Jure & parjure

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" Depuis des ans j’ai fui ma vie

Et depuis peu j’ai compris

Que chaque erreur avait un prix "

Tu pars comme on revient

Paroles & musique : Benjamin Biolay

Interprète : Vanessa Paradis

Ton mouchoir, ce carré de soie ambre dans lequel je me perds et te respire encore.

Antoine referma la petite boîte émaillée de bronze et d’or qui regorgeait de tant de souvenirs. Il ne parvenait pas à s’en détacher. Comme à chaque fois qu’il se devait d’évoquer Hélène.

Hélène… Ça fait près de trente ans que je dois lui parler de toi, de nous, mais c’est trop dur, trop violent. Parce qu’il me détesterait sûrement s’il savait. Il me déteste déjà, peut-être parce qu’il se doute. Seulement, je ne veux pas affronter ses reproches, ses silences, son regard. Je préfère prendre la plume pour tout lui avouer. Et après fermer les yeux. Pour toujours.

Le sexagénaire porta son mug d’inspiration anglaise à sa bouche et avala une gorgée de thé brûlant avant de le reposer en grimaçant sur le secrétaire Louis-Philippe.

Pas assez sucré !

Carmen oubliait toujours…

A la lumière d’une lampe de bureau old style en laiton cuivré, l’homme harassé de lassitude cherchait ses mots pour s’adresser à Vincent. Taper un texte impersonnel, dénué de sentiment, sur son notebook aurait été plus facile. Il se serait contenté de raconter les faits, rien que les faits. A la manière d’un chroniqueur ou d’un pigiste. Une trahison de plus, une trahison de trop. Le stylo S.T. Dupont et le papier à lettres acheté pour l’occasion lui paraissaient soudainement presque aussi incongrus que l’idée même de passer aux aveux à présent. Parce qu’après tout ce temps perdu à enfouir ce secret sous des tonnes de faux-semblants et de bienséance, il devait certainement y avoir prescription, non ? Non, impossible de se dérober. Il lui fallait désormais cracher cette putain de vérité, celle qui fait mal, celle que l’on n’admet. Ce n’était pas une vague bafouille anodine qu’il s’apprêtait à écrire à son rejeton, mais la douloureuse confession d’un père à son fils. Un fardeau qu’il charriait sur ses épaules depuis trop longtemps. Le poids du mensonge et de la honte. Le poids d’un crime. Celui que Vincent ne lui pardonnera jamais.

Hélène…

Antoine pleurait, silencieusement. Pour la première fois depuis le décès de son épouse, un soir de mars 1980. Des sanglots étouffés, comme ceux qu’on ne montre pas. Une larme finit sa course sur le sous-main tendu de cuir brun. Il se noyait dans des songes qui le ramenaient à des années-lumière de là, sous les pavés révolutionnaires du printemps 68.

***

Paris, les barricades du Quartier Latin. Étienne et moi étions postés rue Royer-Collard, derrière un amas enchevêtré de véhicules, de panneaux de signalisation et de grilles d’arbres. Toute la nuit, nous avions tenu ces places fortes, symboliques face au pouvoir en place. C’était notre combat à nous, notre façon de nous affirmer, d’exister. Après une énième charge à l’encontre de nos ennemis casqués, nous revenions nous réfugier pour tenter d’échapper aux bombes lacrymogènes. Nous nous défendions à coup de cocktails Molotov et autres projectiles de fortune en scandant : " De Gaulle assassin ! ". À mesure que les heures s’écoulaient, le conflit s’intensifiait. Après moult négociations, les CRS avaient reçu l’ordre du préfet de détruire les barricades que nous avions érigées. Dans cette lutte illusoire, nous nourrissions des espoirs chimériques, galvanisés par le soutien des riverains, nos sympathisants. Mais le pot de terre ne gagne jamais contre le pot de fer. Pourtant, nous résistions vaillamment et les assauts se poursuivirent encore jusqu’au petit matin. Étienne et moi reprenions notre souffle, dans quelque endroit improbable, encore préservé de cet air irrespirable.

— CRS SS ! CRS SS !

— Antoine ! Antoine !

— Quoi ?

— C’est pas la peine de t’égosiller pour rien, ils sont trop loin…

— Tu crois que ça va servir à quelque chose ?

— Quoi ?

