Le sang des roses… (polyptyque)
I.Trahi !
Mon cher journal,
Si je reviens à nouveau vers toi ce soir, c’est qu’une fois de plus, elle m’a trahi.
Oui, Sarah m’a trahi, comme l’avaient fait avant elle Florence, Alice et puis Rose…
Mais tu vois, journal, c’est pas de ma faute, c’est sa faute à elle.
Elle n’a même pas imploré mon pardon. Enfin si, mais trop tard. Et puis, il aurait fallu qu’elle m’offre deux roses jaunes pour ça, elle le savait pourtant… Et pourtant rien, elle s’en est allée le retrouver lui, la garce ! Alors elle a payé…
C’est toujours après que viennent les remords, quand je me rends compte, quand la rose blanche déposée à même le sol, aux côtés de son corps étendu, inerte et froid, se souille du rouge de son sang…
Mais je ne peux pas le lui révéler à Lui, même en prière, même à confesse. Non, c’est pour elle que je m’agenouille sur mon prie-Dieu dans mon plus simple appareil, mes mains resserrées sur un chapelet. C’est pour elle que je psalmodie en boucle la même prière en l’entrecoupant de mes larmes, et de son prénom qui m’entête :
" Je vous salue, Marie pleine de grâce ;
le Seigneur est avec vous.
Et avec toi, Sarah…
Vous êtes bénie entre toutes les femmes et Jésus,
le fruit de vos entrailles, est béni.
Toi aussi Sarah…
Sainte-Marie, Mère de Dieu,
priez pour nous pauvres pécheurs,
maintenant et à l’heure de notre mort.
Tout comme à l’heure de la tienne, Sarah…
Amen. "
Dans ma chambre, le silence, à peine troublé par la voix de Benoît Poher [8], se fait mortuaire et la pénombre en deuil.
Quelques bougies éclairées pour elle, sur un candélabre en étain argenté, illuminent sa présence voilée, ombre grisâtre qui ne me quittera plus jamais ; un soliflore trône sur ma console laquée black piano, orné d’une rose rouge passion desséchée, aux pétales tombant sur le parquet vernissé, symboles de notre amour échoué… Sarah est là, figée dans un cadre-photo glacé-métallique surmontant mon secrétaire en pin blanchi, celui sur lequel je t’écris. Drapée de son foulard Hermès, tellement blonde, tellement stoïque, tellement belle aussi… Un peu comme si elle m’appartenait enfin, pour l’éternité.
" J’ai vu tellement de feux éteints dans les yeux de Sarah
Et la peur des lendemains, bien cachée dans sa voix :
Alors pourquoi moi ? " [9]
On enterre ma Sarah demain matin, au cimetière du père Lachaise.
Il faudra que je me rase, que je brûle ce quotidien régional que j’ai laissé ouvert à la rubrique nécrologie, celui que j’ai abandonné sur mon BZ déplié. Sur le drap bleu froissé de mes inavouables fantasmes en corps à corps avec elle, ceux que je ne peux confesser qu’à toi.
Et puis, il faudra que je me cherche une autre compagne. Pour oublier son affront, la laideur de mon acte. Pour l’oublier elle aussi peut-être…
Mais avant ça, il faut que je te raconte, tout. Comment l’on s’est rencontrés, elle et moi, comment elle m’a trahi, poignardé mon âme, comment je l’ai poignardée moi.
***
II.Sarah…
Tu vois, journal, notre rencontre, c’est comme si c’était hier. J’ai juste à fermer les yeux et je me souviens…
Je me souviens de ce lundi au marché aux fleurs, à Rungis. Je me souviens de son regard et de sa voix quand elle s’est adressée à moi, je me souviens qu’elle voulait des bégonias…
Je me souviens avoir été troublé par sa fragrance fleurie, si printanière, le blond cannelle de sa longue chevelure nattée ; je me souviens de ses mains si délicates, de sa manucure aussi vernie que le rouge de ses escarpins ; je me souviens du rouge Coco de ses lèvres et de l’azur de ses prunelles… Je me souviens de ce qu’elle portait ce matin-là : un tailleur un peu strict, un peu sombre, rehaussé d’une griffe Hermès sur son foulard. Saupoudrée d’élégance et de classe. C’est à ce moment précis que je le compris. Que je compris qu’elle était mon âme-sœur, cette âme pure et chaste que je recherchais tant.
