !
Je sentais Moriko bouger. Mais qu’est-ce qu’elle fait ? Tout en gardant mon allure, j’essayais de savoir ce qu’elle trafiquait. Elle s’accroupit sur mon dos, en s’accrochant à mes poils de cou et de dos. Elle ne va quand même pas sauter de mon dos à cette allure… ! Je la sentais prendre son appui sur ma colonne vertébrale et commencer à lâcher mes poils. Ah la sale… Je freinai brutalement. Je la vis voler et tomber un peu plus loin devant moi. Bien fait.
Elle se releva, enleva son arc de sa housse pour vérifier son état et le posa par terre après s’être rassurée. Moriko était archère et pratiquait donc l’art du combat à distance. Elle s’entrainait en parallèle pour le combat rapproché avec une petite dague qu’elle rangeait dans un porte-dague, accrochée en haut de son mollet droit. La jeune femme possédait déjà cet arc quand nous nous étions rencontrées et elle ne le lachait pas. Elle n’avait jamais été capable de dire et comprendre pourquoi elle le gardait. Il lui était pourtant précieux. C’était un arc à branches courbées en bois de frêne blanc nacré, long et puissant tout en restant léger pour les voyages. Une poignée en cuir marron permettait une meilleure tenue de l’arc. Moriko s’exerçait à l’arc depuis très jeune et excellait dans la maitrise de cette arme. Elle visait loin et ses flèches étaient puissantes pour la chasse et le combat. La housse de transport était en cuir également brun avec différentes flèches, aux différents embouts permettant une certaine adaptabilité.
Moriko frotta son pantalon rougeâtre. Elle secoua ses cheveux blancs d’une extrême longueur pour se débarrasser de la poussière. Son bras droit était légèrement rouge et son épaule saignait. Les gravillons s’étaient enfoncés dans sa peau bronzée et la terre avait l’air d’avoir fusionnée avec sa peau et les plaies. Ce n’était pas très beau à voir.
— Mais… Qu’est-ce qui t’as pris de t’arrêter comme ça ? cria-t-elle dans ma direction.
Elle était vraiment en colère. Ses yeux dorés me fusillaient. En y réfléchissant bien, le loup affichait la même expression dans un combat d’alphas. C’était dans ce genre de situation que je me posais des questions sur sa famille, ses origines. Chaque famille était représentée par un animal : l’animal de la famille Shison était le faucon aplomado par exemple. Le loup géant était autrefois attribué à la famille Dokyô qui dirigeait Nornaelesia. Leur loyauté, leur sagesse et leur force faisaient leur réputation. Malheureusement, les Dokyô avait disparu 10 ans auparavant, lors de l’invasion par l’île la plus au nord de l’archipel Fukushima : Tsumetainos. Mo’ ressemblait à la fois aux Dokyô mais s’en détachait également ; quelque chose la différenciait. Elle avait un tempérament de feu, était débordée par ses émotions.
— Et toi sale tête de mule ! Tu voulais te tuer en sautant de mon dos à cette allure ?! Entre ça et hennir toute la nuit pour connaître la raison de notre voyage à Sunaesia, tu te montres aussi maligne qu’une enfant d’à peine deux ans !
C'était plus fort que moi, c’était le rat en trop dans la tanière à souris. Moriko qui jusque-là ronchonnait dans son coin et se frottait bien partout pour enlever la poussière, se stoppa, les mains sur les cuisses, la tête vers le bas et quelques longues mèches de cheveux glissant de chaque côté de son corps. Je m’assis, mon regard guettant ne serait-ce qu’un mouvement de sa part. Je vis quelques secondes après des gouttelettes frapper le sol poussiéreux sur lequel nous nous trouvions. Je voulus m’excuser mais à peine avais-je ouvert ma gueule que la jeune femme se redressa, tête penchée, les larmes coulant sur ses joues tâchées de rousseurs.
