30.

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Aussitôt la porte de ma chambre ouverte, je sens une délicieuse odeur me parvenir depuis le rez-de-chaussée.

Je descends les escaliers, guidé par le basilic et la ciboulette.

Une fois le hall principal sur ma gauche, je me rends dans le grand salon qui servait encore de restaurant en mars dernier. Je n’avais pas vu qu’il y avait un piano. Il m’apparaît très clairement à présent, sa teinture boisée ressortant sur le jaune de la pierre de taille. Aussitôt je visualise Julia me jouant ses airs depuis la scène de Han-sur-Meuse. Je réalise que cet épisode est déjà un souvenir profond en moi, alors qu’il est à peine âgé d’une demi-journée.

Puis je remarque qu’il y a de la lumière sous la porte de la cuisine.

Alors que je m’y dirige d’un pas sûr et énergique, Julia s’en extrait avec un plat dans les bras.

Je comprends mieux son petit air au moment de remonter tout à l’heure : elle prévoyait de nous mijoter le repas.

Brièvement surprise, elle change cet air pour un sourire qui lui va à ravir. Puis elle dépose son plat au milieu d’une table bien dressée ; napperon, grands verres et couverts disposés dans le bon sens. Julia n’est pas qu’une adepte du second amendement, elle maitrise également les codes de la gastronomie. Mais pourquoi faut-il qu’on meure aujourd’hui ?

Je lui rends son sourire et prends place en face d’elle.

Elle soulève la cloche. J’y découvre la courgette cueillie une heure plus tôt. Julia l’a sectionnée en deux dans le sens de la longueur, l’a évidée et garnie de lamelles de pommes de terre soigneusement coupées à la mandoline. Le dessus est également recouvert de jaune d’œuf, saupoudré de basilic et de ciboulette hachée. C’est simple comme tout, mais je suis persuadé que ce sera le meilleur déjeuner de ma vie.

Je lui serre un verre de vin, un Côte du Rhône de 2018 qui devait traîner dans la cuisine. Il est un peu jeune mais remplira son rôle. Nous trinquons et entamons notre funeste repas.

À chaque bouchée, à chaque inspiration, je sens mon entaille s’ouvrir et s’élargir sous son gant de toilette. Je mange très lentement en conséquence. C’en est d’autant plus savoureux.

Nos assiettes finies, elle exécute un petit mouvement de manivelle que j’interprète comme je reviens tout de suite. Elle quitte la table en y abandonnant tous nos couverts et plats – pas de temps à perdre à la plonge aujourd’hui – et disparaît dans la cuisine.

J’en profite pour passer une main sous ma veste. Main que je ressors couverte de sang. Pas d’inquiétude, me dis-je. Tant que tu ne te sens pas partir.

Julia est de retour avec les framboises qu’elle a lavées et présentées dans un petit saladier en inox. Nous avons chacun une adorable petite coupelle en porcelaine ornée d’un liseré doré. Elle a accompagné son met de petits éclats de chocolat qu’elle a dû trouver dans un placard. Elle s’est même donnée du mal à les disposer en forme de cœur. C’est complètement cucul mais le nouveau Rémy qui vit en moi apprécie. C’est juste mignon. Aussi mignon qu’une amourette d’adolescents. Et cette douceur d’esprit est suffisante désormais.

Tous ces petits détails seront bientôt un vieux souvenir. Je les déguste et m’en imprègne autant que je le peux. De la vaisselle aux couverts, du piano au mobilier, des luminaires au parquet, des framboises au vin, j’observe tout ce que notre monde a inventé et qui, pour cette partie du monde, sera bientôt anéanti.

De petites étoiles se mettent à pétiller devant moi, troublant partiellement ma vue et les traits de Julia. Je suis pourtant bel et bien assis mais je sais ce qui m’arrive. J’ai froid aux doigts, aux pieds. Mon cœur ravitaille les parties utiles et commence à abandonner le superflu. Je n’ai pas le temps de contrôler mon bandage que Julia est déjà auprès de moi, à éviter que je ne m’écroule de ma chaise.

