Brest

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"J'aimerai venir te voir. J'aimerai connaître ton environnement, découvrir ta culture.
- Oui Stéphane, moi aussi, j'aimerai te montrer ces. Mais il te faut un visa. Ou attends, j'y pense : il faut nous rencontrer dans un endroit où ni l'un ni l'autre n'avons besoin de visa.
- Formidable, où ça ?
- Antarctique, par exemple ?
- Oui, peut-être, mais c'est assez mal desservi je crois. Le point Nemo ?
- J'ai le mal de mer.
- La Lune ?
- J'ai pas envie de tomber sur des taïkonautes, ça va faire des chinoiseries."

Elle réfléchit un instant.
"Eurêka ! J'ai l'endroit idéal : Brest.
- Brest.
- Brest. Excellente idée. Tu n'as pas besoin de visa pour y aller.
- Oui, certes. Alors, je sais bien que dans la rade, ils sont un peu spéciaux, pour ne pas dire sous la vague, mais ça m'étonnerait qu'ils te dispensent, toi, de visa.
- La rade ? C'est quoi une rade ?
- On va dire le port.
- Mais il n'y a pas de port à Brest !
- Euh... Laisse-moi réfléchir : comment ça s'écrit ?
- Brest.
- Et en alphabet local ?
- Брест.
- Je me disais bien... Y'a un Paris au Texas, aussi, tu sais ?"

Je n'avais pas voyagé depuis vingt-cinq ans. Quelques mois avant, je n'avais même pas de passeport. C'est dire à quel point je suis casanier.

"Ma boîte donne les vacances en août, ça ira ?
- Oui, je m'arrangerai. Je travaillerai parce que j'ai déjà pris des vacances, mais je serai en distanciel. Bon, il y aura du décalage horaire, évidemment, mais ça ira. L'essentiel, c'est d'être ensemble !
- C'est tellement rare. On arrive à faire, quoi ? Une semaine tous les deux mois ?
- Oh, d'ailleurs, j'ai reçu toutes les lettres. D'un seul coup, le même jour.
- Toutes mes lettres que j'écris depuis deux mois ?
- Oui ! Il y en avait une sacrée pile ! Je les adore, elles sont tendres, magnifiques. Tu devrais écrire, tu sais.
- Mais j'écris, ma mignonne. Beaucoup, même.
- Tu écris quoi ?
- Des rapports ! :-D Les gens de l'OTAN raffolent des rapports. Parle-moi de la campagne russe en août.
- Avec plaisir ! Tu verras, quand tu viendras, comme le pays est doux en été. Il fait chaud, l'air vrombit de tiédeur caressante. Le lièvre bondit dans les champs de blé mûrs... Attends..."

Tatiana s'interrompit. Elle avait l'air de se repasser la conversation à l'envers. Je m'en inquiétai :
"Un problème ?
- J'ai dû mal comprendre. Qu'est-ce que l'OTAN vient ficher là-dedans ?
- Oh, pas grand-chose, on travaille pour eux de temps en temps.
- Je te croyais informaticien ?
- Exactement. Ton ancien métier, c'est le mien !"

Elle fronça les sourcils :
" Moi j'étais dans la comptabilité. Je suppose que tu ne fais ni les clôtures d'exercice, ni les bilans de l'alliance atlantique ?
- Ah non. Pas du tout. Je suis dans les maths, la physique, la recherche combinatoire, la simulation, et la réalité virtuelle.
- Oui, j'avais remarqué que tu simules bien..."

Ah, elle était fière de son calembour. Elle a beaucoup d'humour, c'est très agréable. Elle continua :
" Pardon, l'occasion était trop belle. Bon, et tu fais quoi chez les bleus ?
- Commment tu sais qu'ils se représentent en bleu ?"

Elle haussa les épaules : "C'est bien connu que nous, en face, on est les affreux rouges...
- Oui, je sais. Vous mangez les enfants. Les seuls qui arrivent à grandir, c'est parce que vous n'aviez plus faim.
- C'est ça. Pour continuer, les blancs, c'était les royalistes, le vert, c'est l'islam, il reste le bleu. Alors, tu fais quoi là-bas ?
- On leur fournit des simulateurs.
- Des simulateurs de quoi ?
- De tout : air, terre, mer, tout ce qui leur fait plaisir."

De tout, oui, vraiment. De tous les genres de simulateurs. À tous les degrés de fidélité. Du jeu de plateau jusqu'à la salle de réalité immersive sous moteur physique à granularité fine, avec les vrais matériels installés.

" Et juste les simulateurs ? Ils les utilisent tout seuls ?
- Oui, bien sûr. Enfin non. Des fois il faut les aider à faire leurs scénarios."

Elle me regardait avec des yeux étonnés : "Ils ne les font pas tout seuls ?
- C'est un peu compliqué, comme logiciels... Des fois ils veulent des trucs un peu spécifiques, comme les transbordements entre réseaux ferrés. C'est un exemple au hasard. Dans ces cas, il faut leur faire.
- Tu... Tu fais les scénarios de l'OTAN ?
- Euh, non, enfin, comment dire ? Ils ont des scénarios, et je les aide à les entrer dans les simulateurs."

Tatiana faisait de ses mains un geste qui disait qu'il lui fallait un peu de temps. Elle avait l'air d'être moins encline à la rigolade : "Les mecs te confient, à toi, les scénarios qu'ils travaillent pour la sécurité de tout l'Occident, pour que tu les mettes dans un simulateur ?
- Euh... C'est... Euh... Des essais, hein."