— Ben, cette nuit, tout ça…

— Je sais pas. En tout cas, on leur aura bien botté les fesses à tous ces ronds de cuir qui nous gouvernent…

Je n’écoutais plus mon meilleur ami. Mon attention se focalisa soudain sur un groupe de filles qui fuyait les grenades et autres fumigènes lancés par les forces de l’ordre pour dissuader les habitants du quartier de prendre part aux émeutes. C’est à cet instant précis que nos regards se sont croisés. Furtivement, en à peine une fraction de seconde. Ses prunelles avaient alors l’éclat d’un chocolat noir nappé d’un zeste de noisette. Je n’ai vu que ça, sous le casque de chantier qu’elle avait dû emprunter à son père. Je n’ai rien vu d’autre.

— Eh, tu connais cette nana ?

— Laquelle ? me répondit Étienne.

— Celle qui porte une chemise bleue, avec le mouchoir ambre devant la bouche.

— La fille avec le casque ? Non, pas vraiment… Je crois qu’elle s’appelle Hélène, un truc dans ce goût-là. C’est une copine de Françoise. Pourquoi, tu veux que je t’arrange le coup ?

— Non ! Non… Je demandais ça… Comme ça, juste pour savoir !

— Mon œil, ouais !

Je m’accrochai à ses yeux une dernière fois avant que la foule ne l’emporte. Étienne me tira brutalement de mon rêve éveillé.

— Allez ! Faut qu’on y retourne !

Je savais que cette nuit-là resterait gravée à jamais dans ma mémoire. La nuit où j’ai rencontré ta mère, mon Hélène.

***

L’homme s’interrompit brusquement. Pour lui, se livrer aussi impudiquement, dévoiler ainsi son intimité lui était affreusement douloureux. Il but une nouvelle gorgée de thé pour balayer son amertume, grimaça de nouveau.

Bercé par l’interprétation doucereuse de Clayderman, le phonographe étirait lui aussi ses souvenirs mélancoliques sur les cloisons laquées d’une teinte à effets, au son de la romantique " Lettre à Élise ".

Le morceau préféré de ta mère…

" Ta mère ", Antoine n’utilisait plus que ce qualificatif les rares occasions où il acceptait, contraint et forcé, de parler de celle qui fut sa femme, son Hélène. Il n’y avait que Vincent pour exiger pareille chose, pour lui infliger pareille souffrance. Les autres savaient. Ils savaient qu’il n’était plus digne de l’appeler : " mon amour ".

— Papa, raconte-moi comment vous vous êtes connus, maman et toi ?

Dans ces moments-là, le père qu’il était esquivait toujours en bottant en touche.

— Oh tu sais, on n’était pas tellement différents des autres ! On s’est rencontrés comme tous les jeunes, dans un bal populaire.

— Comment elle était ? C’est toi qui l’as invitée à danser ?

— Je l’ai trouvée belle, l’orchestre jouait un slow et voilà…

— C’est tout ?

— Oui, c’est tout. Il n’y a vraiment rien de plus à raconter. Tiens, ça y est, ils vont annoncer l’arrivée du Tour de France, écoute…

Un mensonge, puis la fuite. C’était mieux comme ça. De toute façon, la nostalgie ne menait à rien. Et puis, c’était son jardin secret à lui ; il ne souhaitait le partager avec personne. Pas même avec son fils. Il s’abandonna un court instant dans la contemplation du rideau de pluie qui troublait la vue qu’il avait sur les montagnes environnantes. Le ciel était bas, encombré de lourds nuages qui masquaient sommets et cimes. Un paysage très différent de celui qu’Hélène et lui avaient occupé les premiers temps de leur idylle.

***

Finalement, Étienne s’était arrangé pour que Françoise nous présente l’un à l’autre. Et puis, la vie suivit son cours. À l’époque, j’habitais encore une petite chambre de bonne, sous les toits fatigués d’un vieil immeuble haussmannien, et Hélène venait m’y retrouver. Mes parents étaient aisés, seulement les loyers de la capitale étaient déjà hors de prix. Et offrir un pied à terre parisien à deux pas de la Sorbonne à leur unique progéniture était un luxe qui leur coûta une grande partie de leurs économies…

Ma piaule d’étudiant était minuscule, mais je n’allais pas tarder à regagner les rives de mon Rhône natal. L’insouciance m’étant tombée dessus par hasard, je me fichais éperdument de planter mes exam’s, et par là-même ma deuxième année de fac. Je préférais de loin les promenades en bord de Seine ou les flâneries dans les parcs, au bras de ta mère, aux révisions de mes cours soporifiques, consigné entre les quatre murs de ma prison avec vue sur le ciel azuré de Paris. " La critique de la raison pure " m’ennuyait prodigieusement, et je passais des journées entières à parfaire mon " Analytique du beau " en admirant amoureusement les courbes si parfaites de mon Hélène.

Le soir venu, alors que mes camarades se déchiraient la tête à écouter, boire ou fumer les prémices de Woodstock, mon amour et moi inventions notre propre monde en nous aimant sous la mansarde, sur un air de Beethoven. Cela dura un peu plus de trois semaines.

