6) État des lieux
— Heureusement qu'on a accès aux satellites sinon on serait aveugles à ce qui se passe sur Terre. Et c'est pas la joie, soupira Logan.
Il s'affala sur une chaise aux côtés de Zia, dans un laboratoire loué par la famille Branston pour la dernière lubie de leur fils. Le lieu, équipé d'un observatoire permettait l'étude de leur planète d'origine. Et au cours du dernier mois, ils avaient appris beaucoup sur le présent de la Terre, livrée aux Rats.
Les effondrements s'étaient intensifiés. Un nombre toujours croissant de super-tours tombaient. Les Rats qui s'y étaient installés après le départ de leurs précédents occupants furent soufflés comme des fétus de paille. Même s'ils n'en étaient pas sûrs, Zia était persuadée que les violences n'avaient fait qu'augmenter. Avec toutes les Classes 1 à 4 évacuées vers Némésis, les Rats avaient perdu leur faible source de nourriture stable. En effet, sans les poubelles des autres Classes à fouiller, une véritable guerre civile faisait sans doute rage pour chaque bouchée de Tube. La jeune fille s'inquiétait pour sa mère. Grâce au satellite Branston, elle avait pu montrer à Logan son quartier et sa maison perchée, toujours debout. Mais elle n'avait pas pu savoir si sa mère était toujours sur place. Ce qui pouvait être une bonne comme une mauvaise nouvelle.
Grâce à d'autres balayages, les deux apprentis chercheurs essayaient d'en apprendre davantage. Les forages excessifs avaient déstabilisés jusqu'à la structure même de la couche terrestre supérieure. Et avec l'atmosphère saturée de produits chimiques, on ne remarquait même plus les trous de la couche d'ozone mais plutôt les rares endroits où elle est encore présente. La météo détraquée faisait s'enchaîner les catastrophes naturelles. Logan avait écumé les bibliothèques avec Zia à la recherche des rapports traitant des grandes extinctions. La Terre se trouvait au plus mal de son existence. L'impact de la météorite ayant provoqué l'extinction des dinosaures, la pluie perpétuelle de cendres qui en avait résulté et le refroidissement de l'atmosphère étaient de fait moins critiques que la situation actuelle. La planète se vengeait des mauvais traitements de l'Homme en détruisant ses super-tours et ses villes les unes après les autres. De plus, à cause de la pollution et du réchauffement climatique, la fonte des glaces provoquait l'élévation du niveau des océans. Ceux-ci se trouvaient vingt mètres plus haut qu'au début du siècle. De nombreux Rats étaient les petits-enfants de réfugiés climatiques n'ayant pas retrouvé d'emplois dans leur nouvelle ville. Les terres cultivables étaient rares et la faible qualité des sols les rendaient quasiment inexploitables. Et les Classes 3, les Agriculteurs hors sols et de synthèse, avaient emporté leurs techniques avec eux sur Némésis.
— Dis, pourquoi tu fais tout ça ? Toutes ces recherches ? demanda Zia.
— Personne n'a l'air de s'y intéresser alors, je me suis dit qu'il fallait bien que quelqu'un documente tout ça. Histoire de laisser une trace de ce qui se passe. Même si j'ai l'impression qu'il n'y aura bientôt plus de Terriens à qui transmettre ça. J'ai peur que l'Humanité ne dérive que dans l'espace à présent. Jusqu'au jour où quelque chose ira de travers, un problème de nourriture ou une défaillance et on mourra aussi.
— Plutôt défaitiste ton scénario, grinça Zia.
— Plutôt réaliste si on considère l'Histoire.
Logan reprit son observation et dictait ses remarques à Zia. Celle-ci prenait en notes et rajoutait parfois sa touche personnelle grâce à ses expériences sur le terrain. Ensuite, ils modifiaient le rendu final ensemble avant d'archiver leur rapport sur le réseau. Ils doutaient que leurs recherches amateurs n'intéressent un jour quelqu'un. La population spatiale sponsorisaient davantage les travaux pouvant leur être utiles dans leurs nouvelles conditions de vie : déplacements spatiaux, agriculture de synthèse, divertissement virtuel, allongement artificiel de la durée de vie. Après dix mois dans leur nouvelle cité orbitale, ils n'en avaient cure de l'évolution du bout de caillou ayant abrité l'Humanité jusqu'à alors.
