14.
Le groupe enchaîne sur quelques classiques de Bob Dylan et d’Elvis, un peu de Dire Straits, et Fix You, de Coldplay ; ils jouent même l’Hymne à l’amour d’Edith Piaf, et sans trop l’écorcher.
Puis Kamel et moi décidons de nous écarter un peu des décibels.
Après avoir pris soin de passer par la tireuse à bière, nous nous abritons sous une grande tonnelle où nous savourons notre Leffe.
Une vingtaine de tables sont dressées. Au vu des dessins et styles d’écritures qui les ornent, j’en déduis qu’elles ont pour origine l’école du village. Deux types ronflent sur leurs bras croisés. Une bouteille vide git entre eux. Sûrement de la mirabelle ou une mixture locale du genre. Pendant ce temps, la musique continue, les gens dansent, les enfants jouent ; d’autres dorment sur des couches de fortune.
Cela doit faire une heure que je n’ai pas songé à la fin du monde tiens.
Je contemple toute cette joie et cette bonne humeur en me disant que le seuil cinq (l’acceptation) de Kübler-Ross a été largement atteint ici. Je ne vois rien d’autre pour justifier cette vaste sauterie. Il doit y avoir des millions, peut-être des milliards de personnes qui ont franchi ce cap à cette heure-ci. Pourtant je suis presque sûr qu’il n’y a qu’à Han-sur-Meuse qu’on le fête avec autant d’entrain.
Je fixe Kamel pour partager un sourire, et je m’aperçois qu’il n’a pas l’air aussi enthousiasmé que je le suis. Il manifeste un étonnant détachement et ne prête guère attention à ce qui l’entoure. Un peu comme s’il était déjà blasé.
Nous nous mettons à discuter de banalités. Il me parle de son travail impliquant de nombreux déplacements aux quatre coins de la France, de Brest à Nice et de Pau à Strasbourg. Lorsque vient mon tour de causer carrière professionnelle, je me sens presque mal à l’aise. Inutile d’essayer de vanter une vie aussi mouvementée que la sienne puisque mon cul restait principalement rivé dans une chaise pendant que le sien s’agitait dans tous les sens. C’est un véritable actif. Du genre à bricoler dans son appartement la semaine et qui trouve encore le temps de dépanner la voiture du voisin le weekend.
Une passion chez lui, la soudure. Enfin… pas vraiment la soudure. De ce que je comprends, c’est le métal qui l’exalte. Là où le menuisier prend un malin plaisir dans le traitement du bois, lui se satisfait à morceler des équerres d’acier et à ébavurer des angles saillants. On aurait pu monter une belle société ensemble. Moi aux plans et aux études, lui à la réalisation. Il a une manière très pratique et logique d’aborder les problèmes, il maîtrise les formules mathématiques et au vu de sa tenue – mis à part la barbe – je devine que c’est quelqu’un de très soigneux.
Oui, je crois que ça aurait fait des étincelles entre nous. Dommage que nous ne le sachions jamais.
J’étais un peu réticent au début, mais je dois avouer que j’aime plutôt bien sa façon de s’exprimer. C’est un curieux mélange de soutenu et de – très – familier. Kamel est capable de placer dans la même phrase mansuétude et niquer sa race. Jolie prouesse. Capable d’utiliser l’adverbe effectivement entre deux t’as vu bien de la rue. Je pense que ceci est volontaire. Un peu comme s’il voulait garder le fil entre son enfance de banlieusard et sa vie bien ordonnée. C’est dommage que le temps nous manque. Il y avait une amitié à gratter par là.
J’observe partout autour de moi et déclare :
— C’est une sacrée aubaine qu’on soit tombé sur ce village, pas vrai ?
Il se contente d’acquiescer d’un petit coup de menton. Moi qui pensais que ça le ferait causer un peu sur sa destination, je me sens contraint de forcer le destin.
— Est-ce que je peux te poser une question ?
Il me fixe. Ça doit vouloir dire oui.
— Jusqu’où allez-vous, toi et Tino ?
— Je ne peux pas te le dire pour le moment.
Pour le moment ! Mais vit-il bien sur Terre ?
Je descends une gorgée de bière pour ravaler ma frustration. Elle est presque trop fraîche mais je ne vais pas me plaindre. Je ne pensais pas en reboire. Je ne pensais pas non plus me faire ramasser par deux inconnus et fêter la fin du monde avec un groupe rock US. Pourtant…
Je change de sujet et lui demande s’il a de la famille. Il m’explique que ses parents sont repartis au Maroc il y a dix ans. Qu’il a un frère quelque part à Marseille et que sa garce d’ex-copine l’a largué un mois avant la grande annonce.
