27.
Une rance odeur de transpiration émane de ma personne ; et autant dire que la climatisation de la 508 ne fait que de me le rappeler dès qu’elle fait rebondir sa fraîcheur sur moi pour la propulser dans tout l’habitacle. C’est la raison pour laquelle je me suis mis en quête d’un point d’eau où m’administrer une dernière toilette. Ce sera vraisemblablement ce que beaucoup d’anciens appelleraient une « toilette du chat », mais lorsque l’on n’a pas pris de douche depuis presque quatre jours en plein été, même une toilette de chaton fait l’affaire.
L’hôtel de la Grange de Savigny m’est revenu comme une évidence au moment où nous quittions le chaos de Metz ; et heureusement, car je ne voulais pas perdre mon temps à tourner en rond dans une voiture, même si cette dernière propose tout le confort d’une bonne routière made in France.
J’ai emprunté la départementale 1 en direction de Bouzonville. Nous avons longé un supermarché Lidl éventré et avons mis le cap sur le bourg de Savigny, situé à une vingtaine de kilomètres en amont. Je le qualifie de bourg, mais au vu des lotissements qui y ont poussé ces dernières années, je pense qu’il s’agit plutôt d’une petite ville maintenant ; avec ses commerces, son salon de coiffure, sa pharmacie.
Un bar et une boulangerie ont fermé, mais je sais que l’hôtel de la Grange existe toujours ; j’y suis passé l’hiver dernier. Je connais également une petite subtilité de l’établissement puisque j’en ai élaboré les plans de l’agrandissement de 2016.
À l’époque, le tenancier avait tout misé sur le côté terroir. « Mais un terroir classe, pas du bouseux. Si vous voulez du bouseux, poussez jusque Bouzonville », avait-il déclaré en indiquant la direction de ladite ville.
Le bâtiment était composé d’une grosse maison de maître rénovée dix ans plus tôt et d’une grange dont il n’avait restauré que la toiture. Un petit coin de la maison était nommé La bonne franquette. Entrée, plat du jour et dessert pour moins de 13 euros. Café offert si temps ensoleillé. Un slogan rudement rusé compte tenu du faible ratio d’ensoleillement de la région. Malin et novateur était le patron.
Les chambres d’hôtes fonctionnaient bien mais madame avait voulu plus grand, plus lucratif. Alors lui était venue l’idée d’aménager la grange et d’obtenir un label hôtellerie avec de jolies étoiles. La maison serait désormais un (grand) restaurant, et la grange, faite de murs épais en pierre de Jaumont apparente à l’intérieur des chambres, composerait la partie hôtel. L’idée était alléchante. Le devis aussi ; surtout pour ma société. D’autant qu’une autre idée maline et novatrice les avait conduit à installer un système puisant et purifiant l’eau du ruisseau ainsi que des panneaux solaires. Leur volonté était de proposer un lieu coupé des réseaux. Un lieu sécurisé où l’on mangeait les légumes du jardin, les poules du poulailler et où l’on utilisait l’électricité du soleil et l’eau du ruisseau. Un green-concept à la mode, mais un peu mensonger. L’eau du ruisseau ramassait pas mal de pesticide des champs alentour et l’électricité qu’il produisait devait être revendue à EDF avant de prétendre en jouir. Mais ça plaisait aux gens. Aux clients. Du moins, cela leur a plu jusqu’à l’année dernière. Car aux dernières nouvelles, la Grange de Savigny s’était retrouvée en liquidation judiciaire et leurs propriétaires avaient fichu le camp tels des fugitifs en laissant tout en plan. Et depuis leur départ, le super système autonome a toutes les raisons de fonctionner encore - pour celui qui sait le mettre en route.
Nous sommes au cœur de la cité. Dans le cœur historique. Je n’ai pas connu cette disposition, mais je sais qu’il fut un temps où Savigny n’était qu’un village-rue composé de maisons mitoyennes. Au moins trois gros quartiers ont enclavé le centre et la Grange de Savigny depuis. Il y a même un petit immeuble moderne et moche comme mon patron aurait aimé que j’en dessine. En traversant cette rue principale, je me demande combien de familles y sont terrées dans les entrailles. Car ici, les caves sont profondes et voûtées. Quinze degrés été comme hiver. Sûr qu’il y aura plus de place que dans mon ancienne résidence.
Je gare la voiture sur le petit parking abandonné. Personne n’a eu la même idée que moi visiblement.
Je dis à Julia qu’elle peut descendre mais elle reste comme statufiée dans son siège.
— Tu préfères un autre endroit ? demandé-je en anglais.
Elle sort son petit carnet de sa poche, en extrait le stylo et commence à noter quelque chose.
— Pourquoi m’amènes-tu à l’hôtel ? écrit-elle.
Mon teint passe au rouge écarlate.
Je ne suis décidément pas un bon séducteur. Ni un gentlemen. Même si la situation décuple nos sentiments, on n’emmène pas une fille à l’hôtel au bout de quelques heures. Dans le cas contraire on explique pourquoi – si les raisons sont chevaleresques, évidemment (ce qui est le cas).
— Oh ! Non ! Ce n’est pas pour… enfin… Je…
Autant dire que j’en ai perdu tout le Shakespeare qui sommeillait en moi. Envolé également le petit ange à la sage parole.
J’expire un grand coup et lui demande son carnet. J’évite d’y noter que je ne suis pas lavé depuis plus de trois jours pour justifier notre présence ici. Pas de quoi s’en vanter. À la place, je lui précise qu’il y a des suites avec salles de bains dignes de thermes gallo-romains. Qu’on y trouve tout le confort nécessaire pour se reposer et que, de mémoire, c’était plutôt luxueux.
