1) Les Rats
Pataugeant dans les ordures jusqu'à mi-mollets, Zia remonta l'allée qui conduisait à sa cabane. Penchée et perchée, l'habitation de fortune semblait sur le point de s'effondrer. Elle émergeait de l'immondice, bricolée de bric et de broc. La jeune fille monta la petite échelle de cordes, son sac à dos plein à craquer la déséquilibrant. Une fois devant la porte, elle posa son lourd butin et se dépêcha d'enlever ses bottes et son pantalon de protection. Elle racla minutieusement la couche de saletés et rejeta le tas obtenu par dessus le balcon. La puanteur indescriptible qui se dégageait de la marée de déchets en contrebas ne gênait pas le moins du monde Zia. Née à trois mètres au dessus de cette marée singulière, elle pouvait sentir un Tube ouvert dans un tas d'ordures.
Elle retira ensuite ses gants de caoutchouc et enfila son pantalon léger d'intérieur.
— Je suis rentrée maman, annonça t-elle.
— De bonnes trouvailles pour une fois ? demanda sa mère, en revenant de la petite pièce du fond.
— Assez pour tenir quelques jours.
Elle illustra ses dires en déballant ses découvertes. Quelques fruits à moitié mangés et encore sains, sans doute tombés du nid des Oies Cendrées par inadvertance, plusieurs Tubes nutritifs qui n'étaient pas finis, et miracle, un autre encore non ouvert ! Son opercule fermé luisait, tentateur. Elle extirpa ensuite différents petits objets qui pourraient être utiles pour la maison, du tissu, un vieux récipient tout cabossé mais suffisant pour récolter de l'eau de pluie, de la ficelle, un briquet.
— Tu as fait attention, n'est-ce pas ? s'enquérit sa mère.
Zia la regarda en acquiesçant. La maladie, la pauvreté, la malnutrition et l'anxiété avaient creusé des sillons dans le visage de sa mère. Sa fille aînée représentait la prunelle de ses yeux, la seule de ses trois enfants à avoir survécu. Le choléra avait emporté son fils à l'âge de cinq ans et l'accouchement du petit dernier avait été particulièrement difficile, le nouveau né n'avait vécu que quelques jours. Pour renchérir sur leur malheur, le père de Zia s'était fait emporté par une coulée subite de déchets. Avalé par la vague, personne ne le revit depuis. Cela faisait trois ans maintenant. La mise au monde de Tek avait laissé des marques indélébiles sur le corps et l'âme de la mère de famille, Andréa. Elle ne quittait quasiment plus la cabane, trop faible pour affronter les courants. Zia assurait leur subsistance.
— Ne t'inquiètes pas, j'évite le secteur trois. Il y a peut-être plus à manger là-bas mais plus d'émeutes car tout le monde y va. J'ai entendu dire que le père Nény avait été poignardé lors de sa dernière sortie.
— Il a riposté ?
— Je crois... Instinctivement... Quelques coups de poing pour se dégager, quelque chose comme ça.
Andréa soupira en secouant la tête. Nény était un homme bon, déposant quelques bricoles pour leur venir en aide lorsque Paul avait disparu. Mais par ses actions, il ne pourrait pas rejoindre Némésis. Dans les marais des Rats, peu importait si vous étiez agresseur ou en état de légitime défense. Tout acte de violence enregistré par les caméras portait à conséquence. Ici bas, pas de juge, de procès ou de prison, la sentence était simple : disqualification pour l'éligibilité à rejoindre Némésis.
Némésis, le paradis spatial de l'Humanité en construction. Les citoyens de classe 1, ou les Oies Cendrées comme les appelaient familièrement le peuple car il s'agissait des animaux volant le plus haut, eux pourraient rejoindre Némésis. Ils n'auraient qu'à quitter leurs hautes tours pour embarquer encore plus haut. Leur argent équivalaient à un ticket d'entrée ; grâce à eux, Némésis était financée. Les autres classes de citoyens aussi pourront rejoindre Némésis sans problèmes : les professeurs, docteurs, agriculteurs, travailleurs, tous étaient des pièces essentielles au fonctionnement de la société, des rouages d'une mécanique bien huilée. Mais que faire des reclus, des pauvres, ces citoyens inutiles de classe 5 : les Rats ? Comme ils représentent un tiers de l'Humanité, le Gouvernement avait dû réfléchir à quelque chose pour les maintenir tranquille. Leur refuser le rêve de Némésis équivaudrait à la rébellion des basses classes. Ralliés dans leur cause commune, ils pourraient faire trembler les villes au dessus de leurs têtes.
Pour éviter cette catastrophe, le Gouvernement avait émis l'idée que les citoyens de classe 5 les plus méritants et pacifiques pourraient espérer rejoindre Némésis. Ceux exempts de toute violence pourraient être sélectionnés pour le tirage au sort des tickets pour la station spatiale. Réalisant qu'être parmi les heureux gagnants était quasi-inaccessible, les Rats volaient, tuaient, violaient toujours autant.
Mais Andréa et Zia y croyaient encore. Leurs statuts de citoyens n'abritaient aucune violence. Tous les jours, elles réussissaient. Zia se mêlait peu aux autres pour éviter toute cause de conflit. Elle partait faire ses recherches dans des secteurs peu abondants mais, grâce à son flair, elle parvenait toujours à trouver de quoi subsister pour elles deux.
Némésis leur était toujours accessible. Lorsque Némésis serait achevée, leur vie changerait. Sur Némésis, elles vivraient enfin décemment. Némésis !
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