Première rencontre
Juin 1986 - Orvault (Banlieue proche de Nantes)
La première fois que j’ai rencontré Gabriel, je devais avoir environ cinq ans. Beaucoup de mes souvenirs de cette période de ma vie se sont effacés, fondus dans un entrelacs de sensations. Les voix de mes parents me racontant une histoire le soir avant d’aller dormir, la musique jazz au salon, alors que mon père faisait danser ma mère jusqu'à qu’ils soient tous les deux à bout de souffle. Le goût du fondant au chocolat de ma mère.
Pourtant je me souviens parfaitement de la première fois où j’ai vu Gabriel. Peut être qu’inconsciemment, je savais déjà l’importance qu'il aurait dans ma vie ?
C’était une magnifique journée de printemps. Nous étions début juin et un soleil éblouissant brillait dans un ciel bleu sans nuages. Comme tous les dimanches à l’époque, mes parents et moi même avions passé la journée au parc de la Gaudinière. Quand il faisait beau, nous emportions un pique-nique, préparé par ma mère. Puis nous nous installions à l’ombre d’un arbre pour manger avant de passer l’après-midi à jouer. Je me souviens de mon père me poussant sur les balançoires, toujours plus fort, toujours plus haut. A ce moment, j’étais sûr qu’en me concentrant assez fort, je serai capable de derober un bout de ciel. Nous ne rentrions qu’en fin de journée, lorsque le ciel commençait déjà à changer de couleur. Le parc n’étant qu'à une demi-heure de marche de notre maison, nous y allions toujours à pied. Le soir, fatigué d’avoir trop joué, mon père me juchait sur ses épaules et prenant la main de ma mère dans la sienne, nous rentrions.
Ce jour là, en arrivant devant notre maison, je vis un énorme camion garé au beau milieu de la rue. Je savais que la maison voisine était en vente depuis que Madame Chat, comme je l’appelais dans ma tête, était décédée un peu plus d'un an auparavant. Plusieurs personnes avaient visité la maison au cours de ses derniers mois, mais je ne savais pas que nous allions avoir de nouveaux voisins. Au regard qu'échangèrent mes parents, ils n'étaient pas au courant non plus. Il faut dire qu'on ne voyait pas souvent des nouvelles têtes dans le coin. La petite ville d'Orvault était, et est toujours d’ailleurs, ce qu’on peut appeler une banlieue chic de la ville de Nantes. Mes parents avaient tous les deux grandi à Nantes intra-muros, et ils avaient déménagé lorsque ma mère était tombée enceinte. Étant tous les deux avocats, et venant de familles aisées, ils en avaient largement les moyens.
Mes parents s’approchèrent donc afin de se présenter, moi toujours perché sur les épaules de mon père. Deux déménageurs étaient en train de transporter un énorme piano à queue dans la maison tandis qu’un couple d’une trentaine d’années parlait avec le chauffeur du camion.
Le couple s’appelait Cécile et Pascal Blanc, et la famille déménageait de Paris car Mr Blanc avait été promu à Nantes, comme directeur financier d’une grosse compagnie. Je ne me souviens pas de tout ce dont mes parents et les Blancs parlèrent ce jour-là, c’était des conversations d’adultes et j’étais en dehors de tout cela à l’époque. Je me perdis plutôt dans la contemplation de l’énorme camion rutilant qui se trouvait juste en face de moi. J’étais littéralement bouche bée.
"Maman, maman...Regarde, regarde, regarde!"
Un petit garçon roux sortit en courant et hurlant de la maison. Il tenait son poing fermé en avant, et une fois arrivé devant sa mère, il retourna sa main afin de montrer son contenu à ses parents. Il s’agissait simplement d’une minuscule araignée noire, et inoffensive.
Cécile Blanc poussa un hurlement terrifié, tout en se réfugiant derrière son mari. Le petit garçon souriait à pleines dents. Pascal Blanc, se retenant lui aussi de sourire, gronda gentiment son fils.
C’est à cet instant que mon père me déposa sur le sol, me poussant gentiment dans le dos en direction de l’exubérant petit garçon. J'étais d’une timidité maladive à cette époque et je savais que mes parents s’en inquiétaient parfois. J’avais beaucoup de mal à parler aux autres, adultes ou enfants. Heureusement avec Gabriel, je n'eus pas le temps de réfléchir.
Le petit garçon tenait toujours la petite araignée dans son poing fermé, qu’il tenait précieusement contre sa poitrine.