Je n’ai jamais aimé les bégonias, j’ai toujours préféré les roses. Mais je ne pouvais pas le lui dire, pas comme ça. Il fallait que j’attende, qu’elle s’assoie à la terrasse d’un café sur le coup des 10 heures.
C’est là que je me suis pointé avec ma rose rose en bouton, que je la lui ai offerte. Elle m’a regardé un brin interloquée, sans vraiment savoir, puis m’a invité à m’asseoir à sa table.
— C’est en quel honneur, monsieur, cette rose ? s’est-elle enquise.
— Vous ne connaissez pas le langage des fleurs ? lui ai-je répondu.
— Non… Mais je ne demande qu’à l’apprendre !
Alors je le lui ai appris, et de fil en aiguille, nous nous sommes découverts mutuellement. Elle sortait d’une rupture douloureuse, et moi je venais d’être trahi par une Rose, je venais de la punir, de lui donner son châtiment. Mais je ne pouvais pas le lui avouer, ni lui dévoiler mon vrai prénom. Je décidai donc de me baptiser Hector pour la circonstance, et elle c’était Sarah, je le savais à présent…
" Sarah reine des femmes, devant elle je m’incline… " [10]
On s’est revus souvent dans ce même café, sur ce même marché aux fleurs ; elle me parlait de sa vie, de ses joies, de ses peurs, et moi je l’écoutais sans relâche, je l’écoutais pendant des heures. Et puis, je lui enseignais le langage des fleurs aussi…
Tout était beau, tout était simple, à s’aimer comme ça, sans se toucher.
Mais un jour, elle a commencé à s’éloigner, progressivement, tout en douceur. Jusqu’à ne plus venir du tout, jusqu’à ignorer nos rendez-vous. Et ça me rendait fou, tu comprends, moi je voulais qu’elle vienne, j’avais besoin qu’elle soit là, juste pour moi. Alors je lui téléphonais, je n’arrêtais pas de lui téléphoner, pour entendre sa voix, pour l’entendre me dire qu’elle n’oubliait pas, qu’elle ne m’oubliait pas.
Et puis, il y a eu son texto, son foutu texto qui disait qu’il ne fallait plus qu’on se voie, qu’elle voyait quelqu’un d’autre. Quelqu’un d’autre… Putain, imagine le coup de massue que je me suis reçu cet après-midi-là ! Je ne pouvais pas la laisser partir, pas comme ça, il fallait qu’elle m’explique, qu’elle me dise pourquoi.
Notre dernier rencard dans ce café, j’espérais encore. Et puis elle est apparue devant moi, comme ça, l’air de rien, son corps déformé exhibant à la vue de tous la luxure dans laquelle elle s’était vautrée depuis lui, le fruit pourri de son vice. Elle m’a tout avoué de but en blanc, le fait de s’être remise avec Philippe, son ex-amant, sa grossesse si obscène. La preuve vivante qu’elle n’était plus mon immaculée conception, qu’elle devait se laisser tringler à sa guise comme une vulgaire catin. La pire des salopes, dévouée à ses mains, à sa langue, à genoux en pénitence, prête à tout pour ce dieu-phallus qui l’honorait de sa besogne et de son foutre ! Mais tu vois, cette image de dépravation sordide, qu’elle imposait soudainement à mon esprit, elle me dégoûtait tout autant qu’elle m’excite. Et une envie malsaine se chevilla brutalement à mon corps pour ne plus jamais me quitter : celle de la baiser, à outrance.
" Sarah elle est belle mais seulement quand elle est nue… " [11]
Le péché se mit à habiter lentement ma chair, et quand elle se leva pour prendre une dernière fois congé de moi, je n’avais plus qu’un seul désir, un seul dessein, comme un instinct : celui de la suivre…
***
III.Sarah’s requiem
Maintenant je peux te le dire, cher journal, elle avait peur. Oui, Sarah avait peur que je la suive. Alors elle a fait des tonnes de détours avant de rentrer chez elle, plus sereine, se croyant définitivement débarrassée de moi, à l’abri.
Elle me sous-estimait, la chienne, elle sous-estimait mon amour pour elle, cet amour qu’elle venait de piétiner !
