Outre-tombe (triptyque)
I
C’est ici que j’ai grandi, dans ce village que j’ai quitté il y a des siècles, enfin il me semble. Je ne me souviens pas vraiment de ce qui nous a poussé à partir, ma mère, mon frère et moi, à l’époque, je ne me souviens pas si c’était longtemps après que mon père nous ait abandonnés, ça me paraît tellement lointain tout ça, mais j’avais envie d’un retour aux sources, de m’installer là, avec Sarah. Et d’y fonder un foyer avec elle peut-être…
— C’est ça que t’as acheté, me demande-t-elle en descendant du taxi, cette ruine ?
C’est vrai qu’elle n’était pas très engageante, de prime abord, mon ex-demeure familiale, Le Boucannier, avec son pisé qui s’effritait, sa toiture en piteux état… Mais c’était chez moi !
— En ruine, tout de suite les grands mots ! Il suffit de se retrousser un peu les manches, et avec un peu d’huile de coudes, les stigmates du temps passé ne la défigureront plus…
J’avais été un brin optimiste à minimiser ainsi la charge de travail qui nous attendait, les plumes que nous allions y laisser, mais rien n’aurait pu alors tempérer mon enthousiasme : pour la première fois de ma vie, j’avais un projet qui me tenait à cœur, qui me ressemblait. Et que je pouvais partager avec Sarah. Avec le recul, quand je repense à tout ça, je ne comprends pas pourquoi je me suis entêté à ce point, pourquoi je n’ai pas su écouter les mauvaises ondes que ressentit ma compagne dès la première nuit, dans notre lit de fortune.
— Tu ne dors pas ?
— Non, je n’y arrive pas…
Je la pris dans mes bras pour la réconforter, elle était gelée.
— T’as froid ?
— Non… Enfin si, un peu, mais il y a autre chose. Cette maison… Les vibrations de cette maison… Je ne sais pas, je ne les sens pas.
— C’est quoi, ces conneries, Sarah ? C’est à cause du cimetière désaffecté, là-bas, au bout du chemin ? Tu vas pas me dire que c’est ça qui te fait flipper quand même !
— La mort est partout, Jérôme, partout dans la maison. Je la sens qui suinte des pores de ses murs, une odeur de sang. Des gamins qui crient, qui souffrent…
— Eh, on n’est pas dans un Stephen King ni à Amityville, OK ? C’est de la fiction tout ça, et là on est dans la réalité. Le paranormal, ça n’existe pas…
— Est-ce que tu te rappelles, Jérôme, est-ce que tu te souviens si vous avez été heureux ici, ta famille et toi ?
— Je ne me souviens pas de grand-chose, mais c’est sans importance. On sera bien ici, tu verras… Allez, endors-toi ma belle, une dure journée nous attend demain.
J’avais dans l’idée de faire du Boucannier un gîte rural, et les travaux de rénovation nécessaires à cela allaient nous prendre six bons mois. Qu’à cela ne tienne, nous étions motivés et la fatigue générée par ces dures journées de labeur ne nous laissa guère l’opportunité de gamberger, les mauvaises ondes perçues par Sarah la première nuit appartenaient déjà à un passé oublié.
Pourtant, jamais personne ne venait jusque chez nous. Pas même le facteur, qui commença par jeter notre courrier au début de l’impasse, à même le sol, jonché de terre-glaise et d’herbes folles. Au point de devoir y déplacer notre boîte aux lettres pour préserver notre courrier des intempéries. Lorsque je lui en demandai la raison, le quatrième ou cinquième jour suivant notre installation précaire, il peina à me répondre, n’osant même pas me regarder en face.
— C’est pas contre vous, m’sieur. C’est les vieux au village, ils disent qu’il faut jamais s’engager sur le chemin du Boucannier. Ils disent que ça porte malheur…
— Que ça porte malheur ? Mais pourquoi ?
— C’est de l’histoire ancienne tout ça, et vous savez, faut jamais remuer le passé…
Et il disparut aussi vite qu’il était apparu. Le peu de fois où je pus à nouveau le croiser, il ne m’adressa plus jamais la parole.
Et quand nous nous rendions au bourg, c’était à peu de choses près la même limonade. La politesse du bout des lèvres, par obligation, les messes basses à notre encontre, les regards malveillants. Sarah vivait les choses de plus en plus mal, cette condition de paria, ce rejet implicite, et elle croyait de moins en moins à la réussite de notre gîte rural.
— Ça va se tasser, tu sais. T’inquiète pas. Ils sont toujours comme ça, les gens de la campagne, toujours un peu hostiles envers ceux qui ne sont pas d’ici, les citadins…
— Ils savent pourtant que t’es du pays !
