Chapitre 2 - 2
Bahamas, 1718
— Des pirates ? répéta Ethan abasourdi.
Bekhy était partagée entre la crainte collective qui prenait possession des habitants et l’image que son frère lui avait toujours dépeinte de ces boucaniers. Quelque chose lui disait que le sang aurait déjà coulé depuis longtemps et que leurs canons auraient déjà anéanti une partie de la ville s’ils étaient venus réclamer quoi que ce soit par la force. Ce qui n’était pas le cas. Bekhy ne croyait pas aux pirates qui faisaient dans la dentelle. Cela n’annonçait qu’une seule possibilité, qu’ils étaient venus faire escale, simplement. La jeune femme surprit son frère à tripoter la clé à son cou. Elle lui tapota l’épaule avec un large sourire :
— Mieux vaut tard que jamais, n’est-ce pas ?
— De quoi est-ce que tu parles ?
— Nous savons tous les deux pourquoi tu es devenu pêcheur.
Il haussa les épaules. Pêcheur, c’était mieux que rien, c’était un compromis entre se rapprocher de la mer et rester auprès des siens. Mais cela n’avait jamais été suffisant. Il avait l’impression de tourner en rond, d’être enchaîné comme ce vieux squelette qu’ils avaient autrefois découvert ensemble. Son rêve guettait, tapi au fond de son cœur, attendant comme un prédateur de pouvoir jaillir le moment venu. Mais quel moment exactement ? Celui-ci ? Était-il enfin arrivé ? La venue de ces pirates était-elle un signe du destin à ne pas négliger ? Un appel vers le large ? Allait-il avoir le courage de prendre le taureau par les cornes et de quitter sa famille ?
Ethan serra les poings et confia son poisson frais à sa sœur :
— Reste ici, je vais aller voir.
— Sois prudent surtout.
Ethan lui fit un signe de la main signifiant qu’elle n’avait pas à s’inquiéter et marcha d’un bon pas, déterminé à rejoindre la plage. Bekhy le regarda descendre la rue. Elle se mordilla la lèvre inférieure alors qu’une voix lui dictait qu’elle aussi pouvait aller jeter un œil. Madame Neil avait toujours beaucoup de retard de toute façon pour venir chercher ses commandes. Elle avait donc le temps de faire un aller-retour jusqu’au port avec con frère. Sa curiosité gagna haut la main. Elle ferma temporairement la boutique et s’élança à sa suite, les poissons en baluchon sur une épaule. Elle rattrapa bien vite Ethan qui soupira :
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je viens avec toi, pardi.
— Pourquoi est-ce que je n’en suis même pas étonné ? Tu n’es pas plus disciplinée que moi en fin de compte, je me trompe ?
— Tu en doutais ? le taquina-t-elle.
Effectivement, une bonne soixantaine de nouvelles têtes venaient de débarquer au port à bord de trois chaloupes. Certains à moitié défroqués, d’autres aux vêtures sales et déchirées, d’autres encore mal en point et blessés. Leur faciès et leurs manières permettaient aisément de les repérer, de plus, ils étaient tous armés, ce qui en effrayait plus d’un au marché.
— Que veulent-ils ? questionna un client à un marchand de légumes.
— J’ai entendu dire qu’ils sont venus se ravitailler et faire quelques réparations sur leur navire, répondit un autre.
— Les nouvelles vont vite, murmura Ethan aux creux de l’oreille de sa sœur.
Bekhy approuva en silence avant de bifurquer vers le marché. Les yeux noisette de la jeune femme parcoururent l’assemblée de pirates en toute discrétion tout en faisant mine de chercher le meilleur ananas sur un étal pour la tarte prévue au dîner. Sans demander la permission à quiconque, ces nouveaux arrivants, très organisés, étaient déjà en train de monter un campement provisoire en retrait sur la plage, là où ils ne gêneraient visiblement personne et où personne ne viendrait les gêner.
Ethan n’opta pas pour la même méthode que sa sœur. Il préféra une approche plus frontale en se dirigeant droit vers la nouvelle assemblée. Bekhy reconnaissait bien là le gamin têtu qu’elle avait connu enfant. Son rêve reprenait soudain un nouveau départ, un nouveau souffle, un nouvel espoir. Pourtant, Bekhy frémit. Son corps se tendit à l’idée qu’il puisse avoir des problèmes. Après tout, ils ne les connaissaient pas le moins du monde ces brigands.
Elle trouva l’ananas parfait pour sa tarte et paya rapidement le maraîcher. En se retournant, elle percuta l’un des hommes de l’équipage qui lui sourit au grand large avec le peu de chicots qu’il lui restait. Une longue balafre s’étendait depuis son front et venait se perdre sous le col crasseux de sa chemise. C’était un rustre à n’en pas douter et il sentait horriblement fort par-dessus le marché.
— Salut ma jolie, tu ne connaitrais pas une taverne digne de ce nom… un endroit où l’on pourrait s’amuser ensemble et boire quelques verres ?
Il l’agrippa par le bras mais Bekhy eut un vif mouvement de recul pour se défaire de son étreinte et s’exclamer :
— Essaie plutôt chez Marlot, tu auras davantage de chance qu’avec moi.
