20.
Je crois que j’ai un peu dormi.
Du lever de soleil, je n’en garderai définitivement rien. Balloté dans le bus qui nous mène à la base aérienne, je demeure en état de choc. J’ai beau me répéter que ça va aller, que je vais aller en Amérique, que je serai avec Julia, avec Marjorie et Kamel, l’image de ces gens laissés sur le carreau reste imprimée. Celle du sang aussi.
On a fait quelques détours pour ne pas traverser Bar-le-Duc et son flot de voitures embouteillées. Pour cela, les chauffeurs ont évité la nationale et emprunté des routes si étroites qu’ils ont dû manœuvrer deux fois pour négocier certains virages. Mais cet itinéraire était déjà connu et on ne s’attendait pas à y trouver des surprises. Nous arpentons désormais la Départementale 16 avec un petit quart d’heure de retard sur le planning. Rien de bien méchant. Nous fendons pourtant la route à cent à l’heure ; pressés d’arriver ; pressés de voir si tout ce qu’on nous promet existe aussi.
Des courants d’air se faufilent par les fenêtres cassées ; la température a chuté et indique 14 sur le petit écran de l’allée centrale. Le mercure, qui dépassait allégrement les 30 degrés ces derniers jours, aura à peine le temps d’augmenter aujourd’hui. Et dans un peu moins de trois heures, Kathairesis va contrarier tous les plans de dame météo pour quelques temps.
Serai-je encore là pour le constater ? Peut-être que oui, finalement. Combien de temps ? Je ne sais pas, mais les Américains sont des survivalistes dans l’âme. Il y a tout à parier qu’une nouvelle société se bâtira sur les ruines du monde. Enfin… dans l’hypothèse où l’Idaho reste au sec. Mais j’ai envie de faire confiance à Bernie Candless et à ses sources.
Je n’aurais jamais cru qu’un petit vieux à l’allure si chétive ait été un agent du FBI. Un agent apprécié et plutôt respecté d’après ce que j’en déduis ; c’est le minimum pour garder autant de contacts dans l’administration. Et des contacts de poids en plus. Des gens suffisamment importants pour organiser un voyage en pleine crise planétaire et nous promettre un avenir. Plus que des anciens collègues : ils sont ses amis. De bons amis. Ce qui me conduit à me demander si j’aurais répondu à l’appel d’un des miens. Pas sûr…
En même temps, je n’ai pas d’ami. J’ai bien des connaissances. Des gens avec qui je m’entends bien et avec lesquels j’aime discuter, mais personne qui prendrait le moindre risque pour moi. Je le sais car je suis convaincu que je n’en prendrais pas le moindre pour eux. Le seul pour lequel j’en serais capable est assis dans ce bus. Ça ne fait pas 24 heures que je le connais et il est en passe de me sauver la vie.
Et puis… et puis il y a Julia. Il y aura Julia – le futur a repris son importance.
Je ne vois que le sommet de son crâne. Elle a attaché ses cheveux en une queue de cheval plus pratique qu’esthétique, mais même depuis ma position, je sais que cela lui va à ravir. Je repense à notre dernier échange sur le mirador, à la manière dont nous avons failli nous embrasser, et je me dis que je vais avoir un millier d’autres occasions de le faire, ce qui était inespéré il y a trois heures de cela.
Cody est toujours à côté d’elle, jouant sur un Smartphone relié par un fil à un allume-cigare. Exactement ce que je voulais faire il y a quelques jours avant de découvrir ma voiture désossée. Une époque qui me paraît à des années lumières. Mais une époque nécessaire. Car si j’avais eu l’idée de fuir à cette période, rien de tout ça n’existerait, et je serais peut-être en train d’errer avec des toxicos au cœur d’une ville déserte et moitié en feu.
— Eh ! Tu rêves ?
Marjorie attend une réponse en me regardant de son œil sain. L’autre est toujours tuméfié et le sera sûrement pour plusieurs semaines. Ce qui m’amène à resonger au responsable, saucissonné dans la soute. Il s’en est vraiment fallu de peu pour que je ne le tue pas, celui-là. Pourriture.
— Je crois que je suis fatigué. J’ai à peine somnolé vingt minutes.
Elle jette un œil vers l’avant et devine que Julia est au cœur de mes préoccupations. Je ne lui ai pas présentée et ne prévois pas de lui cacher mon intérêt pour elle, mais je sens que Marjorie a déjà tout saisi de l’histoire. Les ados savent détecter ces petites étincelles qui précèdent les grands feux de l’amour. Ils en sont friands et les préfèrent aux romances bien entamées.