— Tu crois que c’est drôle pour moi ? Pendant 16 heures, j’ai mariné. Tu ne me dis rien. Tu te contentes de courir dans une seule direction, en fixant un seul point et tu m’ignores. Je m’inquiétais puis maintenant j’ai peur de savoir ce qui m’attend là-bas. Ce n’est pas par caprice que je te demande ça, c’est par désespoir. Si tu me perçois comme une gamine à être ainsi, alors tu n’es juste qu’une sale vieille aussi répugnante que les autres.
— Moriko, je…
— La ferme. Débrouille-toi toute seule. Reste terrée dans ton coin. Si tu refuses de me le dire, quelqu’un d’autre le fera.
Moriko partit sur ses mots en direction des Sans-Pics. Ces montagnes étaient dangereuses mais elle y était familière et connaissait de nombreux raccourcis, inconnus ou mal maitrisés me concernant. Je regrettais de ne lui avoir rien dit. Je regrettais aussi ce que j’avais dit précédemment. Elle était très mal et tout ce que j’avais fait, c’était l’insulter plutôt que d’essayer de la rassurer. Il fallait que je la rattrape et qu’elle n’arrive pas la première à Sunaesia ou nous courrions à la catastrophe.
A la suite d’une demi-douzaine d’heures de course à travers les montagnes, j’aperçus Sunaesia, éclairé par le soleil enflammé. Tout le monde était rentré dans le village ; les champs encerclant les remparts en bois étaient déserts. Je me dépêchais de passer la plaine en longeant le littoral, noyé par l’Océan Bleuet passé de bleu à orangé à cause du changement de position de notre grande boule de feu. Arrivée devant la grande porte en bois faisant barrage aux visiteurs, j’appelai les gardes pour qu’ils m’ouvrent.
— Fubuki est arrivée sur ordre de Shison Hoshiko, fille du chef sunaesien Shison Daichi. Je demande à entrer.
Je dus patienter quelques instants avant qu’un garde n’apparaisse en haut du poteau de bois droit.
— Nous vous demandons un exemplaire de cet ordre envoyé par la fille du chef.
J’espérais que c’était une plaisanterie cependant ce n’en était pas une. Il me fallait vraiment montrer le rouleau, possédé par Moriko : je l’avais glissé dans notre sac de voyage. J’essayais de prouver à ce garde que j’étais bien ici sur l’ordre d’Hoshiko mais il ne me croyait pas et aucun des trois gardes ne m’ouvrit. Leur vigilance était plus élevée qu’auparavant.
—Mais qu’est-ce qui se passe ici ! Vous faites un de ces bordels ! C’est insupportable ! Vous voulez que je vous pousse par-dessus le mur ou quoi ?!
—Madame ! Vous avez raison ! Nous sommes insupportables ! Poussez-nous par-dessus le mur !
Je devinais qui avait été réveillée et je commençais à rire. Cette scène était d’un ridicule à en mourir de rire. Tebayai Mikan dirigeait la section espionnage du village et était réputée pour son autorité. Elle était si autoritaire que presque personne n’osait la contredire. Ces gardes n’avaient pas de chance : avoir Mikan comme commandant, ce n’était pas de tout repos.
Le Village s’organisait en trois sections : les espions gérés par Mikan, la garnison par Natsumi, une jeune femme de 19 ans appartenant à une des plus vieilles familles de Sunaesia, et le Conseil Restreint dirigé par Hoshiko pendant la convalescence du Chef. Depuis quelques années, je siégeai au Conseil en tant que tacticienne. Les dirigeants des factions ne pouvaient y siéger ; ils communiquaient avec eux, étaient parfois invités mais cela restait occasionnel. Nous étions six sans compter le Chef, cinq hommes et une femelle. Les cinq autres étaient les plus influents et appartenaient aux familles les plus anciennes. Ces familles ont participé au bon développement du Village il y a 400 ans, après un conflit important entre Nornaelesia et Sunaesia selon les livres d’histoire.
— Demandé si gentiment…
Le garde qui lui avait répondu se vit flotter dans les airs, tenu par le col. Il hurlait de peur mais continuait de dire qu’il fallait qu’il passe par-dessus le mur. Je décidais de réagir car elle allait réellement le lâcher si cela continuait.
