Déchirure

9 minutes de lecture

" Brûle, ces images qui nous plongent dans la solitude "

La minute de silence

Paroles & musique : Michel Berger

Interprètes : Michel Berger & Daniel Balavoine

Une lueur d’automne, ou peut-être sont-ce les prémices d’un soleil d’hiver ?

Je ne sais plus très bien, ton image se floute, s’éloigne peu à peu de moi. Pourtant, tout est encore tellement présent en moi, dans ma mémoire, dans mon corps, dans mon cœur.

Les persiennes, les ombres qui ondulent sur les sillons que le temps a creusés sur ton visage, le drap qui glisse et découvre ton torse musclé, viril…

Mes doigts courent sur ta peau, tes paupières papillonnent, s’éveillent. Tu coules un regard amoureux sur moi, m’enlaces et me souris.

— Bonjour ma douce, bien dormi ?

J’acquiesce d’un mouvement de tête. J’ai les yeux qui pétillent, j’ai envie. Je sais que toi aussi.

— Et si on faisait un petit frère ou une petite sœur à Théo ?

— Maintenant ?

— Ben oui, maintenant ! Pour Théo, ça avait marché du premier coup, mais regarde Alice et Nathan, ça fait plus d’un an qu’ils essaient… Alors autant commencer tout de suite, non ? Et puis, il n’y a rien de plus agréable que de faire l’amour à sa femme…

Je ris alors que tu m’embrasses dans le cou.

Je sens tes mains, ton désir partout.

Ce sera la dernière fois que nous ferons l’amour.

Il n’y aura pas d’autre enfant.

***

Mettre un peu d’ordre dans mes cheveux. Et puis, un trait de khôl, de rouge à lèvres ambre. Un voile de blush pour rehausser un teint trop blanc, trop pâle. Presque transparent.

Je n’ai jamais vraiment su me maquiller, me faire belle comme on dit. Mais toi tu persistes à me trouver jolie. Même avec l’âge. Même avec mon cortège d’imperfections.

Tu m’entoures de ta tendresse dans le miroir ; dans tes bras, je sais qu’il ne peut rien m’arriver.

Tu m’as faite mère, tu me fais femme à chacun de nos instants si précieux, nos privilèges.

Nous deux, c’est comme une évidence, même quand ça ne l’était pas…

Je pourrais rester des heures à contempler ainsi le reflet de ce que nous sommes, mais on ne doit pas s’attarder.

— Faut qu’on bouge, Thierry, on a ta mère pour le déjeuner…

— Son train est à quelle heure ?

— 11 heures 52, ça nous laisse juste assez de temps pour aller à Carrefour chercher des bricoles…

— T’avais pas déjà fait un drive hier ?

— Si, mais j’ai oublié des trucs… T’inquiète, ça ira vite !

— Avec le monde qu’il y a en course le samedi…

— Chéri, fais-moi confiance, à 11 heures 52, on sera sur le quai pour accueillir ta mère !

— Si tu le dis… Théo est prêt ?

— Je ne sais pas, tu veux bien aller voir ?

Un dernier coup d’œil dans la glace. Mouais… De toute façon, Odile ne m’a jamais trouvée assez bien pour son fils, mais j’ai renoncé depuis longtemps à lui plaire.

C’est à toi que je veux plaire avant tout. Et à Théo aussi.

J’éteins le spot en quittant la salle de bain, en referme la porte. Des gestes anodins, machinaux. Pourtant, j’aurais dû les savourer un à un, même les plus futiles, même ceux qui ne valent rien. Parce qu’après, même ces gestes-là me seront difficiles sans vous, sans toi.

Une veste attrapée au hasard dans le dressing, une chance qu’elle aille avec le reste ; puis le vestibule où vous m’attendez, impatients.

J’aurais aimé immortaliser ce moment-là. Celui où nous sommes tous les trois réunis et heureux pour la dernière fois. Je revois vos sourires, nos chamailleries de dernière minute en cherchant nos clés.

La voiture, la route, les chants à tue-tête dans l’habitacle. Le parking, bondé.

J’ai toujours détesté faire les courses. Je ne les ai plus jamais refaites depuis ce samedi-là.

***

Théo traîne encore dans le rayon des jouets. Une sale habitude.

Et puis toi, tu cèdes toujours. C’est peut-être parce que tu as eu ton fils sur le tard.