— Est-ce que tu reviendras me voir cet été ?

— Je ne sais pas ; Étienne et moi, on comptait se faire la descente des gorges de l’Ardèche en canoë. T’as qu’à nous y rejoindre, y aura sûrement Françoise…

— Mes parents ne voudront jamais me laisser partir seule en vacances, surtout si je rate mon bac !

— Ne t’inquiète pas, ma belle, je suis certain que tu l’auras, ton bac. Moi par contre…

— Antoine…

— Quoi ?

— Embrasse-moi ! Embrasse-moi comme tu ne l’as jamais fait !

— Là, tout de suite ?

— Oui, tout de suite, parce que demain il sera trop tard…

Hélène obtint son diplôme avec mention, elle n’avait besoin de la clémence de personne pour le décrocher. Moi, j’avais encore l’opportunité de me rattraper à la session de septembre, sans beaucoup plus de succès. Et surtout, ça n’allait bientôt plus être à l’ordre du jour puisque ta mère se retrouva trop vite enceinte. Elle attendait notre fils, elle t’attendait toi.

***

On frappa trois coups sur le chambranle, la porte en hêtre blond s’effaça sur Nouchka, la chienne Terre-Neuve d’Antoine. Elle pénétra dans l’immense pièce qui lui servait de bureau et de bibliothèque. Les pattes de l’animal résonnaient sur le parquet en chêne et elle vint se lover sous sa paume. Il la caressa machinalement.

— Oui, ma Nounouche. On va pas tarder à aller se promener.

Le mastodonte expira de contentement en s’asseyant sur son postérieur. Son maître n’avait pas encore levé les yeux de sa prose. Ce fut la voix de Carmen qui le tira de la relecture de ses premières lignes.

— Elle s’ennuie, Monsieur Antoine. Il fait trop mauvais pour la laisser jouer dans le jardin. Alors je l’ai montée vers vous…

L’homme fit pivoter sa chaise en merisier et prit la tête de Nounouche entre ses immenses mains.

— Oui, ma fille. Papa va bientôt te sortir. Il doit juste terminer sa lettre, et après, il s’occupera de toi.

La chienne jappa deux fois en guise d’acquiescement, se releva pour aller s’étirer plus loin près du feu de cheminée, puis s’allongea sur l’épais tapis persan en soupirant d’aise.

— Je peux retourner en cuisine, Monsieur Antoine ?

Le maître de maison lui accorda enfin un regard.

— Oui Carmen, merci. Ah, Carmen, pendant que je vous tiens, ajouta-t-il en s’emparant de sa tasse, c’est deux sucres et demi, pas un !

La bonne à tout faire referma la porte avec humeur tandis que Nouchka finit par clore ses paupières. La musique se tut à son tour. Le saphir du phonographe glissa dans un grésillement caractéristique sur les derniers sillons du vinyle avant que le bras du pick-up ne se relève pour reprendre sa place dans son logement, puis le disque s’immobilisa.

Encore une gorgée de thé, histoire de se donner le courage de continuer, de ne pas s’arrêter en si bon chemin.

***

Hélène m’annonça la nouvelle peu avant Noël et me fit tomber des nues. J’en étais abasourdi. Comment était-ce possible ? Nous étions jeunes, insouciants, libres. Nous vivions notre amour au jour le jour, sans nous poser de questions. Je n’avais jamais envisagé que notre avenir se conjuguerait au mode " couche-culotte et layette ", option " landau-poussette ". Il nous fallut donc nous marier très rapidement, pour ne pas que naisse de notre union un enfant illégitime. C’était en février, sous une neige immaculée. Mon Hélène se fit blonde pour l’occasion. Un passage devant le maire dans les règles de l’art, aux antipodes de nos idéaux " peace and love ". L’instant où l’on jure, la minute de parjure. Et dire qu’Étienne avait déjà quitté Françoise pour Doris… À moins que ce ne soit pour Carla ! Le temps défile trop vite, j’en ai oublié l’ordre d’apparition de ses conquêtes officielles. Et celui de toutes les autres…

Me voici donc propulsé chef de famille à vingt piges et des poussières. Avec cette obligation corollaire de subvenir aux besoins de ces êtres chers qui allaient partager ma vie. En aurais-je vraiment la carrure sous ma frêle apparence d’ex-étudiant rebelle des beaux quartiers ? La réponse ne se fit pas attendre très longtemps puisque ma voie était toute tracée, dans le sillage de mon paternel. Je débutai bientôt ma carrière professionnelle comme chef-comptable dans l’entreprise de pétrochimie créée par mon vieux et basée à Feyzin, non loin de la grande raffinerie Total. Un poste de pistonné bien sûr, pour lequel je percevais un salaire presque indécent au regard de mon curriculum vitae. J’engrangeais donc pas mal d’argent, mais il n’allait pas tarder à me brûler les doigts.