La maison de son mec, une baraque de bourge, impudique, avec des fenêtres partout. En mon for intérieur, je me disais : " Qu’importe ! Tout à l’heure, il fera nuit. Tout à l’heure, il n’y aura qu’elle et moi… "
Les Roses Blanches reprise par Céline, c’est ce morceau qu’égrène sa platine. Sa chanson préférée, la conne ! Elle qui ne connaît même pas Kyo…
Sarah m’a oublié déjà, je le sens. Je le sens et je ne le supporte pas. Je ne supporte pas qu’elle se dirige, légère, vers sa salle de bain. Pour y prendre une douche chaude, brûlante. S’y abandonner.
Elle s’y déshabille, insouciante, fredonnant l’air que diffusent les haut-parleurs.
Elle ne sait pas que je suis là, dans sa demeure, que je l’observe, que je m’astique. Comme une contrition que je me donne.
Dans la cabine, j’entends qu’elle actionne le mitigeur, je me figure l’eau qui ruisselle sur son corps nu, diaphane. Je me figure ses paupières closes, m’imagine qu’elle est à des années-lumière d’ici, à se rêver dans les bras de cet enculé de Philippe, le père de son marmot, celui qui le lui a fait. La salope !
Alors moi, je change de disque. Je troque l’insipide revival de Céline pour un son pop-rock plus sourd.
" Il a le droit de poser ses mains sur ton corps,
Il a le droit de respirer ton odeur… "
Parce que moi aussi, comme Benoît [12], Je saigne encore !
Non, ma chérie, ce n’est pas le plateau du carrousel qui s’enraye, comme il le fait parfois. C’est moi. C’est moi et tu ne le sais pas. Pas encore...
Pendant qu’elle coupe brutalement l’eau du robinet, sort de la cabine de douche et enfile à la hâte un peignoir-éponge, j’arrache une rose blanche du bouquet qui décore encore fièrement la table du salon, je la décapite pour la déposer sur le carrelage glacial du vestibule.
J’entends ses doigts farfouiller nerveusement dans le tiroir du meuble sous-vasque, transis d’effroi, sans doute à la recherche d’une arme de fortune.
" Et ça fait mal, crois-moi, une lame
Enfoncée loin dans mon âme,
Regarde en toi, même pas l’ombre d’une larme… " [13]
La porte de la salle de bain est désormais grande ouverte, mais elle a peur, elle n’ose pas s’aventurer au-dehors.
Elle s’avance néanmoins prudemment jusqu’au seuil, et c’est cet instant précis que je choisis pour agripper violemment son cou de ma main gantée de cuir, pour la plaquer au mur.
Bien sûr que la surprise et la douleur lui feront lâcher ses ciseaux si dérisoires !
Bien sûr que l’expression de son incompréhension, de sa frayeur, se lira dans ses yeux ; bien sûr qu’elle voudrait appeler à l’aide, le hurler ; bien sûr qu’elle en sera, sur le moment, incapable ; bien sûr que c’est inutile.
Bien sûr que je veux qu’elle la boucle…
— Chut ! Tu en as trop dit, tout à l’heure, Sarah. Et moi, moi je veux que tu meures en silence, doucement…
Je suis nu comme un ver et j’ai la trique. Une trique indécente, inconvenante, décevante…
Une trique incontrôlable, mais je sais que c’est à Lui que je la dois. Que c’est Lui qui s’exprime à travers moi, qui lui dit tout ce qu’un Dieu ou un saint ne peut dire. Il est mon esprit, je suis son corps et nous boirons son sang.
C’est sa violence enfouie qui m’habite, c’est elle qui déborde quand je la saisis par les cheveux et l’entraîne dans le couloir.
Les poumons à nouveau oxygénés, Sarah laissera échapper un cri de sa gorge que je trancherai dans quelques minutes. Je ne supporte pas son cri, je la gifle, je hurle plus fort qu’elle.
— TA GUEULE !
Nous rejoignons la rose blanche équeutée, délaissée à proximité du guéridon sur lequel j’ai déposé un couteau de chasse enrubanné de mon chapelet.
Je l’immobilise là, à deux doigts de ma rose, dénoue la ceinture de son peignoir, révèle sa nudité et m’en délecte, le pieu aussi raide que cette justice qui ignore tout de moi.
Je la mate avec mes yeux salaces, me fais l’effet d’être un suppôt de Satan avide de son sexe, de sa chair. Mes mains caressent son cul, ses cuisses que j’écarte sans ménagement tandis qu’elle sanglote.
— S’il vous plaît…
— Chut, parle pas ! Parle plus, il n’y a que moi qui parle, et toi, toi tu écoutes…
Je la mate encore et encore, j’ai envie de son corps et m’en branle en tutoyant ses seins, en faisant glisser la lame du couteau sur sa peau.