— Je l’ai déserté pour Paris il y a tellement longtemps, c’est peut-être ça qui leur reste en travers de la gorge.
— Non, Jérôme, il y a autre chose. La maison… C’est la maison qui leur fait peur…
Sarah voulait partir. Et je crois bien que j’aurais dû l’écouter ce jour-là. Parce que rien ne fut plus jamais pareil depuis, entre elle et moi.
Ses nuits se faisaient de plus en plus agitées, de plus en plus cauchemardesques. Elle me parlait de bruits sourds, de plus en plus sonores, de plus en plus violents, comme si quelqu’un frappait de toutes ses forces contre les murs depuis la cave, elle me disait que les cloisons tremblaient. Elle me réveillait souvent, vers les trois heures du mat’, complètement paniquée, grelottante d’effroi. Je n’entendais jamais rien, j’étais persuadé que tout ceci n’était qu’un mauvais rêve qu’elle répétait sans cesse, inlassablement. Au début, la chaleur de mes bras suffisait à calmer ses angoisses nocturnes, mais plus nous nous enfoncions dans les brumes de l’hiver, moins je parvenais à la ramener vers moi. Elle délirait presque par moment, à en devenir hystérique, et moi j’étais obligé de la secouer comme un prunier pour l’extraire de cette folie obsessionnelle qui l’habitait. Qui me la dérobait.
Elle entendait les coups toutes les nuits, toujours aux mêmes heures, des cris aussi. Des cris de femmes, des cris d’enfants. Étouffés ou stridents. Jamais les mêmes. Alors elle hurlait, les yeux ouverts, exorbités. Et moi je ne savais plus comment faire, parce qu’elle était la seule à les entendre.
Je lui fis voir des médecins, des tas de médecins à des dizaines, des centaines de kilomètres de là pour qu’ils acceptent de nous recevoir, de la diagnostiquer. Des généralistes, des spécialistes. Mais rien, y’avait rien à faire à part prendre des médocs, des anxiolytiques pour calmer ses angoisses et ses crises.
Notre couple ne tenait plus qu’à un fil. Elle ne voulait plus faire l’amour, elle disait qu’on nous regardait à travers les murs, que quelqu’un se rinçait l’œil, nous observait.
— Mais qui, bordel ? Qui ? Y’a personne d’autre que toi et moi dans cette fichue baraque, alors qui ?
— J’en sais rien, je le sens partout, c’est comme s’il me touchait, me salissait de ses yeux salaces…
— Putain, mais c’est qui " il " ? Tu vas me le dire oui ?
Ma main s’était faite menaçante. J’étais à califourchon sur elle, à moitié à poil, près à lui balancer une volée de baffes pour qu’elle me dise pourquoi elle nous infligeait ça. Pourquoi elle se refusait à moi, qu’elle inventait toutes ces conneries pour me faire chier alors que je n’aspirais qu’à l’aimer.
La première gifle est partie, suivie de près par une deuxième. D’autres ont sans doute emprunté le même chemin. Sarah ne comprenait pas cette soudaine violence qui jaillissait de moi ; entre deux sanglots, elle luttait. Je crois même que dans une fulgurance que je ne m’explique pas, j’aurais pu serrer son cou de mes mains pour qu’elle arrête ses vocalises, ses supplications, pour étrangler ses tonalités suraiguës qui me déchiraient les tympans. Peut-être ai-je commencé à le faire d’ailleurs, avant d’être interrompu. Par ces coups très sourds que j’entendis moi aussi, très distinctement, pour la première fois.
J’étais figé sur son corps, comme éberlué.
— Tu vois que je ne mens pas ! murmura-t-elle, certaine que je les percevais aussi.
— Chut… lui répondis-je en posant un doigt sur sa bouche. Je vais voir…
Je posai un pied nu puis le second sur le parquet blond. Sarah tenta de me retenir par le bras :
— N’y va pas !
Mais je me dégageai de son emprise, assailli par cette impérieuse nécessité de savoir.
Dans l’obscurité, la rampe d’escalier me parut poisseuse, tout comme les marches que je foulai. Je tâtonnai un moment avant d’appuyer sur l’interrupteur afin d’éclairer cet endroit que je ne reconnaissais même plus au toucher. Et je ne pus réprimer un hurlement lorsque l’applique s’illumina. Du sang ! Du sang suintait de toute part !
— Jérôme ? Jérôme, qu’est-ce qui se passe ?
— Ne bouge surtout pas, ma chérie, je… Je vais appeler la gendarmerie…
Parvenu au rez-de-chaussée, je m’emparai de mon smartphone, mais celui-ci refusa de se mettre sous tension.