Peu avant ta naissance, notre voyage de noces me permit de faire connaissance avec les fastes de Venise. Ça me donna envie de couvrir ta mère de bijoux, de rouler sur l’or, de me vautrer dans un luxe tapageur et futile. Les premiers temps, elle n’y vit aucun inconvénient. Tu avais vu le jour, tu étais son soleil, et rien d’autre ne comptait pour elle. Nous avions élu domicile dans un grand appartement situé sur la Presqu’île lyonnaise, en bord de Saône, avec une vue imprenable sur la basilique de Fourvière. Mais le bonheur familial dans un univers étriqué, fut-il aussi spacieux que notre cent mètres-carré, ne me satisfaisait pas. Je m’emmerdais dans ce cocon bourgeois. Alors je claquais du fric pour tromper mon ennui, je changeais de bagnole quatre fois par an, je nous offrais des escapades à Londres ou Saragosse, et même une résidence secondaire dans l’arrière-pays niçois. Nous y faisions d’ailleurs très souvent la fête avec Étienne. Et Charlotte, Caroline ou Marjolaine. Cindy puis Katia. June aussi. Les gueuletons arrosés de vins millésimés abondaient, le champagne rosé coulait à flots. Nous vivions dans l’opulence la fin des Trente Glorieuses ; j’étais même monté en grade, tout en haut de la pyramide hiérarchique, mon père m’ayant cédé sa place de Président Directeur Général. Ça aurait pu durer longtemps comme ça, une existence de pacotille l’un à côté de l’autre, sans réellement vivre ensemble. Ta mère en aurait pris son parti. Seulement, la vie nous joue parfois des tours on ne peut plus dégueulasses. C’est ce que j’appris au début de l’été 1973. Ça nous est tombé dessus, comme ça, sans prévenir. Avec cette étrange impression qu’on ne pourrait jamais s’en relever. Hélène fut pourtant la plus forte de nous deux. Et moi, je continuais à fuir…

***

Antoine avait jeté ses phrases sur le papier d’une seule traite. Il savait que le plus douloureux restait encore à venir. Nouchka s’était levée, et tournait en rond dans la pièce. Il ne pleuvait plus, le ciel s’était dégagé. Exténué, l’homme devait profiter de l’accalmie pour lui faire faire ses besoins. Une pause bienvenue, salutaire, parce qu’il se sentait vidé et qu’il lui fallait recharger ses batteries pour poursuivre sa confession. Il quitta son bureau et descendit les marches de l’escalier de bois, sa chienne sur ses talons.

— Carmen, je sors Nounouche ! héla-t-il.

Il enfila son pardessus et s’empara de la laisse métallique avant de s’aventurer au-dehors. Pour un tête-à-tête avec son amour perdu, son Hélène.

Le sexagénaire arpentait le chemin piétonnier qui séparait sa demeure du bourg. Le Mont-Blanc crevait la mer de nuages sous ses yeux, et il s’en délectait. L’humidité ambiante exhalait les senteurs automnales et en parfumait l’air, infiniment plus pur que celui des grandes villes. Nouchka allait et venait en liberté, la truffe au vent. Celui-ci forcit brusquement. Antoine releva son col et accéléra jusqu’à l’église.

— Là, Nounouche, tu seras bien sage. Pas bouger. Papa revient.

La chienne s’étendit de tout son long sur le parvis de l’édifice religieux tandis que son maître y pénétra en se signant. Il parcourut la nef et obliqua en direction d’une niche illuminée d’une vingtaine de bougies. Le catholique qu’il était se délesta d’une pièce et alluma un cierge supplémentaire à la mémoire d’Hélène. Il venait périodiquement s’y recueillir, silencieusement, comme pour laver sa faute. Son épouse étant enterrée trop loin d’ici, il ne se rendait quasiment jamais sur sa tombe. La chaleur de la flamme plutôt que le froid du marbre. Agenouillé en pénitent, il murmura dans un souffle : " Pardon Hélène ! Pardon mon Hélène… ".

Le retour fut plus bruineux. Le ciel s’était refermé sur les sommets montagneux. L’homme solitaire pressait le pas ; le paysage défilait sans que plus personne n’y prête attention. Nouchka, elle aussi, marchait au pied de son maître, moins enjouée. Devinait-elle son vague à l’âme ?

