Mon amitié n’a pas suffi…
Pilou et moi-même venions de terminer une éprouvante semaine de partiels. Et en ce début d’après-midi printanier, nous savourions notre oisive liberté retrouvée devant un thé noir de Chine, dans son minuscule studio de la rue du Dr Desfrançois.
Depuis que Manou, sa compagne depuis deux ans, était partie poursuivre ses études sur Paris, mon ami et moi passions nos journées ensemble à refaire le monde, délirer sur tout et n’importe quoi. Ça l’aidait à patienter jusqu’au vendredi soir, jour des retrouvailles avec sa dulcinée.
Il devait être 13 heures 45, et alors que nous bavardions avec légèreté sur quelque sujet aussi futile qu’improbable, le téléphone se mit à sonner. Pilou se précipita pour décrocher le combiné ; à cette heure-ci, ça ne pouvait être que Manou à l’autre bout du fil. Tandis que je touillais négligemment l’infusion dans mon mug, je constatai avec stupeur que mon pote blêmissait à vue d’œil. Ses larmes n’étaient pas loin de poindre, et je compris très vite la gravité de la situation. Sa mère… Sa mère se mourait.
Nous savions tous que ça devait arriver, mais quand ça vous tombe dessus comme ça, à brûle-pourpoint, quand ça vous saisit de plein fouet au moment où vous vous y attendez le moins, ça vous engloutit complètement, vous submerge. Madame S. était atteinte d’un cancer généralisé, à l’issue irrémédiable, et elle luttait depuis de longs mois. Et depuis de longs mois, je soutenais mon ami et ses proches ; j’étais leur épaule parce que j’étais passé par là quelque dix ans plus tôt, j’avais perdu ma mère dans des circonstances semblables.
Pilou raccrocha, livide. Cent kilomètres le séparaient de la sienne, de cet ultime adieu qu’il désirait lui faire avant qu’elle n’expire. Avec le rail, il mettrait trop de temps. Alors je lui proposai de le conduire à son chevet avec ma voiture.
— Tu es fou, Raph ! Tu vas pas faire deux cents bornes aller et retour ! En plus, tu vas te faire saquer si tu sèches le TD…
— Je le fais pour toi, Pilou. Pour toi et pour ta mère. Allez, dépêche-toi d’enfiler une veste, y’a pas de temps à perdre !
Le ruban d’autoroute défilait sous mes yeux à une allure prohibée, je cravachais ma pauvre 205 de toutes mes forces pour tenter de réaliser l’impossible. Assis sur le siège passager, mon ami était déjà absent, ailleurs. Auprès d’elle peut-être…
L’hôpital d’Annemasse se profilait enfin. Pilou s’éjecta de ma guimbarde bien avant que je n’aie terminé ma manœuvre. Sa silhouette quitta promptement mon champ de vision.
Pourvu qu’il arrive à temps !
Seulement… Dix minutes, il ne nous a manqué que dix petites minutes pour qu’il puisse l’embrasser avant…
Putain de merde ! Ça tient à trois fois rien. Si j’avais roulé plus vite, un chouïa plus vite, peut-être que…
J’eus tellement mal pour lui quand il s’effondra dans mes bras. Je me sentais tellement impuissant face à sa détresse. Je restai de longues heures à panser ses plaies, jusqu’à ce que Manou, de retour de Paris, ne prenne le relais. Avant que je ne m’en aille, mon ami m’étreignit très fort en me soufflant un " merci " empreint d’émotion. Et pourtant, j’avais failli à ma tâche ; je m’en voulus très longtemps, je m’en veux encore, même si je sais que je ne suis coupable de rien. Et cette éternelle question qui tourne depuis dans ma tête : qu’aurais-je pu faire d’autre ?
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