— Merde, merde, merde !
En passant par le salon, je me saisis alors du tisonnier qui trônait près de la cheminée et m’aventurai en direction de la cave. Vêtu d’un simple calbute, je frissonnai. Parce que les coups et les cris redoublaient d’intensité.
Encore du sang, du sang de partout ! Du sang qui baignait des corps inertes et un type qui s’acharnait sur un gosse…
— Arrêtez ! Arrêtez ! vociférai-je.
L’homme se retourna en continuant sa besogne, un rictus carnassier figeant son visage.
— Papa ?
Une main se posa sur mon épaule nue tandis que je continuai à observer la scène, tétanisé, incapable de réagir face à l’horreur qui se jouait devant moi. Ce type… Ce type ressemblait étrangement à mon père, à l’image que j’en avais en tout cas. Mais il pourrait tout autant être mon reflet, celui que je vois dans ma glace, le matin.
— Jérôme ?
La voix de Sarah me fit sursauter, et je me retournai brusquement pour battre à mort ce diaporama qui me hantait, sans savoir que c’était elle que je cognais sous le regard approbateur de celui qui lui ruinait ses nuits depuis que nous avions emménagé ici.
Ce n’est que bien plus tard que je repris soudainement mes esprits, que je relâchai le tisonnier comme s’il me brûlait les doigts. Lentement, je me rapprochai de cette silhouette si frêle, de ce corps ensanglanté, moulé dans un déshabillé de soie. De cet être sans défense, de la femme que j’aimais et que je venais de massacrer.
— Sarah ? Sarah, c’est toi ? Sarah, réveille-toi ! Sarah ? SARAAAAAH !
Un cri d’animal, une déchirure qui convulsait ma vieille carcasse de sanglots. Je pris dix ans en dix secondes. Puis vingt, puis trente… Et derrière le rideau de mes larmes, je cherchai de mes yeux mon géniteur, mon double, mais il n’était plus là.
***
II
Ce matin, je me suis levé avec l’aurore, et j’ai été marcher en direction du cimetière.
C’est là qu’il faut que je creuse sa tombe, c’est là que personne ne viendra la chercher.
Alors j’ai pris pelles et pioches, tout ce barda que je charrie dans ma brouette pour l’enterrer.
La rocaille qui constitue le muret de pierre ceinturant l’endroit tombe un peu en désuétude, et la grille en fer forgé rongée par la rouille grince à l’ouverture, mais qu’importe, elle sera bien, là. A côté de l’unique stèle qui surgit des hautes herbes, là où le brouillard prend naissance. Gravée sur la pierre légèrement descellée, on peut y lire une inscription que je connais par cœur, que je redécouvre à chaque fois qu’on me réveille : Jérôme Sitruk / 1902-1957.
C’est à cet instant précis que je me souviens de cette évidence : je n’enterrerai jamais Sarah, pas plus que je n’ai enterré Sabine ou Yolande, Astrid et ses minots il y a une dizaine d’années déjà. Parce que Jérôme, c’est moi…
***
III
1er novembre 2017
— Salut Fernand, un petit blanc, comme d’habitude ?
— C’est pas de refus, ma Germaine !
— Alors, t’as vu la une du canard, ce qui s’est passé au Boucannier ?
— Faudrait jamais laisser les gens s’installer là-bas. L’a le mauvais œil, cette bicoque ! Ça les rend marteaux, ceux qui l’habitent.
— Paraîtrait que c’était une fille de la ville. Que son mari, l’aurait été pris d’un coup de sang, de folie. Qu’il aurait été comme possédé, même qu’il se rappellerait plus rien !
— La dernière fois que c’est arrivé, ça remonte à quand ? P’t-être bien dix ans. Une lointaine cousine du gros Louis si je me souviens bien…
— Des décennies qu’il se trame des drames par là-bas, au Boucannier, depuis que le Jérôme…
— Ouais ! Même qu’il s’était tiré une balle avant de se faire serrer par les poulets.
— Et tu crois que c’est vrai ?
— Quoi donc, Fernand ?
— Tout ce qu’on raconte, le fait qu’il rôde encore autour du Boucannier, qu’il le hante et tout ça ?
— J’en sais foutre rien, mon pauvre ! Et compte pas sur moi pour aller vérifier… Tout ce que je sais, c’est que faudrait raser c’te masure. Je te jure, c’te maison des tortures, l’est possédée par le diable. Les vieux, y peuvent pas prononcer son nom sans chialer comme des pucelles. L’a fait du mal, le Jérôme, beaucoup de mal. L’était fou à lier, le Boucannier, même qu’ils l’avaient surnommé…
— … Le bourreau des gamins de la Saint-Jean…
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