7.

5 minutes de lecture

Moins d’un quart d’heure plus tard, j’atteins la place de la Comédie par la rue du Pont Moreau. Une dizaine de spots éclairent les lieux, alimentés par des groupes électrogènes. Là sont entassées des centaines de toiles de tente de la Croix Rouge pour peut-être un millier de personnes. Il y a bien un peu de bruit, se traduisant par des murmures et divers cliquetis, mais je suis étonné du calme régnant. Tout se fait en retenue et dans une forme de communion. Cela procure un aspect biblique à la scène.

Des brancards sont également déployés en vrac. Leurs occupants toussent et gémissent, mourant. Une semaine que la société s’est écroulée et on croirait que la maladie et la famine pullulent déjà.

Je pénètre la zone, examine la foule misérable et silencieuse qui s’est regroupée. Au milieu du parvis trône un bungalow en dur. Une file de gens y entre dans un sens pour en sortir de l’autre. Il doit s’agir du point de restauration. Je m’approche encore et distingue un vieil homme derrière un comptoir, remplissant à la louche une pitance plus liquide que solide. Je m’étonne de l’existence de ces âmes dévouées, sacrifiant leurs dernières heures au profit des autres. Mais il en faut bien ; il y en a toujours eu.

L’homme me regarde. Il a cessé tout mouvement. Si bien que la femme qu’il s’apprêtait à servir tend toujours son bol d’une main tremblante et pitoyable. Il pense peut-être que je cherche à doubler tout le monde, à prendre la part des autres ; cela expliquerait pourquoi il me dévisage de la sorte.

Il reprend finalement sa tâche. Sa mission. Et je reprends ma marche, qui elle n’a aucun but.

Je lève la tête, perçois l’ombre du Temple Neuf face à moi. Sur ma gauche et à pareille heure, j’aurais autrefois pu admirer la cathédrale Saint-Etienne illuminée. Aujourd’hui ce n’est plus qu’une masse assombrie sur un ciel étoilé, un antre rempli de pauvres bougres à la recherche de l’extrême onction. J’imagine que même les plus mauvais pratiquants ont dû s’y rendre, priant pour que le Tout-Puissant les arrache à la vie sans douleur.

Je m’apprête à quitter le secteur lorsqu’une femme se dresse devant moi. Elle est enturbannée d’une espèce de chiffon ou de serviette et me fixe sans sourciller. Il fait sombre mais je devine ses yeux cristallins.

— La mort est plus douce que la perte de tout espoir.

— Pardon ? demandé-je alors que je suis presque sûr qu’elle fait référence à Lettre à Sophie Ruffei, le 1er mars 1778, écrite par Mirabeau – mon professeur de français de première ne jurait que par Mirabeau.

Elle sourit. En fait non. Elle relâche juste son visage.

— Tu observes ces gens d’un œil suffisant. Eux ont accepté leur sort. Fais-en autant.

— Je dois y aller.

— Ne ferme pas ton cœur. Tout ira bien.

J’ai toujours détesté ces médiums, voyants et autres charlatans ; cet ésotérisme ayant induit des centaines de personnes dans l’erreur pendant des siècles ; et je n’ai jamais apprécié qu’on me suggère ma conduite non plus.

— Écartez-vous.

Elle ne bouge pas. Je dois presque la bousculer pour passer, et je ne me sens soulagé que lorsque je la sais derrière moi.

Vieille bique.

Je continue vers le pont des Roches. Avant de l’emprunter, je jette un œil sur la Moselle en contre-bas. Des masses flottent sur l’eau. Des masses aux proportions très humaines.

Je traverse malgré tout.

Je suis dans le secteur piétonnier. Je sillonne deux ou trois rues en y constatant plusieurs faits. Il n’existe plus aucune vitrine de boutique intacte ; plus aucune porte qui n’ait été forcée. Tout a été dévalisé. On a mis la ville à sac. Les trottoirs sont rendus à l’état de dépotoir. Il y a des rats, des chats, des insectes grouillant. À cela il faut ajouter des tonnes de poubelles non ramassées et qui puent à des dizaines de mètres à la ronde.

J’avance dans ce marasme et manque de trébucher sur un corps sans vie. Je ne peux m’empêcher de l’observer, de chercher son regard assombri par la grande faucheuse. Mais ses yeux sont clos ; le type a probablement été abattu pour pas grand-chose. Durant une seconde, je me demande ce que je suis venu faire ici. J’aurais pu rester dans mon quartier, demeurer auprès de mes anciens voisins et de cette femme et son petit garçon que j’ai sauvés. Mais non ! Il a fallu que je vienne me perdre dans les ruelles sombres et glauques du centre-ville pour rendre hommage au souvenir d’autrefois. Plus rien ne ressemble et ne ressemblera à mon souvenir. Je suis en train de le réaliser. Je suis surtout en train de mesurer à quel point je suis seul. Seul. Un courant d’air gelé me happe ; j’entrevois l’image complètement surréaliste du vide que je vais rejoindre demain, ressens cette peur que j’avais étant enfant : celle du néant.

Des larmes commencent à se fabriquer derrière mes yeux, mais un bruit les disperse. Je me situe au bas de la rue du Palais, et quelqu’un vient d’apparaître du coin de la rue des Clercs. À la vue de sa morphologie, je suppose que c’est une femme. Une femme frêle et vêtue comme une adolescente. Nous nous immobilisons et la situation dure bien 10 longues secondes ainsi. Puis elle s’enfuit en courant dans la rue du Petit Paris.

— Attendez ! crié-je.

Je ne sais pas pourquoi mais je décide de la suivre. Je me dis que si cette fille a aussi peur que moi, elle ne peut pas être mauvaise. J’ai juste envie de lui dire qu’elle n’a rien à craindre. Que je suis tel un grand explorateur venant en paix et non de ceux qui laissent des cadavres sur le pavé. Que je suis quelqu’un de bien.

Elle disparaît sous le grand porche du centre commercial Saint-Jacques, situé en plein cœur de Metz. J’y arrive en quelques foulées. La boulangerie Brioche dorée qui fait l’angle est éventrée. Les racks à viennoiseries jonchent les sols, ainsi que des éclats de verres craquant sous mes pieds par milliers. À ma droite, le magasin Foot Locker a perdu toute sa devanture et la plupart des baskets d’exposition sont par terre. Il en va de même pour les bijoux d’une boutique voisine et un magasin de smartphones. Un faible halo de lune pénètre les rues, réfléchissant à peine dans les cages d’escaliers ou halls d’immeubles alentour. Et cette galerie n’échappe pas à l’obscurantisme. Il y a une semaine, ce secteur était l’un des plus animés du centre. Je n’aurais jamais cru qu’il puisse devenir aussi lugubre. Je repense soudain aux milliers de fois où je suis passé par là, ignorant la foule remplie de futilités. Désormais la foule est absente et les futilités recouvrent les sols de partout.

J’entends un claquement. Je vais au fond, là où les portes automatiques donnent accès aux boutiques. Le grand portail métallique a été tiré. Je le tapote du bout des doigts, sondant sa résistance. Puis j’entends respirer derrière moi et sens un sourd contact sur le rocher de ma tête. Je suffoque, cherche à me retenir après les mailles de la grille. Mes jambes fléchissent, se liquéfient. Fondent encore et encore...

Annotations

Vous aimez lire BriceB ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0