L’heure d’hiver. L’obscurité qui s’abat sur le bas-relief sans crier gare, le climat qui fraîchit subitement, la brume qui s’enclave au cœur des vallées, se cogne contre les falaises et autres parois rocheuses. Bientôt, les hauteurs s’enrubanneront de leur manteau neigeux, éclatante parure de nacre blanche estompant les aspérités les plus acérées. Parfois, le tissu pailleté se déchire et révèle une crevasse béante, profonde, comme une plaie que la terre n’aurait jamais cicatrisée.

En rentrant à la maison, l’imposante chienne retrouva son panier dans la cuisine. Carmen était en train d’y préparer le dîner, une odeur de tartiflette flottait. Antoine remonta directement l’escalier pour regagner son bureau tel qu’il l’avait laissé. Il remarqua que sa bonne à tout faire, malgré son humeur maussade, avait rangé le trente-trois tours et apporté un nouveau mug de thé au parfum plus léger. Il ne put s’empêcher de vérifier s’il était sucré à sa convenance. Cette fois-ci, Carmen n’avait pas oublié. Le papier à lettres n’avait pas bougé. Se pouvait-il qu’elle l’ait parcouru, par curiosité ? Non, elle n’avait pas besoin de ça pour savoir. Elle savait déjà tout. Elle s’était retrouvée aux côtés d’Étienne Roncourt lorsque celui-ci avait découvert son meilleur ami inanimé sur la moquette de la suite parentale de leur résidence secondaire. Cette image l’avait marquée à tout jamais.

***

Dimanche 1er juillet 1973, le Grand Prix de France de Formule 1 allait se tenir au Castellet. Et comme Étienne bossait dans l’événementiel, il avait réussi à nous obtenir des places à la tribune d’honneur. Alors imagine un peu ma tête lorsqu’il me dit qu’on aurait même accès aux stands pour admirer de près la Tyrrell-Ford de notre pilote favori, François Cevert, voire le rencontrer en personne !

Du coup, pour l’occasion, j’avais proposé à Étienne de passer tout le week-end à l’Orangeraie de façon à assister aux essais et séances de qualification dès le vendredi. À vol d’oiseau, seuls cent vingt kilomètres séparaient notre pied-à-terre du circuit Paul Ricard. Une paille, surtout au volant de mon nouveau joujou : une Porsche 911 Targa ! J’avais demandé à Carmen de nous précéder de quelques jours pour préparer la villa. Je la revois encore se décomposer à l’annonce de l’apéritif dînatoire qu’Étienne avait prévu d’y donner le samedi soir, avec cent cinquante convives à la clé. Ce samedi soir où tout bascula.

Entre Hélène et moi, ça n’allait plus très fort, depuis plusieurs mois. Elle n’avait plus envie de rien, se plaignait en permanence d’une intense fatigue musculaire et de douleurs articulaires. Mais son mal-être physique, sa pâleur et son anémie ne m’alertaient pas plus que ça. J’assimilais ces pertes d’envie, d’appétit, à une phase dépressive. Je désertais de plus en plus l’appartement quand elle ne le quittait plus. Je lui disais de se bouger, de venir prendre avec moi le soleil sur la Côte. Seulement, elle refusait. Sa passivité grandissante m’exaspérait, nos disputes se faisaient de plus en plus fréquentes. J’avais viscéralement besoin de changer d’air, je ne pouvais plus voir Feyzin en peinture, et je ne comprenais pas qu’elle puisse se complaire dans l’atmosphère estivale aussi suffocante que polluée du Grand Lyon. Toutefois, je renonçai à envenimer encore les choses et n’insistai pas davantage. La seule chose que j’exigeai, c’était qu’elle passe des examens médicaux, persuadé qu’ils diagnostiqueraient une cause psychologique ou psychique à ce que j’assimilais à une lassitude générale. Le docteur Montserra était un ami de mon père. Je lui demandai donc de me communiquer au plus vite les résultats du labo.

Je n’avais plus du tout confiance en ta mère. Je pensais qu’elle faisait tout ça pour attirer mon attention. J’avais tort…

***

Comment décrire l’une des pires soirées de sa vie, celle où l’on apprend que plus rien ne sera jamais comme avant ? Antoine cherchait ses mots au-delà de la fenêtre qui lui faisait face. Il n’était plus dans sa maison de Saint-Nicolas-de-Véroce, il était dans cette chambre, dans laquelle il revivait cet instant irréel, ce moment où le destin lui avait planté un poignard dans le dos, lacéré le cœur avec la lame d’un couteau. C’était un 30 juin. C’était le début de la fin.

