23.

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Tout le monde s’apprête à embarquer dans la grande arche volante lorsque nous sortons. Les bus ont été abandonnés toutes portes ouvertes et resteront ainsi jusqu’au déluge.

Les hélices de l’A400M tournent au ralenti, ce qui indique qu’il y a un co-pilote à bord et que le commandant Dechard ne s’envole pas en solitaire tel Indiana Jones. Rassurant. Rassurant aussi : le fait qu’il n’y ait visiblement aucun problème technique et que les moteurs aient démarré.

Nous ne marchons pas très vite. La faute à Tino, qui boitille depuis le coup de pied que je lui ai infligé dans les bois. Je n’y ai pas été de main morte – ou plutôt de pied mort, même si l’expression n’existe pas et qu’elle est franchement ridicule – mais il s’en remettra, il a la peau dure. Difficile d’affirmer le contraire de la part d’un gars qui a failli devancer Kathairesis deux fois en deux heures et qui s’en tire au final avec un vol gratis pour les États-Unis !

J’espère ne pas m’être trompé le concernant. On dit que nul ne naît mauvais. Qu’on ne subit qu’une succession de mauvais aiguillages dans la vie. J’imagine que Anthony Fazzalari a été un nourrisson aussi innocent que mère Teresa, et qu’un changement de cap a éloigné le père Fazzalari qui sommeillait en lui. La même bifurcation aurait peut-être transformée mère Teresa en Teresa la perverse qui sait ? À quel moment est-ce parti en vrille ? Que lui a-t-on fait ou qu’a-t-il compris de travers pour en arriver là ? Ça s’est forcément joué avant l’âge adulte ; tout se joue avant l’âge adulte ; tous les profilages de criminels le certifiaient avant la grande annonce. On trouve systématiquement une trace de papa absent, de vilaine maman ou de grand frère sadique dans le passé des délinquants sexuels. Est-ce vrai dans tous les cas ? Qui faisait du mal à ce pauvre petit Tino ? Est-ce que sa moman chérie lui disait qu’il était un mauvais garçon quand il arrachait les pattes des mouches ou tirait les chats par la queue ?

Je ne m’aventurerai pas dans des débats philosophiques, mais je pense être bien placé pour savoir que l’enfance joue un rôle crucial dans notre façon d’être et qu’une bonne partie de nos traumas d’adultes y trouvent leur origine. Ça ne justifie pas de violer et de tabasser des jeunes filles, mais ça rappelle à quel point l’amour et l’affection sont à la base de toutes nos émotions, bonnes comme mauvaises. Pour preuve, je me croyais un garçon plutôt équilibré, dans le sens pondéré et réfléchi du terme, mais il n’a pas fallut grand-chose pour laisser sortir la bête et agiter mes poings en sang dans la gueule de Tino.

Il y a néanmoins une chose que je crains depuis que j’ai sauvé ce fumier : devoir le justifier auprès de Marjorie. Je sais que c’est une fille intelligente et pleine de bon sens, mais ce type a tout de même failli la violer. J’espère qu’elle ne le prendra pas comme une trahison de ma part. J’espère aussi que Tino a compris le message, qu’il viendra de lui même présenter ses excuses. Ça ne lui fera pas apparaître une auréole au-dessus de la tête, mais ça aura le mérite de clarifier sa position (du moins si elle est sincère, ce que j’ai envie de croire).

Patrice avait raison. Je suis un sacré utopiste. Comment ce type pourrait s’en vouloir ? Ces gars-là n’ont pas conscience du mal qu’ils font. Ils ne…

— Je vous laisse ici, déclare Dechard en coupant mes pensées. J’ai un autre accès. J’espère que tout se passera comme prévu et qu’on se reverra à Denver.

Puis il nous abandonne au cul de l’A400M. Comme ça. Avec cette petite phrase qui en dit si peu et tant à la fois.

Je n’ai même pas eu le temps de lui demander ce que je devais faire de son prisonnier. C’est sûrement mieux ainsi. Quelque chose me dit qu’il ne m’aurait pas répondu de toute façon. Du moins, pas directement. Il aurait utilisé une métaphore tirée du sac pour me faire comprendre que cette décision m’incombait désormais. Tino était en fin de peine et aurait dû sortir en août prochain si un bout de granit aussi grand que le Luxembourg n’avait pas choisi de nous emmerder. Sa dette avec la justice était pour ainsi dire réglée, mais Dechard m’en léguait le reliquat. Il a fait du mal à ton amie, mais t’as choisi, mon pote. Tu te débrouilles avec lui maintenant. Même si ça ne ressemble pas au vocabulaire du militaire, c’est un peu ce que j’aurais pu lire dans son regard si j’avais posé la question. C’est à moi que revient la responsabilité de ce type à présent, la dure tâche d’être un tuteur, le parrain qui aura pour mission première de trouver un bon psy parmi les survivants. Je commence à le comprendre. Mais est-ce que ce rôle est taillé pour moi ? N’aurais-je pas mieux fait de décliner ?