— Voyons Mikan, laisse donc ce pauvre jeune homme tranquille. Tu ne voudrais pas t’attirer quelque pépin juste pour ça tout de même.
Une tête se pencha alors du haut du poteau et j’aperçus le visage de Mikan. Ses longs cheveux indigo flottaient au vent et elle portait son autre main au-dessus de ses yeux orangés, les plissant afin de mieux me voir. Après m’avoir reconnue, elle agita sa main de gauche à droite en l’air pour me saluer, souriante.
—Fubuki ! Ça fait longtemps ma petite louve préférée ! Qu’est-ce que tu fiches là ? Mo’ est arrivée il y a deux bonnes heures !
—Je me doute. Nous avons eu un léger différent sur le trajet et nous nous sommes séparées. J’attends vainement depuis un moment que quelqu’un m’ouvre car aucun de ces sympathiques gardes accepte de m’ouvrir.
Mikan fronça les sourcils et demanda au garde qu’elle tenait toujours dans le vide pourquoi ils refusaient de m’ouvrir. Il lui expliqua que je n’avais aucun justificatif qui prouvait mes dires, il lui était donc interdit de m’ouvrir.
— Mais qu’ils sont cons ces gardes ! hurla-t-elle. Tu sais quoi ? Tu peux le mettre là où je pense ton justificatif !
Puis elle se retourna en direction des autres gardes et balança ce pauvre malchanceux vers ses compagnons. Elle descendit du poteau pour m’ouvrir la porte.
— Je te remercie Mikan. Mais es-tu vraiment obligée d’être aussi violente avec eux ? Ils obéissent seulement aux ordres qu’on leur donne.
—Hum… Oui, j’y suis obligée. Ils sont tellement abrutis qu’ils ne savent pas reconnaitre le mensonge de la vérité. Puis ce n’est pas la première fois que tu viens ici. Le pire, c’est qu’ils sont encore plus cons à cause de ce qui se passe en ce moment au village.
Son expression se durcit et elle se frotta l’arrière de la tête. Mikan m’invita à entrer dans le village et nous marchions en nous racontant les dernières nouvelles.
Les maisons de Sunaesia étaient toutes principalement faites en bois et aucune ne se ressemblaient : chaque habitant apportait sa touche personnelle à son foyer. Cela rendait le village plus appréciable. Les rues étaient décorées richement de végétation, de bancs, de décorations diverses et variées, et les lampadaires en fonte noirs étaient allumés afin que nous puissions voir dans le noir. Ils étaient allumés à dix-neuf heures environ. Nous marchions une petite demi-heure avant d’arriver à quelques mètres de la maison du chef : celle-ci était constituée de deux étages. Le premier était donc au sol, fabriqué en pierre et était troué de plusieurs ouvertures de verre blanc transparent et encadrées de métal noir. Le second était fabriqué en bois, possédant plus d’ouvertures que le rez-de-chaussée. A l’arrière de la maison au premier étage, il y avait une grande arche ouvrant sur un balcon. Aucune porte ne fermait l’endroit ; seul un rideau servait de séparation. A l’arrière côté gauche de la maison poussait l’arbre le plus vieux du village : un tilleul de Miquel âgé approximativement de 250 ans. Ce printemps, il avait fait des fleurs jaunes tirant légèrement vers le blanc. Cet arbre était tellement… majestueux. Son tronc mesurait un peu plus d’un mètre de large et dépassait la maison des Shison. Le fût était aussi haut que la maison et le houppier commençait à quelques mètres après le toit. Les branches maitresses retombaient légèrement pour ensuite laisser les rameaux et ramilles tomber encore plus. Sa ramure était tellement saisissante. Un feuillage extrêmement dense recouvrait cet arbre.
— Mikan, j’aimerais savoir : où se trouve Moriko en ce moment ?
— À ce propos, Nous avons eu un léger souci avec Mo’…
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