1.Le déménagement.
La pièce dans laquelle je suis est presque vide, désormais. Il ne reste qu'un circulaire tapis rouge et des cartons jonchant le sol comme des feuilles mortes à l'automne. Les meubles ont déjà été enlevés, avant-hier. Assise en tailleur, les mains sur les genoux, je ferme les yeux et m'imprègne une dernière fois de cette maison, comme on pose la main sur le cercueil avant la mise en terre. J'ai fait mon deuil pour mon mari et ma fille et c'est au tour de cette maison. Un appartement me conviendra mieux. Pas forcément pour refaire ma vie mais parce que cette maison est trop chère. Je pourrais noyer mon chagrin dans les livres sans que personne ne soit là pour dire quelque chose. Je serais bien sûr surveillée par la police au cas où l'assassin de Charles et d'Amandine veuille s'en prendre à moi. Les livres, les phrases, les mots ont un incroyable pouvoir : celui de me faire oublier le moment présent. Je me plonge au cœur de la maison. Des pièces pleines de vie, des fragments du passé remontent à flots. Les larmes ne coulent pas, pas pour ça, pas encore. Lorsque je n'entendrai plus leurs voix, lorsque je ne distinguerai plus leurs visages, alors là oui, je pourrai pleurer de nouveau. Mais pas là, pas maintenant. La sœur de Charles est là pour m'aider, il faut que je me lève, c'est mon déménagement après tout. À leur mort, j'ai presque entièrement vidé ma réserve de larmes, j'en garde aussi pour plus tard.
Après avoir vidé la maison, l'avoir nettoyée, rendu les clefs et tout déposé dans l'appartement.
Je ne déballe que les cartons importants, ce soir : la vaisselle, les vêtements, les affaires pour la salle de bain et les toilettes. Dans le courant de la semaine, je viderais le reste. J'ai glissé dans un sac des livres à lire, pour ne pas m'encombrer à déballer plein de cartons pour chercher celui que je veux. J'irai demain dans la pièce du fond pour décider de ce que je veux en faire : chambre d'amis ou bureau ? En parlant d'amis, j'en ai perdu beaucoup : comment être ami avec quelqu'un qui a été la cible d'un tueur ? Trop risqué, personne ne veut devenir une cible... Paradoxalement, beaucoup de gens montrent de la compassion pour moi. Ce n'est pas leur empathie qui va remonter le temps ou les faire revenir.
Cet appartement m'éloigne des médias aussi. Je vais me coucher, bien que je dorme très peu et très mal ces temps-ci. Mon téléphone sonne, il est 11 h 07. Je suis obligée de me lever, bien que je sois réveillée depuis plus d'une heure et demie. J'écoutais les bruits, essayant de m'habituer à mon nouveau "chez moi". Mon frère veut venir à quinze heures en me disant "Nancy, désolé de ne pas être venu à ton déménagement, je suis navré, j'aurais pu être plus disponible pour toi avec ce qui t'es arrivé...". Je mange et me vêts. Je me souviens que je dois aller dans la pièce du fond. J'ouvre la porte et la referme derrière moi, une vieille habitude qui montre que je souhaite être seule, comme s'il y avait quelqu'un avec moi... Mon cœur se serre et ma gorge se noue. Ne pas pleurer, ne pas pleurer. Je m'assoie par terre et m'appuie sur le dos de la porte pour me calmer. Aussi pour avoir une vue d'ensemble sur les lieux.
Avec étonnement, je me sens basculer en arrière. Il me semblait pourtant avoir enclenché le pêne de la porte...
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