Je suis en train de le regarder s’éloigner vers le cockpit lorsque du mouvement attire mon attention sur ma gauche. Je regarde et vois qu’il y a du chahut à un peu moins de cent mètres, derrière l’immense barbelé entourant la base.

J’ai tendance à penser qu’il s’agit d’animaux sauvages à la recherche de nourriture mais l’idée ne perdure pas. Ce sont de vraies personnes. Je ne tarde pas à reconnaître un des types qui cuvait la gnole sous la tonnelle de Han-sur-Meuse. Lui et la trentaine d’autres bannis sont contenus derrière les grilles, nous regardant nous enfuir pour la deuxième fois de la journée. Ils ont parcouru tout ce chemin pendant que nous voyagions, que nous nous reposions, que nous discutions autour d’un Beretta .9 mm.

L’image me fige sur place. Une plus particulièrement : celle du petit garçon qui avait perdu son ballon. Il ne l’a pas retrouvé, mais il se tient parmi les exilés, donnant la main à sa mère. Pas sûr qu’il comprenne tout ce qui se passe. À l’heure qu’il est, ses seules interrogations tournent autour des épisodes de Tfou qu’il ne peut plus voir et de ses copains d’école avec lesquels il doit échanger des cartes panini.

Et il n’est pas le seul dans ce cas. D’autres enfants l’accompagnent et s’apprêtent à être abandonnés.

Je pose un premier pied sur la rampe d’accès, guidé par ce je ne sais quel sens relativement sale qui nous habite lorsqu’on détourne la tête d’un événement dérangeant. Le genre qu’on préfère éviter par peur et parce qu’on se sait incapable d’avoir une influence.

Et je comment à monter la pente métallique.

L’embarquement se fait par l’arrière de l’appareil. Ces engins-là sont normalement prévus pour du transport de troupes ou de matériel – voire carrément d’hélicoptère tout entier. Bien que très récent, il ne faudra pas s’attendre pour autant à un vol de première classe avec petits fours, écran DVD et sièges couchettes par ici. D’ailleurs, on ne parlera pas de fauteuil mais de strapontins. Ils recouvrent les deux côtés du fuselage et certains comportent deux personnes sur un seul emplacement – le plus souvent une mère et son enfant, voire deux enfants lorsqu’il y a un bébé (et ils sont au nombre de deux).

L’allée centrale, qui était généralement encombrée d’une Jeep ou de caisses diverses quand il s’agissait de déployer nos forces dans un pays étranger, a été réaménagée en une vingtaine de sièges emboités dans des arceaux. On ne se marche pas dessus mais les plus balaises vont tout de même devoir se déplacer en crabe au milieu de tout ça.

Enfin… soyons sérieux, qui va s’en plaindre ? Aucun des regards que j’entrevoie ne semble s’inquiéter du confort rudimentaire qui les attend. En revanche, je lis autre chose de bien plus désagréable dans leurs yeux. Ce quelque chose qui leur en coûte déjà un certain prix depuis notre départ sanguinaire. La honte. Et celle-ci sera sûrement insurmontable lorsqu’ils regarderont leurs anciens voisins devenir de plus en plus petit au fur et à mesure que l’avion prendra de l’altitude.

Il ne reste que Fernois et Kamel qui ne soient pas installés. Ils sont là, à roder, veillant à ce que tout le monde soit bien attaché ou qu’il ne leur manque rien, même si rien est presque tout ce que ces gens possèdent sur eux. Je suis à la fois surpris et enchanté du rôle que se donne Kamel. Pour un gars qui ne connaissait personne de ce village et qui aurait très bien pu prendre une autre route sans jamais croiser personne, son comportement est exemplaire. C’est à lui que Dechard aurait dû poser la question. Maintenant que la pression du bureau est retombée, j’en suis même convaincu. Convaincu également que s’il devait y avoir un seul survivant à tout ça, ce serait bien lui.

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