Hermann
Elle, c’était une femme, j’en suis sûr maintenant.
-Monsieur... Hermann?
Posté derrière le comptoir, le flic me fait un vague signe de la main.
Lui, c’est un homme.
Je me lève. La gamine assise en face me fusille du regard, son père aussi. J’ai envie de lui dire «écoute Jean-François, ta colombe est une toxico, c’est pas grave mais ouvre les yeux, j’ai des vrais problèmes moi tu vois, c’est pour ça que je passe avant».
Mais bon.
J’ai l’impression de ne pas marcher droit. J’arrive au niveau du comptoir. L’homme en bleu m’adresse un drôle sourire pincé, qui lui donne un air de rongeur. Est-ce qu’il a pitié de moi?
-Ça va bientôt être à vous. Signez là.
Il me tend une feuille et un stylo à bille bleu. Je gribouille quelque chose, je ne sais même pas quoi. Je lui tend. Même sourire pincé.
-Allez on y va.
Maintenant? On dirait: il me tient une petite porte battante, comme celles que l’on voit à l’entrée des saloons dans les Westerns, et m’invite à le rejoindre. Je la franchis machinalement, sans comprendre ce que je fous derrière l’îlot d’accueil.
-Par ici! C’est le couloir, là, tout droit.
Je n’avais pas vu le couloir.
Nous marchons. Moi un peu en retrait. Il a fier allure, l’autre, avec son arme à la ceinture, son mètre quatre-vingt-quinze et ses bras de marin qui se secouent en rythme. Il balance des «Salut, ça va?» à ses collègues et ils répondent tous «ouais et toi?», mais lui ne répond pas.
Il a l’air gentil, il a l’air d’un type bien. Et moi, et moi... Je n’ai l’air de rien.
Il s’arrête devant l’encadrement d’une porte. J’ai peur. J’ai peur, j’ai envie de le lui dire mais je ne sais pas comment. Au lieu de ça, je le fixe comme un animal fou, le souffle court, les narines battantes et je lui demande à la hâte:
-Vous vous appelez comment, vous?
Il ouvre la bouche pour répondre mais il se ravise. Son visage se détend. Il comprend.
-Pierre. On va faire ça ensemble, ne soyez pas inquiet, vous êtes en sécurité.
Dans la pièce, une policière est assise devant un ordinateur. Elle est blonde, jolie. Non, ce n’est pas l’uniforme, elle est jolie. Je rencontre ses yeux, verts ou gris. Mon ventre se tord.
Elle, c’est une femme.
Elle me dit bonjour d’une voix sonore et éclatante. Je n’arrive pas à répondre.
Pierre ferme la porte. Il me dit de m’asseoir. Il s’installe à côté de sa collègue. Elle me regarde, mais moi je ne veux pas la regarder, alors je regarde Pierre. Elle insiste:
-Alors, qu’est-ce qu’il vous arrive? Qu’est-ce qu’on peut faire pour vous?
Elle a l’air gentille, elle aussi. Je sais, je sais, je sais que ce n’était pas elle, je sais. Mais ses yeux me mangent... J’ai l’impression de brûler vif.
Pierre, dis-lui! Mon pote! Je ne peux pas moi, oh non, pas moi, je ne peux pas...
-Prenez votre temps.
Je ne sais pas lequel des deux a dit ça. Je relève la tête. Ils ont l’air de souffrir autant que moi, c’est étrange. La fille se retourne et me tend une boîte de mouchoirs. Son visage est flou. Je ne comprends pas, alors je ne la prend pas. Elle la dépose sans faire de bruit sur le rebord du bureau. Je plaque mes mains sur mon visage, je suis brûlant, j’étouffe, mais... je pleure? Je regarde mes mains. Elles sont mouillées.
Je vois Pierre, il a croisé les bras, il attend. Je la vois, elle, et elle c’est une femme. Une femme mais une autre, pas celle-là. Pas cette fois.
-C’était une agression sexuelle. J’ai subi une agression sexuelle. En fait, je crois que j’ai été violé.
Je prend un mouchoir.
Nous sommes dehors. Il fait très froid. Pierre me tend une cigarette. Il en prend une.
-Vous savez, on en entend pas souvent des histoires comme la votre. N’en voulez pas à ma collègue, elle est encore jeune, elle a été bouleversée.
-Je ne lui en veux pas. Pas du tout. Faut dire que j’ai pas mal pleuré moi aussi.
Il tape sur sa cigarette avec le bout de son index. L’extrémité rougeoie et une pluie de cendres vient moucheter une fine couche de neige boueuse, piétinée, salie.
-Comment vous vous sentez, là?
Là? On ne peut pas dire de telles choses à haute voix. Je me demande Pierre, je me demande comment... comment il se fait qu’on ne meurt pas en de pareils instants... qu’ensuite on se réveille encore le lendemain matin, qu’on se lève, qu’on se nettoie les dents, qu’on se mette une cravate... qu’il soit encore possible de vivre après ce que j’ai vécu, après avoir été arraché à son corps, à son être, à sa vie.
Ce n’est pas tant mourir, c’est être mort. Tu voudrais entendre quelque chose d’autre, Pierre, je le sais. Mais celui que tu appelles «Monsieur Hermann» n’existe plus, c’est un Hermann boueux, piétiné, sali.
Quand je me regarde dans le miroir je ne vois rien: ni homme, ni femme, aucun des deux et les deux à la fois.
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