Attention, ça va tinder !

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« De toute façon, je ne sais même pas ce que je fous là. Ça ne sert à rien.
– Ben pourquoi tu continues, alors ?
– Je ne sais pas. J'imagine que c'est parce que je ne sais pas comment faire autrement.
– Tiens, elle ne te plaît pas, celle-là ? Regarde, elle a écrit quelque chose, c'est pas qu'un album de photos balancé à la va-vite.
– Moui. Regarde, la seule photo d’elle est de dos, le reste c’est une brochure d’agence de voyage : une photo de plage qu’on dirait générée par stableDiffusion, de la bouffe de buffet de chez club Med, et sa prose, on la dirait tout droit crachée par chatGPT : « Bonjour ! Je suis une femme simple et authentique, qui croit encore aux valeurs de respect, de bienveillance et de partage. Je suis ici pour construire quelque chose de sincère, avec une personne prête à avancer dans la même direction. Si tu es quelqu’un de vrai, qui sait écouter autant que parler, et qui croit que la complicité se crée dans les petits moments du quotidien, on pourrait bien s’entendre. » . C’est pas la prose de Sun Li, directrice marketing de Singapour, ça. C’est plutôt le copié-collé de Juste Désiré César, 12 ans, collégien au Mali, dans un cyber-café de la banlieue de Bamako.
– T’es rude.
– Je ne suis pas "rude", j'essaie simplement de garder mon cerveau branché."

Oui, ce soir c'est séance sur un site de rencontres. Ce n'est certes pas l'activité la plus plaisante du monde, mais quand on se retrouve seul dans un nouvel environnement, on peut se dire que c'est un moyen comme un autre de rompre la solitude. C'est un peu gênant, on se sent voyeur, juge et superficiel. Ce n'est pas super pour l'amour-propre.

Parachuté dans un nouvel environnement loin de toute attache, j'essaie de reconstruire ma vie. Je suis nouveau de partout, je redécouvre le monde.

"Tiens, cette dame ne fume pas et n'est pas trop loin.
– Oui, enfin elle ne sait pas conjuguer au premier groupe.
– Chacun son tour d'être rude."

Généralement, on cherche quelqu'un qui a quelques points communs avec soi. Difficile de se projeter avec un amateur de tektonik quand on a un abonnement à la Philharmonie.

"Et celle-ci, tu en penses quoi ? Elle a des yeux... Waouh !
– Elle n’a rien strictement rien mis comme texte. Que des photos. Bizarre. Vérifions. Tu sais faire une recherche d’image ? On prend une capture d’écran et on recherche, et on tombe sur… Oh ben ça alors ! Dis donc ! Cinq profils Tik Tok ! Soit elle est schizophrène, soit c’est un fake. Je plains la vraie dame qui s’est fait chourer toutes ses photos pour se retrouver sur https://www.trouver-l-eden.com. Et j’imagine si elle est en couple : « Dis donc, chérie, comment ça se fait que j’ai trouvé nos photos de notre weekend à Venise sur un site de rencontres, avec ma trogne barbouillée par un gros smiley ? – Question pour question : qu’est-ce que tu fous sur un site de rencontres ? ». L’ambiance du weekend d’après va être trop bien."

Peu de sites proposent une certaine liberté dans les recherches. Il faut donc pêcher son bonheur à la main.
" Et celle-ci ? Plutôt complet, non ? Tiens, elle a fait un master ?
– Oui, elle doit passer du temps à le mettre à jour.
– En effet ! Je suis impressionné ! Elle a répondu à toutes les questions !
– C'est normal, c'est son métier. Ou presque. Elle est apprentie influenceuse. 4168 photos sur ses comptes de réseaux sociaux. J’ai connu des mannequins qui avaient fait toute leur carrière avec moins de poses. Elle ferait mieux de mettre son appareil photo en mode rafale, ça lui ferait gagner du temps. Elle est là pour faire sa pub, pas pour des relations humaines."