***

Hélène ne viendrait pas nous rejoindre à Saint-Paul-de-Vence ; toi non plus. Et pourtant, ce fut vers elle que volèrent toutes mes pensées.

De retour du Castellet vers 21 heures, tout était prêt pour la réception. Carmen avait bien fait les choses et je me félicitais de l’avoir engagée. Dès notre arrivée, Étienne s’empressa de butiner les plus jolies filles et de jouer les maîtres de cérémonie sur fond bleu piscine. Et moi j’observais en spectateur, une coupe de champagne à la main.

— Monsieur Antoine, j’ai oublié de vous dire, le docteur Montserra a appelé en toute fin d’après-midi…

Je reposai mon verre sur le bar.

— A quelle heure ? fis-je fébrile.

— Oh, il devait être à peine 18 heures. Il a tenté de vous joindre au siège de votre entreprise, mais il est tombé sur Monsieur Sanchez. C’est lui qui lui a indiqué où vous vous trouviez.

— C’est pas vrai, Antoine ! s’esclaffa Étienne, légèrement grisé par l’alcool. Me dis pas que cette tanche de Sanchez bosse encore pour toi ! Déjà que c’était pas une lumière du temps de ton père…

— Eh oui mon vieux ! Mais que veux-tu, le congédier me reviendrait plus cher que de le garder à mon service alors…

— Monsieur Antoine, reprit Carmen, très professionnelle, le docteur Montserra souhaitait que vous le rappeliez au plus vite. Je vous ai noté son numéro sur le calepin à côté du téléphone de votre chambre.

— Merci Carmen. Étienne, je peux te confier nos invités quelques minutes ?

— Volontiers mon frère, mais c’est à tes risques et périls…

— De toute façon, ai-je vraiment le choix ? répliquai-je, narquois.

Je m’éclipsai dans mes appartements pour passer ce coup de fil d’importance.

— Allô ?

— Allô, bonsoir docteur. Antoine Legrand à l’appareil. Vous avez essayé de me joindre plus tôt dans la soirée…

— Oui Antoine. J’ai les résultats d’analyses de ton épouse et… Les nouvelles ne sont pas bonnes. Je crains que ta femme ne soit… Condamnée.

— Condamnée ? Je ne comprends pas…

— Hélène est atteinte d’une leucémie aiguë. Et… Comment dire ? Ses jours sont comptés.

Une larme silencieuse coula sur ma joue.

— Combien de temps ? Il lui reste combien de temps à vivre ?

— Quelques semaines, six mois peut-être, deux ans tout au plus. La médecine ne peut pas la sauver… Antoine ? Antoine ? Tu es là ?

J’avais lâché le combiné, je ne sentais plus mon corps, plus mes membres. Et puis le trou noir. Plus rien.

Le lendemain, le Grand Prix de F1 se disputa sans moi, tandis que je reprenais doucement mes esprits dans une chambre d’hôpital. Étienne était à mon chevet, rongé d’inquiétude. Ce fut lui qui prit la parole.

— Antoine ? Antoine ? Tu m’entends ?

Mes yeux papillonnaient, humides.

— Oh Antoine ? C’est moi, Étienne, ton vieux pote… Antoine ? Putain mais réponds-moi, merde !

Sa voix était lointaine, comme étouffée par d’autres sons, des bribes familières. Puis ceux-ci devinrent plus clairs, plus audibles. Je revivais la conversation téléphonique de la veille, elle me revenait en mémoire, comme un boomerang. Et je me mis à gémir comme un enfant.

— Antoine ?

Mes gémissements s’amplifièrent. Je me pelotonnai, me recroquevillai en boule sur moi-même, en position fœtale. Je tremblai de froid.

— Docteur ! Docteur, venez vite ! Une infirmière, quelqu’un… A l’aide !

Je fermai mes paupières, je ne voulais plus jamais les rouvrir.

Un réveil beaucoup plus tard, la même chambre d’hôpital, Étienne.

— Où suis-je ?

— A l’hosto…

— Quel jour on est ?

— Lundi. J’ai prévenu Hélène, cet abruti de Sanchez…

— Hélène ? T’aurais pas dû la prévenir…

— Je te rappelle quand même que c’est ta femme !

— Je sais…

— Le corps médical a parlé d’un choc émotionnel que tu aurais subi. Quel choc, Antoine ? Qu’est-ce qu’a bien pu te dire Montserra pour que ça te foute dans cet état ?

— Tu n’aurais pas dû prévenir Hélène…

— Antoine, merde ! Maintenant tu arrêtes tes conneries et tu m’expliques !

— Hélène… Mon Hélène… Elle va mourir… T’aurais pas dû la prévenir…

Ta mère débarqua dans la soirée. Elle avait pris le train. Étienne s’octroya la liberté de lui mentir. Et moi aussi. Au moins pour un temps.