Ou parce que ta propre enfance a été marquée par les privations.

Il est ton plus grand trésor. Celui que tu ne supporterais pas de perdre.

C’est idiot, mais je me suis surprise plus d’une fois à être jalouse de l’amour que tu lui portes.

Une belle connerie tout ça, aujourd’hui je donnerais n’importe quoi pour qu’il soit en vie à ma place.

Même orphelin, même malheureux. En vie.

***

Je suis toujours avec Théo, en train de négocier pour qu’il prenne le jouet le moins cher, de lui dire qu’il faut laisser les plus gros pour le Père Noël.

— Noël ? Mais maman, c’est trop loin Noël ! En plus, les parents de Kevin, ils lui ont acheté le même avant-hier. Et il est trop bien…

Je soupire. Les parents de Kevin sont encore pires que toi avec leur gosse.

Je t’ai envoyé chercher du pain parce que sinon, on n’est pas près de s’en sortir, avec ta mère à récupérer à la gare.

— Oui, ben les parents de Kevin, c’est pas une référence ! Moi, je n’ai pas deux cents euros à balancer là-dedans !

Après… Après ce ne sont que des images qui syncopent, qui s’entrechoquent au ralenti dans ma mémoire.

C’est Théo qui blêmit, c’est le son étouffé des rafales de mitraillettes, des cris, des gens qui paniquent et de ta voix qui hurle :

— Couchez-vous ! Couchez-vous vite !

C’est Théo qui tombe, c’est son sang qui se répand partout, c’est moi qui le retiens comme je peux.

C’est toi qui accours vers nous, avec l’étrange impression que cette distance qui nous sépare encore s’étire de plus en plus. Malgré ta course, malgré nous.

Et puis, la voix déjà presque éteinte de Théo :

— Maman…

Je le serre fort contre moi, j’ai des larmes partout, je lui réponds un peu absente, comme pour moi-même :

— Accroche-toi mon chéri, ça va aller ! Ça va aller…

Toi aussi tu as le regard embué à mesure que tu te rapproches.

Je le sens partir. Je ne veux pas qu’il parte, alors j’essaie de le retenir.

— Théo, reste avec moi ! Tu m’entends ? Reste avec moi…

Mais ça ne le retient pas, sa petite main se desserre de la mienne. Il n’est plus là.

Et il y a ces hommes dans mon dos qui ordonnent. Ces hommes armés que tu n’entends pas tellement tu as mal.

— Noooon !

C’est sous leurs balles que tu t’effondres.

Et moi je suis comme déconnectée de ce que je vis.

— Plus personne ne bouge, j’ai dit !

Et puis, je sens le canon brûlant s’appuyer sur ma nuque.

— Lève-toi.

Je n’avais même pas réalisé que j’étais à terre.

— Lève-toi !

Je me dégage comme je peux du corps de Théo, en sanglotant, j’obéis comme un robot.

— Retourne-toi.

Je fais face à celui qui vient de m’assassiner, à celui qui vous a arrachés à moi. Celui qui m’a tuée.

Il me tient en joue, me dévisage.

Il a pensé à tirer peut-être, j’aurais même préféré je crois.

Au lieu de ça, il se met à parler, un discours dont il ne subsiste que des bribes.

— … Et puis surtout, tu leur diras : " Allah akbar ! ". Tu leur diras…

Et puis ils sont partis. Tous. Tous ceux qui n’avaient rien à faire là. Tous ces intrus, ces voleurs de vies.

Plus tard, les forces de l’ordre m’interrogeront, mais je serai déjà murée dans mon silence.

En état de choc. Pour longtemps.

***

Vous dire adieu est une torture. Alice est là bien sûr – heureusement qu’elle est là – Nathan aussi. Et puis, les amis, la famille, ta mère évidemment, pleine de reproches implicites, comme si j’étais fautive de tout ça.

Au fond, je le suis peut-être. Si on avait été directement à la gare la chercher, si…

J’aperçois des collègues, à toi, à moi, l’institutrice de Théo et même certains de mes élèves.

La tête me tourne, je vacille, Alice et Nathan me soutiennent, m’empêchent de m’effondrer.

Le retour à la maison, vide. Je me réfugie dans notre lit devenu trop grand, trop froid. Je me pelotonne sous la couette et ferme les yeux. Alice ne quittera pas mon chevet.

***

On sonne à la porte.

— Tu veux que j’aille voir ?