* * *
Logan Branston ne s'en doutait pas mais son discours était plus proche de la vérité qu'il ne pouvait le penser. A cause de sa construction accélérée et au rabais, Némésis était, de fait, plus vulnérable que sur ses plans. Certains propulseurs perdirent en puissance à peine un an après la colonisation de la station. Les Classes 4 chargés d'intervenir sur les défauts structurels extérieurs, les Tardigrades, faisaient des sorties de plus en plus récurrentes pour des problèmes de blindages. Ce sont eux qui tirèrent une première sonnette d'alarme aux Ingénieurs de la Classe 2 qui avaient imaginé et dessiné la station. Leur incompréhension les fit se tourner vers les chefs de chantiers ayant opéré les plus gros des travaux. Comme auparavant sur Terre, ceux-ci avaient falsifié leurs rapports et leurs bilans annuels pour camoufler les raccourcis. Chacun se renvoya la balle pendant des mois pour essayer de trouver un coupable. Une bataille juridique en sous-marin faisait rage à coup d'injonctions et d'audits pour déterminer qui était en faute. Tout ça se fit en dehors des sphères publiques pour ne pas alerter la population des problèmes qui se tramaient. Qui voudrait semer la panique quand la capsule de survie de l'Humanité déraille ?
* * *
Un mois après le départ de Zia, la vie sur Terre n'était plus que cauchemar. Les pauvres Rats restants s'étripaient pour des miettes chaque jour. Une réserve découverte dans une capsule agricole verticale provoqua une nouvelle guerre civile. Chaque effondrement de tour faisait des milliers de victimes. Les corps se mélangeaient aux marées de déchets charriés dans les rues inondées. Au moins, les survivants n'avaient plus à patauger dans ces marais quotidiennement. Sans ressources, certains se tournèrent alors vers le cannibalisme en dernier recours. Des affrontements toujours plus sanglants entre raffleurs et rafflés laissaient toujours de quoi contenter les attaquants survivants. Heureusement pour Zia et Logan, les photos satellites ne montraient pas précisément tous ces événements, sans quoi ils en auraient été malades.
Alors presque un an après son départ sur Némésis, Zia n'avait que plus d'espoir pour les laissés pour compte. Leurs images ne captaient plus de signes de vie humains. La pénurie de nourriture avait fait son œuvre. Incapable de nier l'évidence davantage, elle avait fait le deuil de sa mère quelques semaines auparavant. Inconsolable pendant des jours, elle n'avait pas quitté sa chambre, recroquevillée dans un coin et serrant dans son poing le pendentif de sa mère. Logan lui avait parfois tenu compagnie, ne sachant pas comment la réconforter. Elle ne lui dit pas mais sa simple présence, son attention et sa sympathie furent d'un grand secours. Jensen, le majordome personnel du jeune homme lui apportait des nouvelles régulières des autres Rats par l'intermédiaire de Damian. Cela lui remontait le moral de savoir qu'ils allaient tous bien. Puis elle se rappelait que leurs familles et connaissances avaient probablement tous péri et le cycle d'hystérie recommençait.
Logan n'avait réussi à la tirer de sa torpeur qu'en lui faisant part des scientifiques de Classe 2 avaient lu leurs rapports de recherches. Ils les avaient largement annotés et chaque page se trouvait maintenant couvertes de remarques et questions. Étant amateurs tous les deux, le jeune Branston requerrait l'aide de Zia pour les recenser, les analyser et leur apporter une réponse. Reconnue pour la première fois de sa vie pour autre chose que dénicher des Tubes entamés, elle sortit enfin de sa chambre pour retourner au labo.
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