Chapitre 2 : Chrysildia
Dekan avait beaucoup pleuré le lendemain. Dès son réveil, son père lui avait expliqué comment lui et Lyndo l’avaient retrouvé sur le point de sombrer dans le gouffre. Puis il lui expliqua qu’il devait partir vers la capitale avec le Gardien, mais le jeune homme avait déjà entendu tout cela et n’écoutait que d’une oreille en feignant la surprise. Il avait eu l’espoir secret que tout cela ne soit qu’un rêve, mais les yeux rouges de son père rendaient la discussion de la veille terriblement réelle. Il allait partir.
Sa douleur et ses larmes, elles, n’avaient rien de feintes. À l’heure du départ, il s’était précipité dans les bras de ses parents en hurlant qu’il ne voulait pas y aller, mais son père restait étonnement distant, le regard perdu dans le vague en caressant les cheveux de son fils sans conviction. Sa mère pleurait tout autant, et lorsque Lyndo fit monter Dekan dans le fiacre, elle se détourna pour pleurer dans le creux du cou de son mari en lui frappant l’épaule de son petit poing. Elle lui en voulait. Après tout, c’était une décision qu’il avait prise seul. Mais elle savait qu’ils n’avaient pas d’autre choix, que si leur fils portait véritablement la Lumière en lui, il ne pouvait pas rester ici. Le fiacre s’ébranla dans un concert de grincements alors que Dekan fit un signe de la main à ses parents à travers la fenêtre. Seul son père lui répondit. Un virage, et sa famille disparut à jamais.
Le voyage sembla durer une éternité. Lyndo passait son temps assis en face de Dekan, les bras croisés, à somnoler. De fait, le jeune homme ne pouvait qu’observer le décor à travers la fenêtre pour passer le temps, dans un silence total. Ils ne s’arrêtaient que brièvement aux heures des repas pour prendre une brève collation avec le cocher qui parlait tout autant que le Gardien. Le soir, ils faisaient halte dans un village pour dormir dans une auberge miteuse. Lyndo restait éveillé toute la nuit pour surveiller Dekan ; qui sait ce qui peut arriver à un enfant dans un établissement rempli d’ivrognes.
Le matin du quatrième jour, Chrysildia se dessina enfin à l’horizon, et cette vue coupa le souffle de Dekan. C’est comme si ces voyages pénibles étaient balayés par cette vision.
Les hautes murailles étaient faites de pierres jaunies si polies qu’elles miroitaient au soleil et semblaient être d’or. Le fiacre arrivait par une petite colline au nord, près de la mer, aussi bénéficiaient-ils d’une vue plongeante sur la ville. À l’intérieur, comme des seconds remparts, des murs circulaires constitués d’arches larges comme trois maisons séparaient la ville haute de la ville basse. On aurait pu penser que la ville avait été construite à l’intérieur d’un immense colisée. Au centre de la ville haute, au sommet d’une colline, un palais somptueux étincelait de mille feux. Ses tours, a contrario des murailles, étaient véritablement constituées d’or et d’argent, leurs pointes pourfendaient le ciel qui paraissait jaloux de leur beauté.
À leur droite, à perte de vue la mer flamboyait de mille feux sous le soleil, de légères vagues soulevant les navires accostés au port, faisant tanguer les bateaux de pêcheurs au large. En approchant de la ville, il s’aperçut que des bannières et des fanions étaient suspendus dans les rues et entre les arches, et par moment, il crut même distinguer des gerbes de confettis multicolores voler au vent.
— J’oubliais… C’est aujourd’hui.
Dekan sursauta. Il avait presque oublié la présence de Lyndo qu’il pensait toujours endormi. Mais le Gardien semblait plus éveillé que jamais et observait avec lui la ville qui s’étendait en contrebas.
— Qu’est-ce qui est aujourd’hui ? questionna-t-il.
— Tu verras bien, se contenta de répondre Lyndo. Cocher ! reprit-il en élevant la voix. Faites-nous passer par le port.
— Vous êtes sûr ? On risque de rester bloqués.
— J’en suis sûr. Allez !
Le fiacre poursuivit donc sa route jusqu’à une bifurcation où il tourna à droite, en direction de l’entrée nord-ouest de Chrysildia, la plus proche de la mer. Des gardes les saluèrent alors qu’ils passaient sous une lourde herse en fer et ils furent aussitôt assaillis par des musiques festives qui retentissaient de toutes parts. Un tintamarre de réjouissance résonnait depuis le port et devenait de plus en plus assourdissant au fur et à mesure qu’ils s’en approchaient. Mais par-dessus tout, Dekan restait ébahi devant les passants.
Les hommes portaient des tuniques colorées, certains dansaient, crachaient des flammes, chantaient à tue-tête, accompagnés par des femmes en robe de soie légère, tout aussi colorées, parcourues de fioritures de fil d’or. Parfois, ils croisaient des Hommes-lézards, plus calmes, qui se contentaient de discuter joyeusement ou de fredonner les musiques ambiantes. D’autres se prélassaient au soleil, leurs écailles vertes ou grises renvoyant des reflets dorés. Ici et là, on pouvait voir des Elfes porter les affaires de leurs maîtres ou s’affairer à l’intérieur d’une maison, l’air trop préoccupé pour se soucier de ce qu’il se passait dans la ville.