***

Une leucémie. Autrement dit un cancer du sang. Confrontés à la maladie, les liens qui unissent un couple se resserrent ou s’éliment jusqu’à se briser complètement. Il n’y a pas de juste milieu. Sauf lorsqu’on reste aux côtés de l’autre par devoir. Parce qu’on a juré. Sans savoir que c’est une forme de parjure…

Antoine ne s’arrêtait plus d’écrire, il fallait que ça sorte, qu’il s’exorcise de tout ce mal terré en lui. La pointe du stylo dessinait des mots, des phrases elliptiques égrainées au fil des souvenirs. Il en avait des hauts-le-cœur, parce qu’il connaissait l’avenir gris ardoise de ce passé qui lui collait à la peau, parce qu’il haïssait ce type qui se croyait au-dessus de tout, des promesses qu’on fait sans réfléchir. Des promesses qu’on ne tient jamais… Parce que l’amour éternel est utopique, il suffit de trois fois rien pour qu’il s’édulcore, le besoin d’un ailleurs pour se sentir vivant. Ce besoin d’ailleurs qui finit par tuer l’autre, celui qui reste à quai, là, à attendre, celui qui pardonne beaucoup mais n’accepte finalement pas l’inacceptable, n’être qu’un figurant.

***

Interlaken, un entre-deux lacs somptueux, panorama unique. Le dernier voyage en famille effectué ensemble, le dernier cliché d’Hélène au soleil couchant sur fond irisé. Le même regard mutin que celui qui m’avait séduit à l’abri des barricades parisiennes quelque dix ans plus tôt, la chevelure longue cannelle… Juste avant que tout ne se dégrade durablement.

Pourtant, ta mère narguait la mort avec panache, elle avait la fureur de vivre et s’accrochait à cette existence qui filait inexorablement entre ses doigts. L’annonce de la maladie ne lui avait pas fait peur ; au contraire, elle connaissait désormais son ennemi, celui qu’il lui fallait combattre. Et malgré la ténacité de ce crabe qui grignotait son souffle de vie, l’acculait vers la sortie, elle aurait pu gagner. Elle aurait dû. Si j’étais resté à ma place de mari, impuissant mais digne, et solide comme un roc pour la soutenir dans sa lutte. Seulement, on ne faisait plus rien, et ça me bouffait. On vivait reclus dans cet appartement que j’exécrais à mesure que l’on s’y cloîtrait. On avait même fini par vendre l’Orangeraie. Le moindre effort l’essoufflait trop vite, les palpitations et malaises prenaient le pas sur notre quotidien. Alors, cet ultime voyage, c’était comme la bulle d’oxygène d’un couple en apnée. Parce que de plus en plus souvent, je trichais. Je m’évadais de notre existence de merde dans ces escapades nocturnes que m’inventait Étienne pour ne pas que je sombre, pour qu’Hélène puisse s’appuyer sur moi sans nous couler tous les deux. Je flambais des sommes astronomiques au Lyon Vert, je perdais mon âme dans les bras de jeunes diablotines que j’honorais sans aimer, je goûtais aux Enfers pour ne pas surnager dans ce purgatoire qu’était devenu notre vie.

***

Le tic-tac de l’horloge meublait les silences. Au-dehors, un épais brouillard s’installait sur la plaine. Au cœur même du foyer, si la flamme incolore léchait encore les braises incandescentes, l’écorce craquelait d’agonie et le feu se mourait. Antoine se leva pour remettre une bûche dans la cheminée. En passant devant la chaîne hi-fi, il inséra un album de reprises aux accents jazzy dans la platine CD. Puis, il retourna s’asseoir à son bureau. A l’image du tableau de Vettriano qui surplombait le fauteuil club, Hélène avait dansé jusqu’à la fin de l’amour, jusqu’à ce que son époux ne la quitte.

***

1979. Depuis près de six ans, mon entreprise battait de l’aile. Accaparé par le combat d’Hélène, j’en avais cédé les rennes à Sanchez. Sa gestion catastrophique et le second choc pétrolier la conduisirent au licenciement massif, puis à la liquidation judiciaire. C’est alors qu’Étienne entra en scène pour prendre en main ma carrière professionnelle. Il m’associa à son projet de création d’une boîte spécialisée dans la vente de produits informatiques, implantée à L’Isle-d’Abeau. Je lui laissais carte blanche pour tout ça, je m’en foutais royalement ; mes préoccupations étaient ailleurs…

La maladie gagnait du terrain, irrémédiablement. Les séjours à l’hôpital se faisaient plus fréquents, plus longs. La prolifération de cellules anormales au sein de certains organes avait nécessité une première intervention chirurgicale : l’ablation de la rate. Hélène en était ressortie très affaiblie, ses défenses immunitaires ayant été mises à mal. Puis, il y eut la chimio, et enfin ce que Montserra avait appelé l’opération de la dernière chance : une greffe de moelle osseuse. J’y étais opposé, je voulais qu’on laisse ma femme tranquille.