Oui, ce soir c'est séance sur un site de rencontres. Ce n'est certes pas l'activité la plus plaisante du monde, mais quand on se retrouve seul dans un nouvel environnement, on peut se dire que c'est un moyen comme un autre de rompre la solitude. C'est un peu gênant, on se sent voyeur, juge et superficiel. Ce n'est pas super pour l'amour-propre. Mais me voici parachuté par les Mais me voici parachuté par les alée Mais me voici parachuté par les alé Mais me voici parachuté par les al Mais me voici parachuté par les a Mais me voici parachuté par les Mais me voici parachuté par les Mais me voici parachuté par le Mais me voici parachuté par l Mais me voici parachuté par Mais me voici parachuté par Mais me voici parachuté pa Mais me voici parachuté p Mais me voici parachuté Mais me voici parachuté Mais me voici parachut Mais me voici parachu Mais me voici parach Mais me voici parac Mais me voici para Mais me voici par Mais me voici pa Mais me voici p Mais me voici Mais me voici Mais me voic Mais me voi Mais me vo Mais me v Mais me Mais me Mais m Mais Mais Mai Ma M

Il faut de tout pour faire un monde, et dans la jungle des relations humaines, chacun fait ce qu'il peut pour se faire une place. Le profil suivant était radicalement différent :
"On dirait qu'elle a posé avec son petit frère comme photographe ! Et les couleurs sont hyper intenses !
– C'est fort possible. Et c'est terrible. Elle fait dix ans de moins que l'âge qu'elle a indiqué : si ça se trouve elle n'est même pas majeure. Or elle a déjà un enfant, c'est écrit. Elle habite très loin d'ici, et elle recherche, voyons... Tiens, voilà, je m'en doutais. Elle recherche en France ou au Canada.
– Elle veut voir du pays ?
– Elle veut fuir la misère et la violence. Elle est sans emploi. Le Canada et la France sont les pays francophones les plus riches. Regarde comme elle met en avant ses biens les plus précieux : quelques vêtements et un sac à main occidental dans un cadre peu approprié, puisqu'elle pose sur de la terre battue.
– Attends, mais tu as la larme à l’œil ?
– J’ai du mal... Je... C'est pas le moment, d'accord ? Ce monde est injuste, et... Passons, s'il te plaît, passons."

On a un cœur de pierre si on n'a pas au moins un pincement à l'âme devant cela. Ainsi, sur une plate-forme d'échange linguistique - j'essayais de ne pas perdre le peu d'allemand qui me reste, j'ai été contacté, aux premiers temps de ces services, par une personne dont le visa arrivait à expiration. Elle s'apprêtait à être renvoyée dans son pays. Or elle l'avait fui pour des soins, ou quelque chose comme ça, un avortement peut-être. Et un retour signifiait la prison pour elle. Elle cherchait donc à contracter mariage. C'est dur, comme histoire.

"OK, OK. On nous propose celui-ci.
- Une photo, pas de texte, qu'est-ce que tu veux que j'en pense ? Voyons après."

Ça va vite, très vite. Il y a tant de gens en quête de quelque chose, tant de besoin de compagnie, de rencontre, de contact humain, et tant de diversité dans les buts des êtres que nous sommes pléthore ici. Et le plus embêtant, c'est qu'au fond, on n'est ni vraiment sûr de ce qu'on cherche, ni vraiment certain de ce qui nous plaît. On se restreint à notre zone de confort, souvent simplement par manque de temps. D'ailleurs, il n'en reste pas tant que ça. Encore deux et il sera temps de dormir.

"Ouh ! Elle est hyper suggestive !
– Oui, et cependant parfaitement en accord avec les règles de la censure de ce site.
– Mais ? On ne voit pas sa tête ?
– Hé non ! D’ailleurs on n’a pas son nom non plus, ni son âge, même le pays est faux. Les photos ne sont pas d’elle non plus, probablement. Par contre on a bien un moyen de contact direct sans passer par le site.
– Où ça ?
– Dans les photos. Il y a, subtilement, derrière, son pseudo sur un autre site. Et vu le pseudo, ce n’est probablement pas pour du prêt hypothécaire garanti par tontine.
– De… De la…
– Prostitution, oui. Combien il y a d’hommes sur les sites de rencontres ? Ouais, des millions. Tu crois que les maquereaux se tiendraient éloignés d’un si grand marché ?
– L’humain ne perd jamais une opportunité de dévoyer un truc…"

Il y a des chercheurs en sciences sociales dont le sujet d'étude concerne ces nouvelles manières de se rencontrer. Le domaine est riche et vaste, et c'est une opportunité exceptionnelle pour comprendre certains aspects de notre personnalité. La somme de données disponibles doit être gigantesque et mondiale. Tous ces gens de tant d'horizons qui donnent leur vision d'eux-même, cela doit être un matériau riche.

