L'odeur - 3

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Les êtres réapparaissent derrière le voile sanguin. La bataille semblait s'être interrompue. Ce sont des yeux qui m'entourent. Ceux qui les portent sont immobiles, figés dans leur action, suspendus, et me regardent, incrédules. J'ai presque envie de leur demander "vous avez vu ce que j'ai vu ?" mais, après une hésitation, je comprends enfin ce qu'il se passe. Je le pige en regardant mes mains, mon torse, mes pieds et ce qu'il y a à mes pieds... Seul homme au milieu d'un cercle de cadavres, je suis couvert de sang et de viscères.

Tous ces gars - qui tapaient la mort dans le dos, lui disant "Allez, tu m'laisses pour une tournée supplémentaire ? Reviens plus tard", tous ces mecs qui, péniblement, tentaient de l'arnaquer, tirer leur existence le plus loin possible et prenant celle des autres, plus par obligation que par passion - me voyaient à présent comme nul autre que La Bête incarnée. Leurs yeux mentaient pas, leurs bras, dressant leurs armes en tremblant, non plus. J'étais devenu l'ennemi, j'avais massacré invariablement tous ceux qui m'entouraient. Ils allaient me tuer, mais n'osaient pas s'aventurer par-delà la frontière que tous ces corps démembrés avaient tracée.

Parfois on s'étonne soi-même. Quand on trouve comment exploiter les faits à son avantage, on se sent malin. J'me suis sentis malin quand ces mots sont sortis de ma bouche.

— N'avancez pas ou je vous trancherai ! (J'allais dire La Bête, mais je changeai les mots) Dieu a touché mon épée ! Les anges ont guidé la lame de mon père ! J'ai terrassé les démons ! Et je trancherai tous ceux qui approcherons ! Je le jure devant Dieu !"

J'étais fort, j'aurais pu jouer dans les mystères, j'aurais pu être Ménestrel ! Car ces preux avaient rompu, sans même que je les frappe. Juste avec des mots en un peu d'emphase. Je me mis à avancer, tel le prince, tel le roi même, dans ce mélange hypocrite d'ennemis qui, petitement, se soutenaient devant cette chose - moi - qui les terrifiait. Certains se signaient, d'autres grognaient. Plus personne ne voulait en découdre, la bête avait tranché la bataille, j'avais arrêté la guerre.

Plus loin, du haut de son cheval, le seigneur bouffi me regardait platement, sans doute n'avait-il rien suivi car il pensait au festin de ce soir. L'envie me vint d'aller le défier, armé de ma toute puissance acquise de faux-droit, arnaque sur pattes. Avec ce statut de monstre, j'pouvais faire tout ce que je voulais après tout. Personne n'oserait me toucher de peur d'être foudroyé.

Au fond j'avais peur, mon cœur me le disait, mais j'passais outre, j'en avais plus rien à foutre. Au moindre mouvement dans ma direction, je transperçais l'impudent du regard. Ce qui suffisait à le faire tomber. Les crevards, c'étaient de grands naïfs.

Ma lente progression jusqu'au nobliau semblait suspendre le temps. Même les gens n'osaient plus bouger, à part pour s'écarter de mon chemin ou pour me suivre du regard, l'immobilité était de mise. C'était invraisemblable, irréel, comme un rêve qui viendrait saisir le point du jour, l'enserrant et installant d'un coup sa réalité tordue, au détriment du reste.

Ma jubilation se mélangeait à ma terreur, sale sensation, comme éructer de chaud en plein hiver. Mais j'tenais, j'pouvais pas perdre pied maintenant. Fallait tracer, le reste c'était plus rien, il n'y avait plus que ce moment, enflammé. De la vie en brut, du concentré de vécu, de la décharge d'existence !

Le connard enchevalé était devant moi. Il me regardait de haut sur son canasson indifférent. De près il avait l'air moins con, mais ça le sauverait pas. Cette guerre où il m'avait lancé malgré moi me suffisait amplement pour le détester avec une belle franchise.

— C'est toi qui a fait ça ? Marmonna-t-il avec ses yeux bordés de morgue.

C'était un conscient. Un autre. Bordel j'aurais jamais cru, avec son bide, son train de vie, la stupidité de ses actions... Mais en même temps ça n'avait rien d'étonnant. Parfois j'oubliais comment ça fonctionnait ici.

— Ouaip, mon seigneur ! Dieu est avec moi, nous avons gagné la guerre.

— Pourtant l'ennemi n'a pas rompu. Je ne vois nulle débandade, déclama-t-il, l'air noble. Est-ce vous qui êtes la cause de ce massacre ?

