Malak
Depuis la création de l’Empire, pas un seul Empereur n’a appartenu à une autre famille que l’une des Neufs. Celles-ci règnent en maîtres sur neuf royaumes distincts, tous centralisés par le trône impérial à Kenthora. Selon les lois impériales, un Empereur ne peut pas à la fois être Empereur et conserver son titre de Roi de son royaume d’origine. Ainsi, lorsqu’un nouvel Empereur monte sur le trône, il doit désigner un héritier pour régner sur son fief ancestral. Cet héritier devient donc Roi de ce royaume, mais ne peut être nommé futur Empereur.
Cependant, cette règle de succession impériale, bien que censée garantir une répartition équilibrée du pouvoir entre les familles dirigeantes, a souvent été une source de tensions à travers l’histoire. Les rois, une fois nommés, sont souvent déchirés entre leur devoir envers l’Empire et leur loyauté envers leur famille ou leur royaume d'origine. Nombreux sont ceux qui, au fil du temps, ont préféré suivre les règles de succession classiques de leur royaume — désignant leur propre héritier parmi leurs enfants ou proches, au mépris des coutumes impériales. Cela a provoqué des conflits de loyauté, créant parfois des luttes intestines pour le trône impérial, chaque famille cherchant à maintenir sa mainmise sur le pouvoir tout en consolidant son propre fief.
(ajouter exemple de famille)
Histoire et symbolisme de l’Empire - Frère Diurne Hektor.
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L’héritier de rien, l’héritier du vide.
La rosée du matin s’infiltrait à travers des rideaux de velours épais, glissant ses perles cristallines sur les plis sombres. Une brise légère, empreinte de printemps, s’invita à travers la fenêtre entrebâillée, balayant une mèche de cheveux jaunâtre sur le visage endormi du prince. Il frissonna légèrement sous la caresse du vent frais, resserrant sa couverture contre son torse. Un froncement de sourcils marqua rapidement son réveil alors qu’il sentait l’absence d’une chaleur familière à ses côtés.
Les paupières lourdes, Malak ouvrit les yeux, cligna plusieurs fois, le temps que ses pupilles se fassent à la lueur nouvelle. Le vide s’étalait à côté de lui, vaste et froid. Sa main glissa instinctivement sur la place délaissée, cherchant, en vain, à combler un espace qui n’avait jamais semblé si grand.
Il se redressa lentement, s’asseyant au bord du lit. Le froid mordit sa peau nue, tandis que le soleil éclatant ne parvenait pas encore à réchauffer les pierres du palais. Un bruit faible parvint à ses oreilles : de l’eau qui clapote dans la pièce d’à côté. Une moue agacée tordit ses lèvres alors qu’il attrapait une fourrure pour s’en draper. À grands pas, il traversa la chambre, se dirigeant vers la porte de la salle des bains.
Sans plus de cérémonie, il tenta de tourner la poignée. Verrouillée.
“ Déverrouille la targette. ”
L’ordre roula de sa gorge, rauque, alourdi par le sommeil. Aucun écho ne lui revint, ce qui raviva une irritation sourde en lui. Malak n’aimait pas qu’on l’ignore. Ses poings frappèrent violemment la porte, un coup sourd suivi d’un autre, impatient.
Toujours rien.
Un bruit derrière lui le fit se retourner brusquement. Une nourrice approchait, portant un nourrisson dans ses bras, son visage marqué par la fatigue. Malak ne prit même pas la peine de cacher son agacement.
“ Que fais-tu ici ? ” lança-t-il, d’une voix coupante.
“ Pardon, mon prince ”, murmura la domestique en baissant la tête, tremblante. “ L’Impératrice a souhaité que votre fils prenne son bain à ses côtés. ”
Le visage du prince se contracta sous l’effet d’une profonde contrariété. Sans même un regard pour l’enfant, il se tourna à nouveau vers la porte, frappant plus fort cette fois.
“ Tu as entendu ? Il veut sa putain de mère ! ” cracha-t-il.