Elle ouvre ma veste et découvre le sang qui m’imbibe le côté gauche. Elle défait quelques boutons de ma chemise, décolle mon pansement et le remplace par la moitié de la nappe de la table voisine. Elle découpe ensuite des lamelles dans ce qui reste de nappe et me les enroule autour du buste afin que le bandage tienne.

Je la regarde faire, les yeux rivés sur chaque geste, chaque mouvement jusqu’au dernier, celui qu’elle achève en imprimant son regard dans le mien. L’acte manqué du mirador renaît, plus intense et envoûtant encore. Et je l’embrasse. Oui, assis au milieu d’un restaurant abandonné d’un monde à l’agonie, la chemise débraillée, du sang remplissant une nappe poussiéreuse, j’embrasse Julia. Je l’embrasse et retrouve des forces à cette tâche.

Tendrement, je sillonne ses lèvres fines et confortables. Puis je pénètre sa bouche de ma langue, qu’elle accueille avec autant d’entrain que j’ai introduit la mienne. Les framboises ont laissé un goût frais et sucré chez elle, même si le feu de l’alcool se fait un peu ressentir dans ses expirations.

Nous nous levons et, alternant baisers dans le cou et sur les joues, montons jusqu’à sa chambre.

Face à face, nez contre nez, nous nous laissons choir sur le lit. Elle retourne chercher ma langue avec la sienne, parcourt tout le contour de ma bouche, toutes les striures de mes joues. Elle me dévore. Je suis à elle.

Mes mains écrasent ses seins, elle émet un son proche du feulement, et je descends les deux bretelles de sa robe d’un geste brusque. Je suis déjà extrêmement dur. C’est aux limites de la douleur. De ma vie, je n’ai pas mémoire d’un tel niveau d’excitation. La crainte ressentie par tout homme à ce stade surgit en moi, celle de manquer de contrôle et d’écourter tout son plaisir.

Mes doigts ont bien plus chaud qu’il y a quelques secondes. Fleuretant et dansant sur les hanches de Julia, ils se réchauffent un peu plus à chaque contact. Les siens alternent entre ma nuque et ma chevelure en vrac.

Dehors, la mort approche. Elle galope sur les terres et emporte des vies par milliers. Elle pourra toujours passer par ici. Si la vie nous quitte, nous ne serons pas arrachés l’un de l’autre. Aucunement. Nous nous cramponnons, nous nous agrippons. Nous ne voulons plus faire qu’un.

Julia est complètement nue. Elle est maigre, et davantage blanche que ce que j’imaginais. Quant à moi, j’ai gardé ma chemise piteuse soutenant ma large compresse. Je dois faire peine à voir dans cet accoutrement ; pitié même. Mais peu importe. Ce n’est pas ce que je décèle dans les yeux de Julia. Humides et brillants, ils sont entièrement acquis à ma cause, à ma personne. Elle ne s’apprête pas à assouvir un dernier besoin animal avec le premier venu, mais à s’offrir comme je m’offre à elle. Tout ceci ressemble fortement à de l’amour. Celui dont certaines personnes me parlaient autrefois, et que je n’ai jamais connu.

Je doute accomplir un exploit surhumain lorsque nos corps commencent à se lier par le bas-ventre. À l’échelle du temps des hommes, c’est à peine quantifiable en durée, mais je ne suis pas perturbé par mes craintes masculines, ce qui favorise sûrement au plaisir de nos deux corps.

Une fois l’acte conclu, nous prenons chacun position sur un côté – le droit pour moi. Face à face et jambes entremêlées, nous nous contemplons mutuellement comme le feraient deux jeunes mariés lors de leur nuit de noces.

Puis Julia ferme les yeux, probablement épuisée par une nuit sans sommeil, et s’endort.

Je vais l’imiter.

Peut-être éternellement.

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