Vertulian se présenta de bonne heure dans l’ancien oppidum qui servait aux réunions du Concile. Il se frotta les mains en songeant à la déconvenue d’Euphorbion qui, n’écoutant que sa libido démesurée, allait se retrouver au bal des Korrigans de Plouzinec au lieu du Grand Concile. Fausser compagnie à ces créatures serait aussi compliqué que dangereux, et il était donc fort probable que, tenant davantage à sa vie qu’à un titre d’archimage, son principal adversaire opterait poliment pour les danses interminables des lutins. Quant au vieux Phalangstène, Vertulian lui avait offert un voyage dans les terres du rêve profond grâce à un gaz de lourd-songe. Cet idiot devait planer dans quelque domaine onirique et ne serait pas présent à temps pour son oral.

En tant que dernier concurrent en lice, Vertulian savait qu’il lui serait aisé de convaincre les sages de la pertinence de sa candidature.

Tandis qu’il consultait la liste des dernières malédictions et s’assurait que son nom n’était mentionné nulle part, un homme s’approcha de lui. Il en perçut l’odeur de transpiration avant de voir l’ombre massive s’avancer au-dessus de lui. Vêtu d’un tablier de cuir et de braies gauloises, l’inconnu arborait à sa ceinture une petite cage dans laquelle voletait une pixie arcadienne : un joyau d’une inestimable valeur. Il salua Vertulian et le toisa d’un air indécis. Au-dessus d’une moustache broussailleuse, son regard frappé de strabisme semblait regarder en haut et en bas en même temps.

– Je suis Amostofello, l’arpenteur de dimensions. Il me semble vous avoir déjà rencontré dans l’une des Ornières médianes. Ne seriez-vous pas Vertulian, qu’on nomme le clairvoyant ? gronda l’homme d’une voix rocailleuse.

– Lui-même et en personne.

– Il me semble me souvenir que le jour où je vous ai rencontré, vous vous étiez vanté d’être imbattable au “gambit du mage”, et vous aviez refusé de m’affronter sous prétexte que les enjeux étaient trop faibles.

– J’ai beau me torturer l’esprit à la recherche de cet événement, je n’arrive pas à le resituer.

Vertulian savait qu’il n’aurait pu oublier un tel magicien : sa trogne de guerrier celte et ses paluches larges comme des battoirs lui conféraient davantage l’aspect d’un boucher que d’un thaumaturge.

– Visitez-vous souvent les Ornières ? reprit Amostofello.

– Je ne crois pas les avoir visitées ne serait-ce qu’une fois.

– Ah, je vois. Les visiteurs peu expérimentés ont parfois du mal à se souvenir de leurs premiers voyages. Eh bien dans ce cas, mon défi perd de son ampleur. C’est dommage, moi qui avais justement apporté une mise conséquente pour jouer avec vous…

– Oh, mais je suis toujours prêt à rencontrer un joueur expérimenté au “gambit du mage”, surtout si les mises sont alléchantes.

– Voilà qui est parlé, le félicita Amostofello dans un éclat de bonne humeur qui intrigua Vertulian : serait-il un si bon joueur de “gambit” pour avoir autant envie de l’affronter, lui dont la réputation n’était plus à faire ? Tant mieux, songea-t-il, les joueurs qui acceptaient de le défier étaient rares depuis qu’il avait battu Pier Louzbec au “Korrigan jaune”, son propre jeu.

– Peut-on connaître les mises ?

– Si je perds, je vous offre ma pixie arcadienne…

Vertulian se réjouit : c’était plus qu’il ne pouvait en espérer.

– … si je gagne – il tira de son tablier une fiole de verre et l’exhiba – vous porterez ce génie messager au Conseil afin que je puisse délivrer un appel que les sages doivent entendre.

– Quel genre d’appel ? demanda-t-il pour la forme, car il était sûr de gagner.

– Il s’agit d’un recours à l’article 49-2 en vertu duquel les archimages doivent respecter certaines obligations envers les membres affiliés au Concile.

Vertulian haussa les sourcils. Il s’attendait à une requête hautement plus délicate.

– Eh bien c’est d’accord, allons à la salle de banquet où nous pourrons nous rafraîchir tout en jouant.