— La vérité, docteur, c’est que vous n’arrêtez pas de vous planter ! Oui, vous, le corps médical ! Il y a six ans, vous ne lui donniez pas plus de vingt-quatre mois d’espérance de vie. Et aujourd’hui, elle est encore là, debout.

— La médecine a peu de recul sur la leucémie, Antoine, elle navigue à vue. Mais la recherche avance. Les diverses interventions qui ont été pratiquées sur Hélène l’ont gratifiée de plusieurs phases de rémission. C’est grâce à ces interventions qu’elle est encore parmi nous. Et cette dernière opération pourrait la guérir définitivement…

— C’est des conneries tout ça ! Et vous le savez très bien…

— Ton épouse m’a donné son feu vert, Antoine. L’hôpital Edouard Herriot dispose des meilleurs spécialistes. Et puis, Hélène est quelqu’un d’exceptionnel. Elle a une volonté incroyable, est un exemple pour nous tous. Je n’ai jamais vu personne tenir autant à la vie qu’elle. Elle se bat pour votre fils, pour toi.

— Vous allez finir par la tuer…

— Non. C’est si on ne fait rien qu’elle mourra.

Son hospitalisation dura plusieurs mois. D’interminables semaines pour elle, dans une chambre stérile, privée de tes visites. De trop longues semaines de solitude pour moi. Puis, une rencontre, un coup de foudre : Ingrid, hôtesse d’accueil dans un bar à vins huppé du Vieux Lyon. Et là, je sus. Je sus qu’entre ta mère et moi, l’amour s’était fané.

La greffe de moelle avait pris, Hélène devait bientôt rentrer chez nous. Montserra me l’avait assuré, le pire était derrière nous. Durant toutes ces années, j’avais été à ses côtés, j’avais tenu ma promesse. Seulement, maintenant qu’elle était guérie, j’estimais avoir rempli ma part du contrat, donc pouvoir légitimement reprendre ma liberté. Et je lui avouai en aimer une autre. Le lendemain, Montserra m’invita à le suivre dans son bureau. Avec gravité, il m’y annonça le décès de mon épouse et ne se l’expliquait pas. Il me proposa de faire une autopsie de son corps pour en comprendre les raisons, mais je refusai. La cause n’était pas médicale. Tout ce pour quoi elle avait lutté s’était effondré en un rien de temps. Plus de six ans de combat anéantis en une poignée de minutes. Alors elle avait lâché prise et abdiqué. On me remit solennellement toutes ses affaires, dont son mouchoir de soie ambre. Le symbole de notre amour…

Au volant de mon bolide, le ruban d’asphalte se déroulait devant mes yeux vides. Les larmes affluaient. L’Isle-d’Abeau, Étienne.

— Ben mon vieux, qu’est-ce qui t’arrive ? Hélène ne sort plus de l’hosto ?

— Elle… Elle est morte, Étienne. C’est moi qui l’ai tuée…

Après ça, je n’étais plus capable de rien. Je subis ses obsèques sans vraiment y assister. J’essayais de rayer ta mère de ma vie, comme si elle n’avait jamais existé, j’effaçais toutes ses traces pour nier ma culpabilité et faire une place à Ingrid. En vain. Parce que tu étais toujours là, à me rappeler mon passé. Parce que tu lui ressembles. C’est pour ça que je t’ai ignoré toutes les années qui ont suivi. Ce que tu me fais payer aujourd’hui.

Tu ne sais pas combien tout ça a pesé sur moi, et sur Ingrid, qui a fini par partir elle aussi.

Je ne te demande pas de me pardonner, simplement de comprendre les faiblesses d’un homme qui n’a rien choisi de sa destinée.

Tu m’as dit qu’un jour, il me faudrait répondre aux questions que se posera ma petite-fille. Ces réponses qu’elle et toi attendez depuis si longtemps, elles sont dans cette lettre, qui renferme aussi tout l’indicible : l’amour que j’ai pour toi, celui que je ne t’ai jamais montré. Parce que j’ai tout raté.

Papa

Antoine plia sa confession dans l’enveloppe qu’il adressait à Vincent son fils, et à Victoria sa petite-fille, puis éteignit la lumière. Sur sa vie.

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