"Bon. Je suppose donc que la suivante est un pur fake ?
– Attends.
– Regarde, ses photos viennent clairement d’une séance de pose, elle a écrit sa bio en cyrillique, il n’y a que des beaux paysages, avec des photos cheveux au vent. On a sa story Insta, ça coche toutes les cases pour être un fake.
– Attends.
– Attends quoi ? C’est tout vu, c’est un fake. Qu’est-ce que tu fais ?
– Je déchiffre.
– Tu déchiffres quoi ? C’est du cyrillique !
– Justement, je ne lis pas, je déchiffre.
– Tu sais lire le cyrillique ?
– Non, puisque je ne lis pas, je déchiffre : c'est pas ce que je viens de dire ? Tiens, elle est directrice marketing.
– Super. Le métier des brouteurs. Allez, next !
– Elle me plaît.
– Sérieux ? T’as vu ses photos ? C’est un fake, poteau
– Peut-être. Mais regarde : ses photos ne sont pas référencées en ligne. Et son texte ? Il y a des noms propres dedans, et ça, une IA ne l’aurait pas inventé. Ça ne colle pas avec un scam.
– Et alors ?
– Alors... elle est peut-être vraie.
– Ou peut-être que t’as envie qu’elle soit vraie."

Un silence. Oui. C'est possible. La clairvoyance n'exclut pas l'espoir. Et avoir espoir, c'est savoir agir.
"Poteau, tu viens de demander le contact ! T’es un ouf dans ta tête !
– …
– Quoi ?
– En cinq ans personne n’a jamais répondu à une seule de mes demandes de contact. Ça ne sert à rien ce que je viens de faire.
– Il faudrait peut-être que tu abordes des gens en vrai. Que tu aies des activités.
– J’ai des activités. Je suis même bon dans ce que je fais. Je cours et je joue de la trompette.
– …
– Quoi ?
– Tu cours dix bornes en partant de chez toi et en y revenant sans t’arrêter. Et tu joues en soliste, les cours d’instrument sont toujours des cours particuliers. Autrement dit, tes activités, pour rencontrer quelqu’un, c’est mort. T’as essayé de sortir de temps en temps ?
– Écoute, mon garçon, je me refuse à aborder quelqu’un qui n’a pas spécifiquement manifesté son désir d’être abordé.
– …
– Quoi, encore ? J’ai dit une bêtise ?
– C’est vrai que c’est compliqué. Comment tu manifestes ton désir d’être abordé ? Tu te balades avec un T-shirt « Draguez-moi » ?
– Vas-y, te fous pas de ma gueule. C’est important de limiter le nombre de gros lourds dans ce monde.
– Ouais ouais, monsieur la délicatesse. Tiens, ta demande de contact a été acceptée."

Et en effet, l'écran flashait d'animations criardes. Apparemment ce n'était pas suffisant :
"Hein ?!? Doucement, doucement. Tu vois ça où ?
– C’est écrit là.
– Mais ? Tu es sûr ? Attends, oui, on dirait bien. Attends, oui oui oui. Je... Je fais quoi ? Ça existe en vrai ? C'est une blague ?"

Peut-être qu'il y a des gens habitués à ceci. C'est même certainement le quotidien de certaines personnes, car il y a de tout dans le monde. Ici, c'était le branle-bas de combat. Situation inédite, plan ORSEC, confinement : que fallait-il choisir ?
" J'ai zéro expérience, quel est l'usage, la coutume dans ce cas ?
- En cinq ans ?
- Est-ce que tu peux arrêter d'être désagréable, s'il te plaît ? J'ai été contacté cinq fois et demie...
- Et demie...
- Oui, il y en avait un c'était un mec : "des fois pour essayer, on ne sait jamais". Quatre étaient des scammers, et la dernière n'a pas donné suite, et tu noteras que c'est moi qui ait été contacté.
- C'est pas le moment de me raconter ta vie !
- Mais je fais quoiiiiii ?
- Je dirai : fais le premier pas. Par exemple demande-lui quelle langue elle parle.
- Mais c'est certainement un scammer !
- Et bien, ça te fera de l'amusement : ça fait combien de temps que tu les mets face à leurs entourloupes ?
- Tu as raison. Ça fait un moment. Mais elle a l'air tellement irréelle et concrète à la fois...
– C'est pas toi qui as parlé de sortir de sa zone de confort ? C'est pas toi qui dis que tu n'aimes pas faire ça ? C'est pas toi qui veux construire quelque chose avec quelqu'un de motivé ?
- Si...
- Alors, c'est en faisant le critique littéraire que ça va changer ?
- Non...
- Alors tu te pousses aux fesses, mon gaillard ! Tu tapes avec tes petits doigts, tu dis bonjour, et tu évites « Bonjour, M. le brouteur ». Bonne chance poteau ! »

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