La nourrice détourna le regard, comme si cet acte la protégeait de la brutalité des mots. Le bruit de l’eau s’arrêta soudain, suivi de pas feutrés sur le sol mouillé. La porte s’ouvrit enfin dans un grincement.
Elle apparut, drapée d’une simple serviette de lin. Manaessa. Ses yeux, d’un bleu glacé, accablèrent Malak d’un silence lourd de mépris. Il ne fallut pas un mot de plus pour que l’atmosphère entre eux se charge de tension, suffocante, palpable.
“ Tiens ta langue, vil serpent.”
Chaque syllabe suintait de haine. Malak la jaugea, son regard glissant sur ses courbes, son sourire dénué de toute subtilité.
“ Manaessa… pourquoi ne m’as-tu pas attendu pour prendre ton bain ? ”
Le silence qui s’ensuivit était plus bruyant que tout ce qu’ils auraient pu se dire. Une hostilité sourde vibrait entre eux, lourde et amère.
Manaessa détourna à peine les yeux, scrutant le nourrisson dans les bras de la servante, avant de fixer à nouveau son mari. La chambre se gorgeait des non-dits, des regrets muets et des ressentiments étouffés.
“ S’il vous plaît, princesse ”, implora la nourrice, ses bras tremblants sous le poids du bébé. “ Vous devez le prendre avec vous, c’est un ordre de l’Impératrice. ” Manaessa haussa un sourcil, avant de laisser échapper un soupir désabusé.
“ Que ma mère prenne son bain avec, si cela lui chante. Moi, je risquerais de le noyer. ”
Cependant, après un instant de silence, Manaessa daigna récupérer son enfant et l’emmena toiletter. Malak prit une jarre et se nettoya rapidement à l’eau avant de s’en aller, tout cela sans que le couple princier n’échange un mot.
Quand il sortit dans le couloir, un domestique manqua de le bousculer. Malak attrapa fermement ce dernier par l’épaule.
“ Où comptes-tu fuir de la sorte ? Ne vois-tu donc pas que tu as manqué de te cogner à ton prince ? ”
Puis, une autre main, bien plus imposante et charnue, se posa cette fois-ci sur l’épaule de l’androgyne.
“ Prince Malak. ”
Un chevalier de la Garde n’avait aucun droit de toucher de la sorte un membre de la famille empirique. Sir Corbus se le permettait pourtant, y compris avec l’Empereur lui-même. Commandant de la Garde depuis le désaveu de Sir Lawsen, ce géant à la musculature tonitruante fut éduqué dans les Fjell avant d’être recueilli par un seigneur de Venteux, qui l’éleva comme son propre fils. Son précepteur ne put jamais effacer les quelques maladresses dans les arts de l’étiquette que Sir Corbus possédaient. Dans tous les cas, personne ne le lui reprochait jamais, y compris Malak. Le prince, d’abord furibond, se décomposa quand il comprit qui le retenait de la sorte.
“ Sir Corbus, vous… vous vouliez vous entretenir ?
— Oui. La princesse Ererha va partir pour le royaume Venteux ce matin. L’Empereur a souhaité que vous soyez présent.
— Vous a t -il donné une raison ? ”
La réponse cinglante de Malak fit froncer les épais sourcils du chevalier.
“ Non. C’est un ordre de l’Empereur, vous devez obéir. ”
Une multitude de protestations et d’injonctions envers Sir Corbus passèrent dans l’esprit du prince. Pourtant, il préféra se mordre la langue et acquiescer. Comme un vulgaire toutou, mon oncle ne m’aurait pas envoyé Sir Edam par exemple, c’est évident. Il fut, de plus, plutôt ravi de la nouvelle du départ de sa cousine. Non pas qu’il l’appréciait ou la détestait, elle lui était même plutôt indifférente. Cependant, l’héritière partit, il pourrait prendre avantage de la situation pour placer la lumière de son côté, pendant que cette bonne à rien se ridiculisera chez son père.
“ Bien, qui est invité à part moi ?
— Tous.
— Y compris la bâtarde ? s’inquiéta le prince.
— Oui. ”
Malak eut l’air songeur. Sir Corbus inclina sa tête puis se permit de disposer. Le prince décida alors de rendre visite à une personne en particulier.