Et c’est tout ce qu’il dévoile. Plus trop le temps de rentrer dans les détails faut dire.
Non loin de nous, l’aperçois le maire se faufiler dans la foule, serrer des mains et passer de franches accolades. Son visage est détendu, compatissant. Compatissant ou complice ? La frontière peut s’avérer mince. Il continue son numéro jusqu’à lever la tête vers nous. Là son regard change et l’oblige à congédier sans préavis la femme avec qui il discutait. Une dizaine de mètres nous sépare. Il les engloutit en quelques pas. Il ne porte pas sa cocarde mais est endimanché comme pour une communion. Âgé d’une bonne soixantaine d’années, il me fait un peu penser à Bruno Cremer, l’acteur qui jouait l’inspecteur Maigret. Je m’attends à ce qu’il nous demande ce qu’on fout là, nous rappelle qu’il est le chef du village et que son autorité est toujours de rigueur, mais…
— Bonjour, Kamel.
Je ne sais pas pourquoi, mais ma première réaction est de croire qu’ils se sont sûrement rencontrés à une compétition d’escrime. Aucun des deux n’a la tête du type qui croise une vieille connaissance pourtant.
— Ta venue n’était pas prévue ici. Est-ce que tout va bien ?
— Oui. Tout roule.
Le maire est gêné. Clairement mal à l’aise. Il se met à me dévisager et lance :
— C’est lui ?
— Non.
— D’accord. Mais... est-ce que… est-ce qu’il est bien avec toi ?
Kamel avale le fond de sa bière. La mousse lui fait une moustache blanche.
— Pas d’inquiétude. Il est quelque part dans le coin.
— Bien. Et lui, c’est qui alors ? demande Maigret en me fixant.
— Un autre à prendre. Il est accompagné d’une jeune fille. On n’est plus à ça près.
Je sens le maire se décomposer.
— Écoute… il faut qu’on en parle. En privé, ajoute-t-il.
Kamel quitte la table et les deux hommes s’éloignent, me laissant avec mes interrogations quant à ce curieux échange.
Je profite de ce temps pour chercher Marjorie dans la foule. Je ne la vois pas et mon cœur s’emballe d’inquiétude.
Ça n’a pas de sens. Pourquoi m’encombrer de cette fille ? Ou même m’inquiéter pour elle ? Elle n’a pas plus de compte à me rendre que moi. On a à peine discuté et je crois bien qu’elle me déteste. Je me sentirais pourtant rassuré de la savoir à côté de moi. Comme je l’étais pour Sara.
Je lève la tête et remarque un gamin sur une trottinette à quelques encablures. Il s’apprête à dévaler une bute mi-herbeuse mi-terreuse, ce qui me semble une idée relativement mauvaise compte tenu de la pente.
Il finit par trouver son angle d’attaque et fonce à toute vitesse, passe à côté de moi lorsque sa roue se prend dans une ornière et lui fait faire un sacré soleil. Vautré au sol, il se met à pleurnicher en se tenant le genou. Je doute que ce soit bien grave, mais comme personne ne réagit, je me lève et vais l’aider à se relever – je n’en suis pas à mon premier gosse sauvé de la soirée après tout.
— Eh ! ça va ? Tu ne t’es pas fait mal ?
Il cesse immédiatement de pleurer et me considère d’un drôle d’air.
— Ça va ? répété-je. Tu n’as rien ?
Il ne répond toujours pas et me dévisage comme si j’étais Shrek en personne.
Un vieil homme surgit de nulle part et s’agenouille près de lui. Il le console à voix basse et me lance :
— Merci ! Ça va.
Le type a un accent terrible.
— D’accord. Il doit y avoir une trousse de secours sinon…
Je lis sur sa figure plissée qu’il déchiffre chacun de mes mots.
— Oh ! excusez-moi, je n’ai pas compris tout, marmonne-t-il.
Je réalise que lui et le marmot doivent faire partie de l’équipe de production du groupe LTH. Immédiatement, je coordonne mon cerveau dans la langue de Shakespeare et lui repose les mêmes questions en anglais. Le vieux répète que ça va puis m’explique qu’il est le père des deux filles du groupe LTH. L’enfant, Cody, est le fils de la chanteuse grassouillette. Il me dit autre chose que je ne comprends pas et me demande si je sais à quelle heure décolle l’avion.