— Que se passe-t-il ? C’est un jour de fête ? demanda-t-il en se tournant vers Lyndo.
— C’est ce qu’a décrété le peuple. Aujourd’hui est un grand jour, mais je ne vois pas de quoi en faire une fête toute la journée dans la ville…
— C’est-à-dire ?
— Tu verras, tu verras…
Dekan se retourna de nouveau vers la fenêtre, légèrement exaspéré. Pourquoi le Gardien faisait-il tant de mystères sur la raison des festivités ?
Ils passèrent sous une arche du mur intérieur et se retrouvèrent alors non loin du port. Quatre navires encadraient un cinquième, aussi gigantesque que somptueux. Devant le quai de ce navire, une foule incroyablement dense se tenait et observait quelque chose qui se trouvait sur une estrade dressée sur le ponton pour l’occasion. En plissant des yeux, Dekan parvint à distinguer l’objet de l’attention : entourée de quatre prêtres, une petite fille aux cheveux blancs se tenait debout et attendait visiblement que la foule se calme avec une sérénité déconcertante.
Le silence s’abattit sur l’assistance et l’on n’entendit plus alors que les clameurs lointaines des festivités qui se poursuivaient. La petite fille prit alors la parole avec assurance, sa voix retentissant sur les vagues de la mer et les pierres du port.
— Chrysildia m’a parlé. Elle m’a adressée une vision dans laquelle les Dieux m’ont confié une mission. Je vois clair, à présent ! Slajd Lumi ain stok ! entonna-t-elle d’une voix chantante dans une langue que Dekan ne connaissait pas.
Ce dernier se tourna vers Lyndo qui écoutait attentivement.
— Qui est-ce ?
— Illya, la Prêtresse Blanche.
— Une prêtresse, à son âge ? s’étonna l’enfant.
— Elle doit être aussi jeune que toi, en effet… Mais écoute, l’interrompit le Gardien en mettant un doigt sur sa bouche.
La foule scandait désormais « Slajd Lumi ain stok ! » d’une seule voix, sous le regard bienveillant d’Illya.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Dekan sans pouvoir s’en empêcher.
— C’est de l’Ancien Langage, connu seulement des prêtres aujourd’hui. Grossièrement traduit, cela signifie « La Lumière comme seule parole ».
La Prêtresse leva une main et aussitôt, l’assistance se tût, prête à boire ses paroles. Ses cheveux flottaient au vent et semblaient êtres faits de fils d’argent. Elle dégageait une aura bienveillante, mais Dekan trouvait qu’elle avait quelque chose d’inquiétant.
— Les Dieux guideront mes pas ! J’accueille à bras ouverts la route qu’ils m’ont tracé ! Le destin qu’ils m’ont donné ! Je répandrais la Lumière sur les terres connues ! Les Dieux l’ont prédit : j’inonderai le monde de la gloire des Hommes et de la Lumière ! Slajd Lumi ain stok !
Elle se détourna et descendit de l’estrade pour monter sur son navire. Le jeune homme se tourna vers le Gardien qui l’observait attentivement.
— Alors ?
— Alors quoi ?
— C’était un beau discours, tu ne trouves pas ?
Dekan hésita quelques secondes.
— Oui, mais… je trouve que… Enfin, il y avait quelque chose de faux.
— C’est peu dire. Ce sont des mots qu’on lui a dicté. Elle ne fait que réciter ce que les prêtres à côté d’elle lui ont ordonné de dire au public. Et maintenant, elle part dans les terres connues pour « répandre la Lumière ». En d’autres termes, convertir les peuples barbares et tuer ceux qui refusent de se soumettre.
— Mais c’est horrible ! s’indigna Dekan. Et ce n’est qu’une enfant ! Pourquoi ne pas confier cela à une adulte ?
— Personne ne l’a choisi. Elle s’est révélée être la prêtresse d’une ancienne prophétie à l’âge de ses trois ans. On raconte que son chant aurait des vertus que nul n’ose imaginer, mais on l’interdit de chanter car cela la tuerait.
Dekan réfléchit quelques secondes. Il n’avait jamais entendu parler d’une telle prophétie.
— Et comment savoir si c’est bien elle ? Ils se sont peut-être trompés !
— Lorsqu’elle avait trois ans, elle possédait un chaton qui s’est blessé, elle a failli se tuer en lui chantant une berceuse. Inutile de préciser que les blessures de son chat ont disparues. Quant à Illya, il lui a fallu deux mois pour s’en remettre complètement, et à partir de ce moment, elle est devenue la Prêtresse Blanche.
— Oh… Alors elle n’a vraiment pas eu le choix.
— Ça te rappelle quelqu’un ? demanda Lyndo avec un semblant de sourire aux lèvres.
— Oui, avoua Dekan. Nous possédons tous deux quelque chose que nous n’avons pas voulu, et cela nous a arraché à nos familles…
— Mais grâce à ce « quelque chose », vous rendrez le monde meilleur.
Il y avait une nuance d’apaisement dans la voix de Lyndo, mais cela n’était pas d’une grande aide à l’enfant. De ce qu’il savait, le monde n’avait pas besoin qu’on le rende meilleur. Mais il avait constaté en arrivant en ville qu’il ne savait pas grand-chose du monde.
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