Il me regarda. Je le regardai.
"— Salut ! Je m’appelle Gabriel et toi ?
— Moi, c’est Alexandre.
— Tu as quel âge? Moi j’ai quatre ans, presque cinq.
— Moi aussi, je vais avoir cinq ans bientôt !"
Et sur ces belles paroles, Gabriel m’avait pris par la main pour m'entraîner dans son jardin. Le jardin n'avait visiblement pas été touché depuis la mort de Madame Chat et l’herbe nous arrivait à la taille. Les fleurs aussi étaient magnifiques. Il y avait des roses, des tulipes, et du lilas qui embaumaient l’atmosphère. Depuis ce jour, j’ai toujours associé le lilas à Gabriel. Dans le fond du jardin, il y avait un vieux cabanon de jardin à la peinture verte et écaillée.
Pour deux garçons de quatre ans, presque cinq, ce jardin recelait des centaines de secrets à découvrir et à explorer. Ce jour-là, nous avions joué pendant plus d’une heure ensemble et malgré nos différences nous étions devenu amis presque instantanément. Mais c'était peut être aussi dû à notre jeunesse. Les enfants n’ont pas les même standards que les adultes quand il est question d’amitié. Nous n’avions pas besoin d'intérêts communs ou de sujets de conversation pour devenir les meilleurs amis du monde.
Gabriel était un petit garçon malicieux et plein de vie, il ne pouvait pas tenir en place, il devait toujours être en train de bouger ou de faire quelque chose de ses mains. Son corps et son cerveau étaient toujours en mouvement, et il réfléchissait à une quantité incroyable de choses en même temps. Il me posait des centaines de questions sur absolument tout et n’importe quoi. Quelle était le nom de telle ou telle fleur? Est ce que tel ou tel insecte piquait? Est ce que j’avais des frères et sœurs? Est ce que j’aimais les crêpes? Est ce que je possédais le dernier camion-robot? Combien y avait il d’étoiles dans le ciel? Et j’en passe. Moi, toujours sérieux, je répondais à ses questions du mieux que je le pouvais. Et quand je ne connaissais pas la réponse, je demandais à mes parents le soir, en rentrant chez moi, avant d’expliquer ce que j’avais appris à Gabriel le lendemain. Il m'écoutait toujours avec attention, hochant la tête avec importance. dans ces moments là, je sentais une inexplicable fierté me gonfler la poitrine.
Physiquement aussi, nous étions comme le jour et la nuit. Gabriel avait les cheveux d’un roux cuivré, avec de jolies boucles, et des magnifique yeux bleus. J’avais les cheveux châtain clair et assez raide, avec des yeux marron clair. J’avais la peau lisse et mate alors que Gabriel avait la peau claire et une multitude de taches de rousseur. J’étais légèrement plus grand que Gabriel, mais celui-ci compensait cette petite différence en sautant partout.
Un mois seulement après notre première rencontre, Gabriel et moi étions inséparables. On n’en voyait jamais l’un sans l’autre. La maison des Blanc était devenue ma deuxième maison et je passais de nombreuses journées et même certaines nuits dans la chambre de Gabriel à jouer. Je ne frappais même plus avant de rentrer. Lorsque les Blanc repartirent sur Paris pour l’anniversaire de Gabriel, qui tombait le 14 Juillet, soit un jour après le mien, ce fût un véritable déchirement qui se fit dans un torrent de larmes et d’adieux déchirants, sous le regard amusé des adultes assistant à la scène.
Ce jour là, nous nous promirent qu’à partir de l’année prochaine, et toutes les années suivantes, nous fêterions notre anniversaire rien que tous les deux.
L’année suivante passa de la même façon, je ne me souvenais même plus de la vie que je menais avant l’arrivée de Gabriel. La seule pensée d’une existence sans mon meilleur ami me semblait étrange et inconcevable. Même mes dimanches en famille au parc devinrent mes dimanches en famille avec Gabriel au parc.
En juillet 1987, nous fêtions notre sixième anniversaire ensemble. A midi le 13 Juillet, nous fêtions mon anniversaire dans mon jardin, avec les Blancs, et certains autres voisins. Le lendemain, ce fût rebelote chez les Blancs. Mais la nuit du treize au quatorze Juillet, fidèle à notre promesse, nous passâmes nos anniversaires rien que tous les deux, dans une tente, plantée au milieu du jardin de Gabriel.
Cette tradition perdura jusqu’au jour où je perdis Gabriel de vue, bien des années plus tard.
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