Elle prit une inspiration, ouvrit la bouche, la referma. On dirait qu'elle voulait parler, mais qu'elle ne savait pas comment tourner ses phrases. Mes banalités quotidiennes semblaient beaucoup l'embarrasser.
"Moi qui croyais que Ian Fleming avait particulièrement fumé la moquette... Tu as conscience de qui tu es ?
- Ben, j'essaie de garder mon job, voilà tout. Déjà que j'ai du mal à être embauché.
- Bon. Déjà qu'avec la police, c'était long à la frontière, si maintenant en plus je dois me farcir les services de contre-espionnage, c'est pas deux jours qu'il va me falloir pour venir, c'est la semaine..."

J'essayais de comprendre. Ma carrière n'était que des bouts de trucs dans des petites boîtes improbables qui étaient sur les coups foireux bien avant que les grands industriels ne s'emparent des sujets. En quoi cela pouvait-il la mettre dans de tels états ? Pourquoi me parlait-elle d'espionnage ?

"Tu as fais d'autres choses avant ?
- C'est pour un entretien d'embauche ?
- J'ai envie de répondre que c'est pour un entretien de débauche, mais je vais m'abstenir.
- Attends, pourquoi tu demandes ? Tu as l'impression que je pourrai te poser problème ?
- Et réciproquement.
- Comment ça ? Je ne veux pas te créer d'ennui, tu en as déjà assez comme ça !
- Et moi je ne veux pas te faire perdre tes ressources. J'aime quand tu es attaché, mais avec moi. Je préfère que ça reste de l'intime, si tu vois ce que je veux dire. Les menottes, c'est romantique quand c'est moi qui te les mets. Allez, je t'écoute, que je comprenne de quoi il retourne.
- Boh, j'ai travaillé sur le nouveau compteur électrique français, par exemple. Sur les premières voitures autonomes, c'était dans la première décennie du millénaire. Sur les champs de pétrole pour éviter la pénurie.
- Tu te rends compte de ce que tu es en train de m'expliquer ?
- Un peu ma vie ?
- D'un point de vue espionnage ?
- Je euh... Non ?
- Il ne vaut peut-être mieux pas que tu te rendes compte, en effet. J'ai besoin d'un peu d'air."

Tatiana, j'ai eu souvent l'occasion de le constater, est d'une intelligence rare et fine. Elle comprend vite et bien des sujets qui me dépassent totalement. Aussi je lui confie la direction générale de notre histoire, et moi je m'occupe du concret. Elle reprit : " Tu sais avec qui je sors ?
- Euh... Moi ?
- Je sors avec le professeur Tournesol. Un type qui fait des trucs de partout, et qui n'a absolument pas conscience de la valeur stratégique de ce qu'il fait. Tu travailles sur quoi en ce moment ?
- Un simulateur d'entraînement pour l'aérospatiale, pourquoi ?
- Oh. Pour l'aérospatiale. Parce que tu ne fais pas que l'OTAN ?
- Ah non, non non. On fait la marine, l'armée de l'air, l'armée de terre, les universités, les industriels qui fournissent ces gens-là, les fabricants de voiture...
- D'accord... Tu bosses sur tous les sujets stratégiques, quoi.
- Ah non, non non, non. Je ne suis pas au CEA, non. Bon, c'est aussi nos clients, mais non non, non rien de sensible. "

Tatiana se prit la tête dans les mains : "Je n'en reviens pas.
- Quoi ? Reste calme, hein, je ne fais que de la simulation. Si quoi que ce soit de ce que je fais a une quelconque conséquence, c'est que j'ai mal fait mon boulot !"

Tatiana avait l'air pas bien, embêtée, pas à l'aise. Elle n'était pas aussi enjouée que d'ordinaire : " Tu sais qu'il y a une guerre qui implique la Russie, déclenchée parce que l'Ukraine a demandé son adhésion à l'OTAN ?
- Bien sûr !
- Tu as bien saisis que je suis russe ?
- Tu me prends pour un idiot ?
- Là, honnêtement, je ne sais pas."

Elle me regardait en hochant la tête, avec un rire un peu nerveux. Elle semblait me découvrir. Franchement je ne savais plus où me mettre.

" J'ai pas fait exprès, hein, j'étais au chômage, j'ai pris le poste que j'ai trouvé, j'ai une pension alimentaire à payer.
- Je suis une opposante politique qui va voir un mec qui bosse pour l'ennemi juré de la Russie. Enfin, là, à nous deux, on est à un mail de la Troisième, hein, pas plus. Si on s'engueule, le monde pète.
- Non mais attends, calme-toi, je ne suis rien, moi, là-dedans. Je suis le mec qui fait bouger les pions sur l'échiquier.

- Et qui les a placés, oui, surtout. Forcément tu dois avoir un certificat, quelque chose, non, pour travailler pour les militaires ?
- Je suis habilité confidentiel défense. Mais je ne travaille pas sur des sujets classifiés, c'est du tout-venant.

- Du tout-venant qui sert de petite main aux généraux qui ont du mal avec l'informatique. Ne reste pas devant les fenêtres, je suis certaine que tu as au moins un sniper au cul en permanence."

Elle exagère. Je ne suis rien dans tout ça. C'est vrai qu'il y a les règles strictes de la sécurité informatique, mais devant chaque ordinateur, il y a un être humain, et cet être humain a toujours besoin d'aide. Et oui, mon boulot, à moi, c'est d'apporter cette aide. C'est tout. Je ne cherche pas à comprendre ce que je vois chez mes clients. Je cherche à résoudre leurs problèmes, de la recherche dans un menu jusqu'aux machines de Vapnick à vecteur de support. Je ne sais rien de ce que Tatiana a l'air d'imaginer : " Tu exagères.
- À peine. Moi qui pensais que ma seule menace, c'était d’être arrêtée par le KGB. Et voilà que je sors avec un mec qui voit passer toute la géopolitique entre ses mains. Tranquille, oui. Pourquoi pas, après tout ? "

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