Le palais était furieusement agité. L’annonce du départ de l’héritière eut lieu hier, si bien que personne n’eut le temps de s’y préparer convenablement. Les domestiques s’affolaient, courant de tout côté à la recherche d’objets ou colporteur de messages à l’adresse d’autres. L'agitation dans les couloirs rappelait à Malak un autre jour de chaos : la naissance des jumeaux. Il se souvenait encore du tumulte qui avait suivi leur arrivée prématurée, et de la mort inattendue de leur mère. Malak n’avait jamais été proche de cette femme. Dès petit, ce furent les nourrices qui s’occupèrent de lui. Son père lui donnait l’instruction, quand il se pointait à la capitale. Eftios ne souhaitait pas avoir ses enfants encombrants dans les pattes au château Aerak-Modra, alors il les confiait à son frère, à Kenthora, où ils apprenaient des meilleurs précepteurs de l’Empire. Malak fut, de toutes manière, rapidement autonome, revendiquant ne pas avoir besoin qu’on le berce dès ses huit ans. Précoce, il apprit tôt l’art des bretteurs et impressionnait de ses capacités d’escrime alors qu’il présentait une allure chétive.
Il descendit en direction des cuisines, contourna les tonneaux de vins et bascula une grande amphore de terre cuite vide de tout liquide. Un courant d’air souleva quelques-unes de ses mèches, le raviva. Il plongea sa main sur un bloc de pierre du mur qu’il retira sans forcer, puis un autre. Il jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. Il se camouflait derrière les barriques d'alcool. Fier de ses manigances, il enleva les derniers morceaux et s’engouffra dans un passage sombre et terriblement étroit. Il prit soin de replacer l’entrée derrière lui.
Tout bon palais possède quelques tunnels pour échapper d’une vie trop formelle et ennuyeuse. Malak en connaissait quelques-uns. Petit, il les apprit par observation des courtisans adolescents qui peuplaient le palais. Après les avoir dénoncés, il céda à la curiosité et emprunta quelques uns de ces chemins vers l’inconnu. Celui-ci présentait le plus grand intérêt ; il donnait sur une poche des volières Modron.
Malak fut étonné que les torches soient allumés. A sa connaissance, personne excepté lui ne connaissait ce chemin. Cela le mit sur ses gardes… mais, sur de lui, il s’expliqua que les torches, fabriquées en résine de pin, pouvaient largement résister une quasi journée. De plus, il n’était pas improbable qu’une autre personne connaisse ce passage… elle finirait griller en croisant un oiseau tonnerre à l’arrivée dans tous les cas.
Malak s’immisça jusqu’à la poche. L’air y était d’une fraîcheur agréable, correctement oxygéné par le travail des jardiniers.
“ Hyméria ?”
Demanda t il, suspicieux. Qu’elle ne me fasse pas faux bond…
Au détour d’une paroi, une tête brune sortit, puis une femme d’âge mûre. Grande et élancée, elle s’approcha de lui d’une marche spectrale. Sa peau pâle et dénuée de rides scintillait sous les plantes bioluminescentes. Elle disposait d’une tunique vert d’eau, surplombé d’un col à la couleur terreuse.
“ Mon prince.”
Elle ne se fit guère avare en courtoisie. Son genou droit toucha terre tandis qu’il n’apercevait plus son visage tant elle baissait la tête. Malak en était des plus ravis.
“ Relève toi jardinière.”
Elle obéit, plaça ses mains derrière son dos et rétorqua munit d’un grand sourire.
“ Que me vaut votre visite ?
— J’ai une requête.
— Est-ce lié au départ soudain de votre cousine ? ”
Décidément, pour une femme passant ses journées six pieds sous terre, au contact que de plantes et de dangereux volatiles, Hyméria savait toujours tout de la surface.
“ C’est exact. Je vois ça comme une opportunité.
— Tout à fait mon prince. Vos ambitions sont-elles toujours aussi hautes ?
— Bien sûr ! Alors, femme, conseil moi !”