Mais ce n’est sûrement pas le luxe qui l’intéresse. Je ne la sens pas fille capricieuse et mondaine. Non, ce qu’elle voulait exprimer par cet air horrifié, et j’espère que c’est bien ça, c’est qu’on ne se sacrifie pas pour un homme qui ne trouve rien de mieux que de vous emmener sur le parking d’un hôtel en guise de récompense, car celles qui pratiquent ça ont un nom peu ragoutant. Voilà tout. Mais mon explication semble suffire, et elle s’extrait de la 508.
Le ciel a encore changé. Il me rappelle mon écran d’ordinateur lorsque le filtre anti lumière bleue que j’avais installé passait en mode « couleurs chaudes ». Cela donne un côté très martien. Du genre Mars terraformée. Ou dans notre cas : Terre Kathaiformée.
Je ne prends pas la peine d’actionner la poignée, je balance un grand coup de pied dans la porte. Le loquet se brise net. Moi qui ai failli retenir mon geste au dernier moment, je ne regrette pas ; je me sens tel un flic en perquisition. Enfin… celui d’une de ces séries qui partage la même nationalité que Julia.
Il y a un comptoir derrière lequel sont encore accrochées une bonne dizaine de clés. Je ne me rappelais plus qu’il y en avait autant ! Ce n’est pas étonnant que l’établissement ait coulé. Déjà que c’était hors de prix, en pleine campagne et qu’il ne bénéficiait de quasiment aucune publicité, si en plus le patron avait la folie des grandeurs…
Je m’apprête à en saisir deux ou trois au hasard lorsque j’en aperçois une sur laquelle figure l’inscription passe. Je la glisse dans ma poche.
Je rejoins ensuite le local situé derrière la porte de service et actionne la vanne d’arrivée d’eau. J’ouvre un robinet (probablement destiné à connecter un tuyau d’arrosage) et écoute les pocs pocs pocs qui précèdent l’arrivée du liquide. Une eau poisseuse dégouline puis finit par s’éclaircir. Elle vient tout droit de la rivière. Il ne me reste plus qu’à connecter les accus des panneaux solaires en direct et nous devrions pouvoir jouir de tout le confort du XXIe siècle d’ici une petite heure, le temps que les ballons se remplissent d’eau filtrée.
De retour à l’accueil, je remarque que Julia observe son environnement avec un certain intérêt. Le genre d’intérêt qui lui aurait fait dégainer son appareil photo il n’y a pas si longtemps. Après m’avoir repéré, elle m’envoie un regard de satisfaction ; elle est ravie. Il faut dire qu’avec ses huit mètres sous plafond et sa cheminée de château fort, la pièce a un sacré cachet. Je suis content que ça lui plaise. Content de savoir que nous serons dans un bel endroit pour…
Nous montons au premier étage. Le couloir est large et aéré, il y a encore une odeur de peinture et de neuf. Je trouve une première chambre sur ma droite. J’essaie ma clé et la porte s’ouvre avec magie.
Je me mets sur le seuil, tends un bras de groom et invite Julia à entrer. Celle-ci se plait au jeu, m’adresse un petit signe de tête de grande madame du monde et entre.
Elle commence par retirer ses ballerines puis geint de plaisir en marchant sur le parquet frais. Un petit son sans source, comme venant directement de sa poitrine sans ricocher sur toute la tuyauterie.
Après avoir effectué quelques pas dans la chambre, elle se contente de me regarder. Juste me regarder. Je pourrais interpréter ce regard de bien des façons. Et je pense qu’au point où nous en sommes, il est interprétable à ma volonté. Il n’y aurait aucun refus de sa part. Aucun coup pour me repousser ni de petit feulement de fond de gorge comme lorsqu’elle a retiré ses chaussures. Nous serions deux êtres s’adonnant au plaisir de la chair. Adam et Ève à l’épilogue du monde. Mais serions-nous un couple ? Je veux dire par là, serions-nous deux vrais amoureux comme Adam et Ève ?
Une idée me vient.
— Très chère, je vous attends pour midi à l’accueil. Nous irons déjeuner au restaurant et votre hôte sera votre cuisinier.
J’ajoute une courbette.
Je n’ai pas dû traduire très chère comme il le fallait, mais elle a très bien compris le reste de ma phrase. En témoigne ce sourire absolument radieux sur son visage.
Julia n’aurait jamais attiré mon attention jadis. Je n’avais pas de femme-type mais s’il avait dû y en avoir une, Julia n’en aurait sûrement pas été l’égérie. Hormis le fait qu’elle soit blonde, je l’aurais jugée trop maigre et chétive pour m’intéresser. J’avais plus le béguin pour les généreuses, celles qui assument leurs petites rondeurs et ne passent pas leur temps à compter les calories dans leur assiette. Debout dans la lumière, elle est pourtant la chose que je désire le plus désormais, car sa beauté va bien au-delà du physique. Ce n’est plus la somme d’une belle chevelure, d’un visage d’ange ou d’une délicieuse poitrine opulente qui m’intéresse. Ce n’est plus un corps et une attitude sensuelle qui m’attire. C’est Julia. Simplement Julia.
Elle se rapproche à petit pas, ses pieds faisant grincer le plancher massif.
Arrivée à ma hauteur, elle dégaine son crayon sans me lâcher du regard. Je m’attends maintenant à voir son calepin apparaître, mais elle inscrit directement sur le mur immaculé :
I will be there.
Eternally there.[1]
[1] Je serai là. Éternellement là.
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