L’avion. Mais quel avion ?
Je n’ai pas le temps de cogiter plus longtemps que la mère du petit nous tombe dessus. Elle parle à une vitesse folle et palpe son gamin dans tous les sens comme s’il avait chuté du huitième étage.
Je reste planté face à eux, troublé de me tenir si près d’une vedette – vedette qui, de près, n’a rien de différent d’une autre femme. Elle sert Cody dans ses bras puis éclate en sanglots sans prévenir. Son père la cajole toute en m’adressant une main qui veut dire : ça va aller. Tout va aller pour le mieux. Que ce brave homme ne s’y trompe pas : je ne m’en fais pas plus que ça. Si je devais m’inquiéter pour tous ceux et celles qui sont en train de pleurer à l’heure qu’il est, il me faudrait plus d’une Leffe pression pour gérer mes émotions.
Je finis par retourner m’assoir.
Toujours aucune trace de Kamel ni du maire, mais vu l’air grave qu’avait ce dernier, je pense que la discussion doit se tenir dans un local où aucune oreille ne traîne, et qu’elle risque de s’éterniser. Du moins, j’imagine. En tout cas, je me demande si mon nouveau camarade me dira de quoi il retourne. J’aime croire qu’il le fera. Ça voudrait dire que j’aurais glané sa confiance en moins de trois heures. Il en aura fallu moins pour moi. C’est assez incroyable comme notre funeste échéancier compresse les décisions. Là où en temps normal n’importe qui aurait besoin de plusieurs échanges et d’un sac de preuves, de simples actes suffisent à faire foi désormais : un type qui joue de l’escrime ; un bel orateur ; et hop, on se suit jusqu’au terminus.
Terminus ! Où ai-je été le chercher celui-là ?
En attendant leur retour, je décide de noyer mes grandes réflexions sociétales dans l’alcool. Je lève ma chope lorsque surgit l’image de Sara devant mes yeux. Mes doigts glissent d’instinct sur ma poche arrière et ne palpent que du vide. Je devine que j’ai dû perdre la photo quand j’ai été relever le gosse, et qu’une âme charitable et à laquelle je ne peux qu’immédiatement faire confiance a vu toute la scène. Qui est cette brave personne ?
Mes yeux remontent du poignet jusqu’au visage. C’est la pianiste ; donc la tante de Cody – il faut dire que j’ai déjà rencontré une bonne partie de la famille et qu’il ne manquait plus qu’elle.
Elle écarte plus grand ses yeux, espérant que je me décide à récupérer mon précieux. Mais je reste figé. Je n’ai jamais croisé de célébrité dans ma vie. Mais ce n’est pas pour ça que je suis paralysé. D’ailleurs, si cette fille est une star outre-Atlantique, ce n’est pas le cas ici ; et comme la plupart des gens de ce champ, je ne sais même pas comment elle s’appelle. On ne peut pas dire non plus que je sois troublé par sa beauté. Sa sœur rondouillarde est bien plus jolie et la manière dont son autre main tient une bouteille de bière pourrait presque la rendre vulgaire. Mais elle possède quelque chose d’envoûtant dans son regard. Quelque chose qui capte au plus profond de moi et qui s’y promène comme une souris voyage dans des dossiers informatiques. J’ai l’impression qu’en me rapportant ma photo, elle savait déjà tout de sa signification. Cette fille lit en moi. Elle lit et n’éprouve pas de peine ni de compassion forcée. Elle sait seulement ma brisure d’enfance et la considère sans en faire des tonnes ; pas comme la majorité de ceux à qui je l’ai raconté.
Sa bouche remue en coin mais nul son n’en sort. Ça a pourtant l’air de vouloir dire : tiens, prends. Alors je tends la main et saisis le dernier titre de propriété de mon existence. Elle sourit. Elle sourit et devient belle. Belle à ma façon, et cela me suffit bien pour ce qu’il nous reste à vivre.
Je parviens à lâcher un thank you absolument ridicule ; aphone ; tremblotant ; incomplet. On aurait dit un collégien amoureux de sa prof. Elle recommence à sourire et s’embellit davantage. Des ailes me poussent. Me poussent si fort qu’avant de l’inviter à partager sa bière avec moi, je lui demande son nom. Elle extrait alors une curieuse liasse de post-its de son sac et en dépose un sur la table.
Hello. My name is Julia Candless. And I am dumb.[1]
[1] Bonjour. Je m’appelle Julia Candless. Et je suis muette.
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