Le forban ricana face à tant d’aplomb. Une femme de caractère n’était pas pour lui déplaire.
— M’est avis que ta sauvagerie est plus excitante que ces femmes faciles.
— Et moi, je te dis de passer ton chemin.
Son rire gras écœura Bekhy qui se demandait bien comment elle allait pouvoir se débarrasser de cette sangsue qui sentait l’alcool et la sueur.
— Sache ma minette que j’obtiens toujours ce que je veux.
Il allait la capturer de plus belle, sans gêne, devant tout le monde lorsque Ethan — qui s’était précipité au secours de sa sœur — intervint par une bousculade et un regard noir.
— Bas les pattes.
— Chasse gardée, hein ? C’est ta femme ?
— Je ne répèterai pas deux fois, insista Ethan avec fermeté.
Le malotru marmonna dans sa barbe, dévora une dernière fois Bekhy du regard avant de cracher à côté d’elle et de décamper.
— On se reverra.
Ethan le suivit du regard un moment avant d’interroger sa sœur.
— Ça va, tu n’as rien ?
Bekhy n’était pas certaine de connaître la réponse à cette question, encore prise au dépourvu par la surprise de la situation. Se faire draguer par un pirate était bien loin de ses priorités dans la vie et encore plus éloigné de ses fantasmes. Quel horrible personnage !
— Les hommes restent des hommes.
— Et moi ? s’amusa son frère.
Bekhy retrouva ses sens et se focalisa sur Ethan.
— Tu es mon frère… un frère dont je suis fière. Tu n’es pas un ours mal léché.
— Fière de moi ?
— Oui, tu es resté ici avec maman et moi alors que ton rêve a toujours été de prendre la mer.
— Oui, je ne le nie pas. Mais on avait besoin de se serrer les coudes. J’ai l’âme aventurière mais je ne suis pas un égoïste.
Bekhy acquiesça. Ils avaient vécu une période difficile il y a quelques années, lorsque leur mère était tombée malade. Ils avaient dû tout prendre en main : la maison, les récoltes, les ventes au marché du port. Jamais Bekhy n’aurait pu y arriver sans lui, elle le savait et elle lui en serait à jamais reconnaissante d’avoir fini par mettre son rêve de côté. Leur affection et leur soutien mutuel leur avaient fait remonter la pente pour trouver un équilibre qui contribuait à leur bonheur présent. Emily Barnes ne s’était jamais vraiment remise de sa maladie et n’était plus en état de rien et se laissait porter par ses enfants.
— Et maintenant ? interrogea-t-elle.
— Quoi maintenant ?
— Tu étais sur le point d’aller à leur rencontre, non ?
— C’était mon but avant que tu fasses ta maligne pour attirer mon attention.
— Je rêve, tu penses sincèrement que ce pauvre type…
Il rit de bon cœur.
— Je te taquine, voyons. Tu sais bien que je serai toujours là pour toi. Tu étais déjà la princesse en détresse que je sauvais quand on était gamins. Ça ne changera pas.
Elle soupira. Malgré ses paroles des plus sincères, Bekhy savait que tôt ou tard, son frère finirait par partir.
— Je compte bien aller à leur rencontre, reprit-il, mais uniquement en bon citoyen de l’île.
— Des pirates sont des pirates, je ne les ai jamais vraiment portés dans mon cœur, tu ne pourras pas t’attendre à une conversation sympathique avec eux.
Le regard d’Ethan s’assombrit. Il avait du mal à cerner les pensées de sa sœur. Parfois, il avait l’impression qu’elle l’encourageait à réaliser sa passion alors qu’à d’autres moments, elle semblait vouloir le retenir et le mettre en garde.
— Ce que je veux dire, ajouta-t-elle, c’est que je respecterai ta décision. Je me suis toujours préparée à ce qu’un jour tu m’annonces ton départ. Je suis emplie de peur et de doute, mais qui suis-je pour t’obliger à rester ? Si tu restes, je serai heureuse, si tu pars, je le serai tout autant. Je sais ce que c’est que d’avoir un but dans la vie. J’avais celui d’ouvrir mon herboristerie. Malgré ma crainte de te perdre, je ne voudrais pas te voir enchainé à mes côtés, si au fond ce n’est pas ce que tu attends de la vie.
Ethan se tourna un instant vers l’équipage. Il ne pouvait pas se lancer à l’aveuglette, il devait faire le point, savoir ce qu’il voulait vraiment pour lui et sa famille.
— Rentrons. Ils ne sont pas près de prendre le large de toute manière.
Ils longèrent les premières habitations du village, puis Bekhy lui confia son ananas et les poissons avant qu'ils ne se séparent à l’angle de la rue.
— Passe le bonjour à Madame Neil de ma part.
— Je n’y manquerai pas. Dès qu’elle sera partie, je te rejoins à la maison.
Ethan approuva et s’éloigna, l’esprit torturé. Laissait-il filer la chance de sa vie ? Il regarda de temps à autre par-dessus son épaule jusqu’à ce qu’il ne puisse plus apercevoir la plage. Une fois devant la maison, non loin de la falaise, deux poules et une oie l’accueillirent en fanfare.
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