Ghost(s)
Elle est là, parmi les volutes. Figure diaphane dans un linceul vaporeux aux nuances confuses. Elle flotte ainsi bercée par les caresses marines. Sa chevelure blonde cendrée demeure, ondulant sous la bise impassible. Une de ses mains, douce et délicate, tente de s’approcher. Il fait de même, un murmure au bord des lèvres…
“Lucas !”
Il ouvre les yeux. La chambre est plongée dans l’obscurité, à l’occasion foudroyée par l’autorité du tonnerre de plus en plus proche. Il se redresse sur sa couche, le crâne douloureux.
Où est-ce qu’il est déjà ?
Il avait conduit, beaucoup. Fuyant des poursuivants que son esprit pétrifié, imaginait chargé d’ombres et de monstres. La route avait soudain dévié, puis gagné les abords d’un vieux motel tourmenté. Alors… il avait pris une chambre ?
Apparemment, sinon il ne serait pas étendu sur un pieu, entre des murs décorés d’avocettes et des fenêtres encrassées. Dehors, la brume ne s’est toujours pas levée. Tout juste, s'est-elle un peu dissipée, pour lui permettre de discerner une vieille tondeuse rouillée sommeillant dans les friches alentours, pelotées par la bruine. L’astre blafard, qui a faiblement éclairé sa journée, n’a pas moufté, peinant encore à traverser la membrane brumeuse. Impossible, comme ça, de savoir s’il fait jour ou nuit.
Hanté par ses chimères, il frissonne. Pourquoi tout est si froid et humide, ici ?
“Hé ! Lucas !”
La voix grave et éraillée, qui tantôt l’a réveillé, est de retour. Il lui faut un moment avant d’en identifier la provenance, dans le coin de la pièce, près de la porte branlante.
Assis sur un fauteuil, il y a un homme. Large, la figure bouffie, l’abdomen boursouflé. Il lui faut frotter ses yeux jusqu’au sang pour en deviner l’apparence précise, avant de se boucher les naseaux. Ce type empeste ! La puanteur est telle qu’elle l’arrache d’abord à la peur. Un mélange de moisissure, d’eaux usées et de viandes avariées. Une horreur, à l’image de la loque qui maintenant se redresse.
Il se recule d’instinct, saisissant son polochon comme maigre protection.
Un Gargantua moustachu, aux traits cireux. Un type bien trop grand, large, engoncé dans des nippes de routier autrefois colorées, qui lentement, gagne le bord du lit. Son visage rondouillard, aux proportions animales, se déforme d’un rictus, révélant une rangée de dents noircies, lui mazoutant les lèvres, tandis qu’il reprend la parole.
“Le tonnerre, par son autorité foudroyante, gargantuesque, coerce la logomachie des joueurs de Boulingrin et condamne à l’envol, les avocettes de l’étang voisin… Même aux portes de l’obscurité, tu sais te jouer des mots, il n’y a pas à dire. Un refuge parfait contre les spectres de ta cuite.”
“Qui… qui êtes-vous ? Où… où est la fille ?” balbutie-t-il, le polochon toujours serré contre son torse tremblant.
“Les filles, toujours elles ! Vanessa, Belinda, Alice… ta belle et mystérieuse muse… elles empoisonnent toutes ta conscience malade.” répond le géant en s’asseyant, son bermuda souillé maculant les draps. “Le stupre t’aveugle, mon gars ! À quand remonte ton dernier scénario déjà ? Des mois ? Un an, c’est ça ?”
“Ti… Reculez ! Ou… Ou j’appelle les flics !” braille-t-il, incapable de penser.
“Bien sûr que non. Tu ne peux, ni ne le veux. Ressaisis-toi, mon vieux. La nuit est bientôt là et avec elle…” le géant mime un trait sur sa gorge monstrueuse. “Couic.”
Les mots lui manquent. Il ne bite rien à cette logomachie, s’égare à mesure que ses yeux tente de mettre de l’ordre devant cette vision de cauchemar. Le géant s’esclaffe avec force rots.
“Tu comprends toujours rien, hein ? Tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même, grand con va. C’est toi qui détestes l’exposition, alors que veux-tu qu’on fasse ? Nous sommes soumis au bon vouloir de ta logique et tes idées noires, mon Bernard ! Ah, vous les écrivaines êtes les pires, surtout avec les lacs… Vous adorez les lacs. Beaucoup trop.”
Une pensée le transperce. Grotesque, absurde, mais pas plus que le monde qu’il traverse. Il se redresse, soudain alerte et parfaitement réveillé. En face, le géant hoche la tête, au point même d’en devenir jovial.
“Enfin, tu arrêtes de t’enfoncer. Il était temps. Pour un peu, j’aurai fini entre corbeau et bureau, un de tes vieux trucs sur utilisés jusqu’à la moelle. Alors, tu saisis les enjeux, maintenant ?”
“Vous êtes… l’ami Joe…” bredouille-t-il, les mots plein la glotte. “Qu’est-ce qui vous est arriv… Attendez… comment ? Vous êtes pas réel, je rêve c’est ça ?”
“Ah ! Faut aller un peu plus loin, Lucas. Personne ne connait la fin de l’Histoire ! La grande, la tienne, l’unique ! Pas même toi ou nous autres ! Donc face à l’inconnu, on se raccroche comme on peut, mon ami.” dit le géant. Ses yeux s’égarent sur sa triste apparence. “T’as vraiment fait une connerie cette nuit, alors on essaie juste de faire en sorte que tout ça se termine en beauté.”
“Je… Je vais mourir, c’est ça ?” murmure-t-il dans un souffle.
“T’es bien parti pour si tu restes planter là, à te gorger de cauchemars et discuter coercition et spéculation avec ta conscience.” dit Joe, en se levant pour regagner l’obscurité du fauteuil solitaire. “Essaie juste de te souvenir, OK ? Rien que cette nuit, après le baiser de José. Ce crétin de José…”
“Attendez ! Comment voulez-vous que…”
“Foutu pour foutu, revient à ton carburant habituel. Sans lui t’as jamais rien pondu de bien, alors fais-toi plaisir. Déchire-toi à la gnôle un bon coup. Vous les rois de la plume ne marchez qu’à ça d'toute façon.”
Ces derniers mots, poétiques, franchissent ses lèvres, s’égarent dans l’obscurité. Il regarde autour de lui, des fenêtres aux avocettes. Personne, il est de nouveau seul, bercé par les grondements lointains.
Au fond, il l'a toujours été.
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