Nathalie
— Nathalie [3] ?
Une voix, cette voix, son écho…
— Nathalie, c’est l’heure…
Il avait pourtant un joli nom, mon guide…
C’est notre entrée en scène, alors je ferme les yeux. Je ferme toujours les yeux pour me concentrer, pour fuir ce trac qui m’habite.
Je ferme les yeux et je pense à ma mère, au sang russe qui coule aussi dans mes veines, à ce pays, à mes racines que je ne connais pas.
La place rouge était vide, et devant moi marchait…
Le rideau se lève, le public est là mais je ne le vois pas. Je suis perdue en pleine forêt, perdue sans ma mère et j’ai peur. Tout défile trop vite dans ma mémoire : il y a la vodka et la Volga qui m’étreignent, il y a aussi le café Pouchkine, des amoureux qui se bécotent ou dansent comme une vieille babouchka s’édente, saupoudrée de froid sibérien… Il y a tout ça qui tangue, et je crois percevoir l’œil de Moscou qui m’espionne, rivé derrière des stores vénitiens.
Je ne m’évanouis pas. La tête me tourne, la raison me quitte mais je ne m’évanouis pas. Pas tout de suite. C’est juste que ce soir, je ne veux plus être adulte, je ne veux plus jouer, je veux redevenir moi, petite fille, et comprendre. Comprendre le pourquoi.
Le spectacle se donne, mécanique, et moi je donne la réplique, machinale. Il y a eu l’avant-scène, tout à l’heure, cette avant-scène où j’ai cru l’entrevoir. Oui, j’ai cru entrevoir ma mère à l’entrée des artistes, au seuil d’un boulevard haussmannien. Je ne suis pas folle, non, juste fatiguée. J’ai vu une ombre fantomatique, un corps flétri, une image fanée, délavée par mes larmes, alors ça aurait pu être elle ! Ça aurait pu…
On se souvient tous de son enfance, ne serait-ce que de quelques bribes, mais moi, je me souviens de pas grand-chose en fait. D’une balade en famille, d’une partie de cache-cache dans les fourrés. Et puis, d’une cavalcade peut-être, d’un vent glacial qui fait grincer les branchages, le silence qui vient juste après, celui qui m’effraie, gamine, et ces grands arbres devenus vivants.
J’ai crié. C’est ce qu’on m’a raconté en tout cas. Que mes cris avaient résonné très loin, jusqu’à la lisière. Et puis on m’a ramené à l’orphelinat. On m’a dit que j’avais toujours vécu là. Mais j’ai toujours su qu’ils mentaient.
Du sang russe coule dans mes veines, je le sais ; ma mère aurait pu s’appeler Natacha. Quand on est minot, on te dit toujours qu’il ne faut jamais regarder en arrière, qu’il y a un boulevard devant toi. Je n’ai jamais vu aucun boulevard, à peine une impasse. Comment puis-je faire, sans passé, loin de ces frontières, pour avancer sans foncer droit dans le mur ?
Je ne suis plus moi, je suis cette autre, celle qui salue son public. Je me retire, me démaquille, poupée gigogne déchue. Je n’ai plus de nom, plus de guide, je ne m’appelle même plus Nathalie.
— Tatiana ? Rentre vite, ma chérie, tu vas prendre froid…
— Dis maman, tu m’abandonneras jamais dans la forêt, hein ?
— Non, jamais…
— Nathalie ? Oh, Nathalie ? Putain mais réponds-moi, merde ! Nathalie ? Nathalie ? Au secours ! Au secours, aidez-moi !
Je ne suis plus là. Il y a John qui pleure, et les autres aussi. Mais je ne distingue toujours pas ma mère dans la foule. Même morte, je ne la vois pas. Elle n’appellera jamais sa môme Tatiana. Elle ne m’appellera jamais Tatiana. On m’a baptisée Nathalie à l’orphelinat. A cause d’une chanson qui passait à la radio, à l’époque, ce matin-là. C’est ce qu’on écrira sur la stèle : " ci-gît Nathalie ". Moi qui voulais tant me prénommer Tatiana…
[3] chanson écrite par Pierre Delanoë sur une musique de Gilbert Bécaud, qui en est aussi l’interprète
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