— Pourquoi m’as-tu fais ça, Sarah ? Tu n’avais pas le droit de porter son enfant, de salir notre amour, tu m’entends ? Mais non, il a fallu que tu te vautres dans la luxure, que tu t’adonnes au sexe comme toutes les autres putains ! La rose blanche, ma chérie, la rose blanche, c’est un symbole de pureté, d’amour chaste. C’était nous, Sarah. Avant que tu ne deviennes sa catin. Alors demande-moi pardon !
Elle s’agenouille bien sûr, croit que ça suffit, qu’il lui suffira de me prendre en bouche pour laver son affront. Non, décidément, cette sotte ne comprendra jamais rien !
— Que tu te prosternes à mes pieds ne changera rien, tu sais très bien ce que je veux…
Une négation de sa tête.
— SI TU LE SAIS ! Pour le pardon, c’est deux roses, jaunes évidemment puisque tu as fauté. Accompagnée d’un mot d’excuse, de repentir… Tu sais tout ça, et pourtant, rien ! Ah si, cet immonde marmot qui déforme ton ventre, et tu voudrais que je passe l’éponge ? Mais tu rêves là, ma cocotte. L’amour, ça ne souffre pas la médiocrité ! Donc, la sanction tombe, Sarah. Et je viendrai fleurir la tienne, d’une rose blanche bien sûr, comme ce jour où je t’ai offert la première sur ce marché aux fleurs où tu déambulais, mélancolique, à la recherche de bégonias.
Ses pleurs abondent, mais je m’en fous. Je ne bande même plus. Il est temps qu’on en finisse.
Le tranchant du couteau dans un éclair de lame. Pour m’enivrer de son sang à m’en purifier l’âme.
" Et je saigne encore, je souris à la mort… " [14]
Sarah n’est plus.
T’ai-je seulement dit, journal, que j’en ai même joui ?
***
IV.Funérailles
Me revoilà, cher journal, triste comme un veuf éploré.
Je reviens de ses funérailles, j’en ai chialé. Chialé comme un minot, comme une pucelle qu’on déflore sans aucun doigté.
Alors non, ne me regarde pas avec ce petit air que je te connais trop bien, comme à chaque fois.
Non, je n’ôterai pas non plus mes lunettes noires, je suis en deuil, je te l’ai dit !
C’était comment ?
Émouvant… Parce que c’est toujours émouvant d’enterrer si jeune une enfant du pays, une enfant qui a tant donné de son vivant à la paroisse.
Et l’oraison était belle, fidèle à son portrait.
Est-ce que Lui était là ?
Bien sûr qu’Il était là ! Parce qu’Il est toujours là, son connard d’amant aussi d’ailleurs…
Et puis il y avait cette si jolie Julie, sa meilleure amie.
Il faudra quand même que je me méfie d’elle, j’ai l’impression qu’elle sait.
Je l’ai lu dans son regard…
***
V.Cher journal…
Pardonne-moi, cher journal, mais c’est la dernière fois que je t’écris.
Les liens qui nous unissent sont trop coupables, et je crains que tu ne finisses par flancher, par trop t’épancher entre les mains de la police.
Parce que Julie a parlé, juste avant que je ne la fasse taire définitivement.
Alors tu vois, nous deux c’est trop risqué, je te sais plus faible que moi.
Plus faible que Lui, Il ne me dénoncera pas. Pas avant que je ne rende mon dernier souffle, mais toi…
C’est un sacrifice légitime, crois-moi, c’est pour sauver ma peau. Fais-moi confiance, pour une fois !
Et puis, il n’y a rien de mieux que le feu pour te purifier de mes péchés, peut-être même qu’on te les absoudra à titre posthume.
Qu’on te canonisera comme une sainte, comme Jeanne d’Arc.
Et il y a pire référence, n’est-ce pas ?
Allez, adieu et sans rancune, mon cher journal, car à l’image de toutes mes femmes, je t’ai aimé à la folie…
Ray.
[8] leader du groupe Kyo
[9] paroles extraites de la chanson Sarah, écrite, composée et interprétée par le groupe Kyo
[10] idem
[11] idem
[12] leader du groupe Kyo
[13] paroles extraites de la chanson Je saigne encore, écrite, composée et interprétée par le groupe Kyo
[14] paroles extraites de la chanson Je saigne encore, écrite, composée et interprétée par le groupe Kyo
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