Son air endormit cachait quelque-chose, il jouait bien le jeu avec ses airs poussifs et distants, mais derrière ça turbinait sec. Il dessinait sa stratégie pour tirer profit de la situation.

— Non, monseigneur, c'est vous.

Tiens, pour ta gueule. C'est fou ce qu'un massacre prêté pouvait donner comme audace ! J'en rajoutai : « Vous nous laissez crever, vous nous faites payer des taxes impossibles et vous nous envoyez à la mort sur ce champ de bataille. Tout ça pour vos conflits d'enfants dodus !

J'accompagnai ma tirade de crachats volubiles, ça faisait ponctuation. Le saigneur bouillonnait, j'voyais ses yeux, entre ce qu'il pensait et l'image qu'il devait donner, ça se bagarrait. Était-ce au malin de répliquer ou au lourdaud plein de sac d'or ? Surtout n'oublie pas de tenir ton rôle, l'ami !

— Infâme pourceau ! Tu mériterais la mort (le cor adverse sonna la retraite) ! Mais je serai magnanime, car tu viens de gagner une guerre pour moi. Ainsi, finira-tu au cachot en attendant que je décide de ton sors !

Il s'en tirera pas comme ça, oh que non !

— Allez, montre-nous ton vrai visage, chef de mon cul ! Dis aux autres que t'es un gars du peuple, que tu sais rien de la noblesse, que tu es déguisé !

Je jouais moi-même un jeu dangereux en disant ça, mais j'pouvais pas lâcher.

— Je sais ce que tu essaies de faire, charogne ! fit-il, méprisant, tout en détournant son cheval. Sonnez la retraite et entonnez les airs de victoire, nous rentrons. Quant à lui (il me lança un regard qui en disait long), emmenez-le, mettez-lui les fers.

Mais les hommes n'osaient pas m'approcher.

— Tu devras me mettre les fers toi-même, imbécile.

— Ça suffit !

Il dégaina son épée longue, je brandis la mienne. Percevais-je des sourires chez les hommes qui nous entouraient ? Ou était-ce le rictus de ceux qui comprennent plus rien et qui titubent d'effroi ? Ils devaient plus trop savoir à quel saint se vouer. Si leur seigneur mourait, qui sait qui viendrait après ? Peut-être bien pire ! Et qui plus est, c'était un crime devant dieu que de soutenir celui qui rompait le pacte d'allégeance. Ils étaient censés m'arrêter séant. Il fallait croire que les quelques litres de sang qui dégouttaient de mes nippes en décourageait plus d'un.

« Tuez-le, ou je brulerai vos familles, cracha-t-il à ses hommes abrutis de terreur. L'indécision torturait leurs visages. Ça guerroyait ferme dans leurs cervelles, si j'étais l'envoyé de dieu, ils étaient bons pour l'enfer ; s'ils désobéissaient à l'injonction de leur suzerain, ils étaient bons pour le cachot et ensuite pour l'enfer. Il fallait croire que face à ce choix impossible, il y avait toujours l'une ou l'autre tête brulée qui finissait par trancher dans le vif en cherchant à trancher dans la chair.

Deux hommes sortirent du lot, optant pour ce funeste destin. J'm'apprêtais à les recevoir.

J'étais prêt à en découdre, mais ces deux là étaient rapides. Et leurs lances me percèrent.

Quoi ? Je crève comme ça ? Après tout ça ? Où est mon ange des ténèbres, mon archange aux formes hallucinées ? Et surtout où est la douleur ? Les lames ont percé mon plastron, j'vois même mon sang s'ajouter aux flots qui le maculaient déjà. Et puis d'un coup elle arriva, perçante, stridente, vrillant tout mon corps, l'agitant de soubresauts – l'abominable douleur. Je regarde les deux lanciers, toujours ce rictus, pensaient-ils rendre justice ?

J'essaie de reculer, sortir ces pointes de mon corps, m'enfuir. Mais deux sbires viennent derrière. Coup de boutoir. Cette fois la douleur vient direct. Mon dos est tranché, je sens la peau s'ouvrir. Un hurlement sort de ma bouche. Je m'échoue sur le sol boueux. Comme prévu je vais mourir comme mon père, dans une boue fétide, implorant merci.

D'autre viennent ajouter leurs épées à la collection qui me parsème. Dans le ciel qui se découpe entre leurs faciès vengeurs, je vois une forme glisser entre les nuages. Et puis mes yeux se ferment.

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