16.

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Pour me faire une idée de son quotidien, elle m’a laissé feuilleter tous les pré-imprimés de son sac. Ce sont ce qu’elle appelle ses réponses rapides. Sans surprise triomphent les oui et les non ; les merci sont aussi très nombreux. Certains indiquent qu’elle est seulement muette, pas sourde. Un autre, manuscrit et rempli de petits smileys, précise que c’est de naissance et que la science n’a trouvé aucun donneur de cordes vocales à ce jour – je me suis laissé dire qu’elle ne le montrait pas à tout le monde, celui-là.

J’en ai passé une trentaine en revue. J’ai parfois souri en les lisant. Parfois mesuré l’étendue de son handicap. Notamment en découvrant qu’elle utilisait des serviettes hygiéniques plutôt que des tampons ; note que j’ai imaginé destinée à son gynécologue ou à la pharmacienne. Je me suis surtout demandé pourquoi elle n’avait pas une personne dédiée dans son entourage pour ce genre de sujet. Puis je me suis dit que c’était déjà assez gênant d’expliquer ce genre de choses à quelqu’un, alors à plusieurs… Et puis, plus simplement, peut-être désire-t-elle seulement son autonomie. Ou que ces détails ne sont pas plus embarrassants que d’acheter du papier toilette ou quatre packs de bière bon marché.

Il doit exister d’autres moyens de communication que ces petits post-its, mais c’est une habitude qu’elle a depuis toute petite, m’explique-t-elle sur la nappe. Depuis qu’elle a appris à lire et à écrire et qu’elle y a trouvé un exutoire. C’est d’ailleurs elle l’auteure de la majorité des textes que sa sœur et Pitt – le type à la chemise – chantent depuis une dizaine d’années.

Je finis par lui rendre ses fiches, un peu épuisé à force de les traduire. Je n’ai jamais autant regretté mon iPhone et son Google translate.

Je termine ma bière et pose le verre.

Dans une relation conventionnelle où l’on a la vie devant soi, un épisode de séduction tel que je suis en train de le vivre voudrait que j’agisse. En conséquence, il serait grand temps de montrer à cette fille qu’elle me plaît. Grand temps de la flatter. De l’inviter à dîner avant une séance de cinéma par exemple, où je pourrais lui offrir les roses d’un vendeur itinérant à 15 euros le bouquet. Je me situe précisément à cette bifurcation, celle qui décide du sort qu’on donne à une rencontre.

N’ayant plus rien à lui offrir de notre monde d’avant, je lui propose une petite marche en agitant mon majeur et mon index comme le ferait un enfant mimant un petit bonhomme – je me dis bien trop tard que j’ai l’air ridicule. Mais elle se lève et me fait le même petit signe des doigts en direction de la scène. Ou plutôt des coulisses de fortune érigées par la municipalité de Han-sur-Meuse.

Nous marchons épaule contre épaule en nous frôlant. Son côté tactile m’aurait complètement déstabilisé il y a un mois. Là, j’en suis à me retenir de la prendre par la main.

Nous passons un rideau improvisé et entrons dans une salle à même la terre. J’y retrouve la sœur de Julia, Pamela. Cody est présent aussi, assis sur une chaise en rotin. Le père des deux filles est également présent, installé quant à lui dans un fauteuil Louis XVI des plus rococos mais sûrement des plus confortables. Tous ont l’air d’attendre sagement. Trop sagement. Ce qui me fait repenser à l’avion du vieux. Y’aurait-il réellement un vol affrété ? Depuis quel aéroport ? Vers quel endroit ? J’ai bien envie d’interroger Julia à ce sujet mais elle monte sur la scène après avoir frotté la tête blonde du petit Cody. Je la suis comme un brave toutou.

Les membres du groupe ont déserté la zone. Je ne sais pas s’ils marquent une pause, s’ils ont terminé ou s’ils ont un avion à prendre, mais il n’y a plus personne pour jouer de leurs instruments.

Julia s’installe derrière son synthétiseur. D’une élégance en parfaite opposition à sa manière de boire, elle replace ses cheveux derrière les oreilles puis dépose ses doigts sur le clavier.

J’ai désormais affaire à l’artiste.

Elle commence par un morceau de musique classique qui m’évoque vaguement quelque chose ; certainement une 14e symphonie en Ré-mineur de Chopin ou de Mozart. À mon air dubitatif, elle comprend que ce n’est pas trop ma tasse de thé. Alors elle se met à jouer un morceau de Ray Charles, Georgia on my mind, que je reconnais après quelques accords. En trois ou quatre mouvements de doigts, elle enchaîne sur une chanson de Joan Baez, Blowin’ in the wind, que j’avais entendu pour la première fois dans l’excellentissime film Forrest Gump. Elle refait son tour de passe-passe et c’est Don’t make me over, de Dionne Warwick.

Pour l’instant, je ne sais pas trop où tout ça doit nous mener. Alors je profite simplement de son talent, qui me sidère. Il y a une telle dextérité dans ses gestes que j’ai du mal à assimiler comment un cerveau est capable de produire ça. J’ai toujours considéré les musiciens avec le plus grand respect qui soit. L’explication est que mon esprit cartésien et mathématique n’a pas leur patience pour chercher une note. J’aimerais le pouvoir, me dire que ce n’est qu’une fréquence à reproduire, mais je sais que ce n’est pas si simple. Parce que même si chaque note est unique, aucun ne la joue de la même manière. Il demeure toujours une nuance imperceptible. Quelque chose qui fait le style de l’artiste.

Elle joue ensuite des tubes plus modernes, toujours en observant mes réactions. Et là je comprends – enfin – qu’elle est en train de sonder mes préférences musicales, probablement dans le but de me jouer un morceau.

Je la regarde et annonce spontanément Delta Spirit[1]. Mais je ne me souviens plus du nom de la chanson que je veux. D’ailleurs, ce n’est même pas une chanson, c’est une petite ritournelle de seulement une minute que j’avais l’habitude d’écouter en boucle jusqu’à ce que cela en devienne énervant. Mais j’adorais cet air – il me semble qu’il s’appelait simplement : Interlude.

J’aurais pu tenter de le lui expliquer, voire le fredonner, mais c’est celui-ci qu’elle me joue d’instinct. Un frisson me parcourt et je dois m’assoir pour ne pas flancher.

Lorsque la fin est censée survenir, sa main gauche s’en va jouer des octaves graves qui lui donnent une nouvelle vie. Elle modélise – invente – une suite à la chanson. Ce n’est plus une répétition incessante, c’est une musique de film, une de ces symphonies qu’on entend tout à la fin, au moment de la séparation.

Elle achève en un puissant accord composé de ses dix doigts parfaitement synchronisés. Je ne sais pas comment les pianistes savent faire ça, mais c’est admirable.

En anglais, je lui dis merci.

Je ne savais pas quoi faire pour lui déclarer ma flamme. Elle, elle m’a offert une chanson.

[1] Delta Spirit : groupe rock américain

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