Je fais oui d’un hochement de tête.

Alice revient et m’annonce que j’ai un visiteur. Karim, l’un de mes élèves.

Au début, je refuse de me lever, de le recevoir.

Mais ça fait trois semaines que je n’ai pas bougé de mon lit, ou presque. Alors Alice insiste.

— Je dois être affreuse…

— Franchement, Suzanne, je crois qu’il s’en fiche que tu aies l’air affreuse ou pas.

— Fais-le patienter dans le salon, le temps que j’essaie d’être un peu plus présentable…

Lorsque j’entre dans le living d’un pas mal assuré, Karim s’avance vers moi pour me serrer la main avec sollicitude.

— Madame, on est tous tellement… Désolés de ce qui vous est arrivé, à vous et à votre famille. Je… C’est difficile, je sais pas trop quoi dire…

La baie vitrée me renvoie l’image d’un jardin abandonné, avec sa balançoire en deuil, sa cage de foot sans ballon, sans gardien, sans rires. Je ne vais pas y arriver…

Alice le sent et m’accompagne jusqu’au canapé. Elle invite mon élève à s’asseoir sur le fauteuil en vis-à-vis.

— Les élèves de terminale A, ils ont voulu vous témoigner leur soutien, ils vous ont tous écrit un petit mot…

Il me tend une carte qu’il sort de la poche intérieure de son blouson.

— Merci.

— On… On espère vivement qu’ils vont retrouver ces sales types, Madame. Et que vous reveniez vite aussi. Votre remplaçant, il vous arrive pas à la cheville.

Il a un rire un peu nerveux. Il tente de détendre l’atmosphère sans vraiment y parvenir.

— Je ne reviendrai pas, Karim. Je ne pourrai pas…

— Peut-être pas tout de suite, bien sûr, mais…

— Non, Karim. Tu ne comprends pas. Sans eux, je n’aurai pas la force. Ma vie s’est arrêtée ce jour-là. Ils m’ont pris tout ce que j’avais. Il ne me reste rien. Pour tout te dire, j’aurais préféré partir avec eux. Parce que c’est insupportable de leur survivre. Ça m’est insupportable…

***

Aujourd’hui, ça fait cinq ans que je vous ai perdus. Que je suis déchirée de l’intérieur. Et malgré moi, la vie m’emprisonne ici, sur cette terre que vous avez quittée si tôt.

Aujourd’hui, je navigue entre deux eaux, à rester enfermée entre nos quatre murs. Je ne peux plus regarder vos sourires sur les photos, ni la terrasse ou le grand jardin en friche, privés de nos joies et éclats de rire.

Aujourd’hui, je ne peux plus sortir ni travailler à l’extérieur. J’ai la phobie des gens, de la foule qui m’aveugle et des grands magasins. Je ne suis jamais retournée au lycée, dans la rue ou sur les lieux du drame. Là où on vous a arrachés à la vie, à moi. Pour rien, parce que vous étiez là, au mauvais endroit au mauvais moment.

On a beau me dire que vos assassins ont été mis hors d’état de nuire, je ne peux pas m’empêcher de penser que ça recommencera forcément un jour. Demain ou encore après-demain. Qu’une autre famille, un autre couple, un père ou une mère sera frappé en plein cœur, orphelin de ce qui lui est le plus cher.

Alors aujourd’hui, je ne vis pas. Sans toi, sans vous, c’est impossible. Je voudrais hurler ma douleur de ne plus vous avoir à mes côtés, ça fait tellement mal. Mal à en crever. Pourtant je ne crève pas. Pourtant je suis toujours là, à me mourir d’une trop lente agonie. Mais je suis trop lâche pour avoir le courage d’en finir, alors que rien ne me retient ici-bas. J’aimerais simplement pouvoir fermer les yeux et ne plus jamais les rouvrir, ou les rouvrir juste sur toi, sur vous, me blottir enfin dans tes bras, respirer la peau de Théo et me dire que tout ça n’était qu’un affreux cauchemar. Mais ça ne s’efface pas, ces images terribles qui reviennent en permanence hanter mes nuits. Ça ne s’efface pas, la solitude, la souffrance et le vide. Et puis, il y a ces rêves qui m’éclairent encore parfois, une lueur d’espoir, celle de vous avoir encore tout contre moi. Ces quelques songes qui m’aident à tenir encore. Encore…

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