La jardinière parut amusée de l’impatience du prince. Elle tourna les talons et s’avança vers l’une de ses merveilles lumineuses.
“ Que souhaitez vous exactement ? Le trône, toujours ? Qu’est ce que cela vous apporte ?
— Je te paye pour des stratégies, pas pour philosopher. Alors, avise toi de me servir. ”
Il eut pour réponse un silence complaisant. Malak serra ses poings, puis les dents, mais lui laissa finalement gain de cause.
“ Que veux-tu de plus ?
— Si tu devais un jour monter sur le trône… que ferais tu pour les jardiniers ?
— Quoi ? Comment cela que ferais-je ? ”
La pâle brune cueillit une feuille grasse qu’elle fit tourner dans ses longs doigts. Petit à petit, la lueur organique disparut.
“ Avez vous conscience de l’importance de nous autres, jardiniers, pour la survie de l’Empire ?”
Malak cherchait à garder son sérieux, mais il ne put empêcher quelques ricanements devant une telle stupidité.
“ Survie de l’Empire ? Quelques plantes et beaux jardins ?
— Imaginez un instant, plus de jardiniers, plus de… beaux jardins, comme vous dites. Plus de plantes bioluminescentes pour vos chers volatiles…
— Et bien, peu importe, nous trouverons d’autres tailleurs de buissons, ou, dans le pire des cas, nous fabriquerons nos volières hors de terre. ”
Hyméria se tourna vers le prince. Son visage arborait un ton grave, ses lèvres se pinçaient.
“ Mon prince, vous êtes crédule.
— Pardon ? Je ne vous permets pas de…
— Je ne permettrai jamais qu’un tel idiot devienne mon Empereur, notre Empereur. Pas plus que votre cousine incompétente. ”
La fraîcheur des lieux s’amplifia. Malak eut l’impression fugace que la luminosité s’amoindrissait. Les parois caverneuses paraissaient s’approcher dangereusement de lui.
“ C-comment osez vous parler de la sorte ?”
Il tremblait, sa tête tournait. Il porta sa main à sa ceinture, où se situait sa dague d’argent Sudien. Il n’y trouva que l’inquiétant vide. Un frisson le parcouru.
“ Trahison…”
Murmura t il d’une voix blafarde, qu’il aurait voulu moins gutturale. Hyméria ne bougeait pas. Pourtant, il sentit une aiguille lui perçait le bas du dos. Une longue et large aiguille. Une morsure d’acier. Il sentit avec effroi la chaleur de son sang. Puis, avant même qu’il ne se retourne, une affreuse douleur éclata dans tout son flanc. Il n’hurla pas. Chaque respiration devint un supplice. Le froid de la lame s’amplifia. Une brulûre apparut et s’étira le long de sa colonne, raide comme du métal chauffé à blanc. Ses jambes tremblèrent, incapables de le soutenir, et un voile noir commença à envahir sa vision. Un goût métallique emplit sa bouche, et un souffle rauque s’échappa de ses lèvres, presque un râle.
Le moindre mouvement ravivait cette profonde morsure, tirant des larmes incontrôlées de ses yeux. La sensation d'être transpercé le réduisait à un pantin impuissant, soumis à une douleur qui ne faiblissait pas, une douleur qui réclamait son dû, comme une bête affamée dévorant chaque parcelle de sa volonté. Je ne serais jamais, je ne fus jamais…
Pour dernière image, avant que Vigard ne l’emporte sur la pleine lune, il aperçut Hyméria, l’air abattu. Une femme, plus jeune, la rejoignit, portant une dague ensanglantée. Malak n’eut la force que d’expirer un dernier mot, teinté de fureur.
“ Toi…”
Le réel disparu. Son esprit tourmenté emprunta sa vision. Il vit sa mère, au bord de la rivière. Elle tenait Vlassis sur ses jambes. Elle était enceinte. Il aperçut son père qui la rejoignit. Les deux le regardèrent. Vint Rhae, il lui lisait une histoire, avec conviction, sur leur famille. Manaessa gagna également son esprit, elle pleurait devant un prince, un héritier qui ne le fut jamais, inerte, dans un tombeau.
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