Elle pince ses lèvres étrangement épargnées par les coups, mais je ne sais pas ce que ça signifie. Quelque chose à cheval entre compassion et moquerie probablement.
— Et toi, répliqué-je. Ça va ?
— J’aurais préféré que l’autre enfoiré crève. Mais sinon, ça va.
Je sous-entendais son état de fatigue. Elle n’a pas décelé la nuance dans mon ton. Ce n’est pas grave. J’ajoute ça à la longue liste d’incompréhensions ado adulte.
— Je voulais te dire… rajoute-elle d’une voix mièvre. Je voulais te dire merci.
— Il n’allait pas s’en sortir comme ça.
— C’est pour tout ce que tu as fait pour moi que je te remercie. Tu m’as sauvée au moins deux fois cette nuit. Et peut-être même une troisième en m’ayant conduite jusqu’ici. Mon père aurait apprécié. J’en suis certaine.
L’image de Patrice rampant sur le sol gras du Saint-Jacques m’apparaît et je baisse les yeux comme si j’étais responsable de l’Holocauste. Je ne suis et ne serai jamais à l’aise avec cet épisode. Lui et celui d’un meurtre de masse commis depuis un bus resteront des fantômes hantant mes nuits et les trous de mon esprit.
— Ne t’en fais pas, reprend-t-elle. Je sais que tu ne pouvais rien faire pour lui. Je crois que je l’ai toujours su. On était que deux dans une foule en furie. Et puis après… après je pense que j’étais juste en colère. Et tu étais le seul lien entre mon père et eux. Alors pardonne-moi d’avoir été un peu dure.
— Tu l’es toujours moins que ta matraque.
Elle sourit à ma réplique. Sourit et fait resplendir la collégienne du printemps dernier, malgré ses bleus et gerçures.
Puis Marjorie tourne la tête vers l’allée centrale. Elle est troublée par une petite fille qui va et vient entre deux sièges. Sa mère finit par perdre patience et la cloue sur ses genoux.
— Tu ne m’as jamais demandé où était ma mère dans toute cette histoire.
— Il faut dire que nous n’avons pas beaucoup parlé jusqu’à maintenant.
Je me souvenais pourtant de cette bonne femme dans le parking souterrain. Celle qui avait déclaré avoir été là pour soigner la femme de Patrice. J’en avais déduis que… En fait, je n’en avais rien déduis de particulier. Cette information était sortie de ma tête aussi vite qu’elle y était entrée.
— Elle avait le cancer. Elle est morte. J’avais 10 ans.
Voilà une série de petites phrases qui suffisent à tout me faire comprendre. Les adultes devraient parfois s’inspirer du pouvoir synthétique qu’ont les enfants, même si Marjorie n’en est plus vraiment une. Patrice aurait peut-être eu besoin d’une demie heure pour me raconter toutes les circonstances qui l’avaient conduit à devenir veuf. Des détails morbides. Mais des détails qui lui permettaient sûrement de faire son deuil.
— Je suis désolé.
— Oh ! Faut pas. Tout le monde meure. Toi, tu as perdu ta fille.
Je fronce les sourcils.
— Sur ta photo.
— Non. Non c’était ma petite sœur, Sara. Elle aussi était malade. Et elle est morte.
Je viens moi aussi de jouer au jeu du raccourci. Et c’est mieux en fait. Mais ai-je pour autant déjà expliqué à quelqu’un comment tout ça était arrivé ? Je ne crois pas. Je ne crois pas l’avoir rabâché à quelqu’un d’autre que moi.
Nous nous taisons suite à ça.
Autour, le vent danse sur les champs et le soleil commence à chauffer ; Kathairesis à terriblement se rapprocher également. J’ai l’impression d’être dans la salle d’attente d’un cancérologue. Là où le temps défile à une vitesse déconcertante et interminable.
— Tu l’aimes ?
— Qui ?
— Qui ! cette fille à l’avant du bus bien sûr.
Encore une preuve du petit brin d’enfance de Marjorie : sa spontanéité.
— L’avenir me le dira.
Elle sourit et pose sa tête sur mon épaule. Je crois que j’ai gagné un nouveau rôle dans son cœur.
Peut-être celui d’un grand frère.
Annotations