Le fantôme des Taira

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C’est forte de ces résolutions que Teru aperçut Tarô qui remontait chez lui. Son beau visage semblait préoccupé. Teru prit un moment pour rassembler son courage, se perdant dans la contemplation de sa silhouette découplée, de la force d’homme qui se devinait déjà dans ce jeune corps. Puis elle se décida et marcha vers lui.

— Tu es allé en mer, aujourd’hui ? lui demanda-t-elle en voyant ses mains mouillées.

Le jeune homme parut surpris de la voir surgir devant lui. Il la salua brièvement et ralentit le pas.

— Le temps s’annonce mauvais, alors j’ai renoncé.

Il jeta un regard timide à la jeune femme.

— Et toi ?

Teru sourit. Au village, tout le monde savait qu’elle était la fille d’une plongeuse, y compris Tarô. Parfois, il l’emmenait en mer avec sa barque, afin qu’elle puisse plonger plus au large. C’était arrivé une ou deux fois, déjà.

— Comme toi. Mais demain, j’irai plonger. L’interdit des trois jours sera levé, et les ormeaux encore plus nombreux qu’avant !

— L’eau n’est pas trop froide ?

— Tu sais bien que pour nous, les femmes, le froid est largement supportable ! C’est vous qui n’avez pas assez de graisse.

Tarô sourit, la rougeur montant sur ses pommettes bronzées. Teru était loin d’être grosse, mais comme toutes les plongeuses, son corps athlétique était recouvert d’une couche de chair tendre, qui les isolait du froid des profondeurs. Les pêcheurs, eux, ne pouvaient développer cette capacité qu’au détriment de leur musculature.

Les deux jeunes échangèrent encore quelques plaisanteries, puis Tarô proposa à sa cousine de passer saluer ses parents. Teru accepta, ravie : c’était pour elle une nouvelle occasion de faire avancer ses affaires.

— Bonjour, mon oncle, bonjour, ma tante, salua-t-elle en s’inclinant.

— Ah, O-Teru ! s’écria Kaya, ravie.

Assis à sa place habituelle devant l’âtre, son oncle la salua d’un signe de tête. Comme la plupart des hommes, il était peu bavard.

— Comment va votre cicatrice, mon oncle ? s’enquit Teru en montant sur le plancher.

Etant de la famille proche, elle savait que le père de Tarô gardait une ancienne blessure à la hanche, qui datait de l’époque où il s’était échoué à Shirahama. C’était, du moins, ce qu’il racontait. Teru savait, pour sa part, que la cicatrice en question avait la forme d’une blessure au sabre : Fuku l’avait raconté à sa belle-sœur.

— Ça va. Il faut vraiment qu’il fasse très froid pour que cette blessure se rappelle à mon souvenir.

— Je vous ai apporté des agrumes, que ma mère a ramenés de son pèlerinage annuel à Asama, annonça Teru en posant un sac de chanvre devant lui. Il faut en manger pour être en bonne santé tout l’hiver !

Son oncle la remercia d’un signe de tête, mais il ne fit pas mine d’accepter le présent.

— Elle va encore à Asama ? Elle est courageuse, c’est un sacré voyage pour une femme de son âge.

— Ça lui permet de passer un bon moment avec sa famille et ses amies, expliqua Teru en poussant à nouveau le sac vers lui. Elles en profitent pour boire, manger de bonnes choses et se raconter des histoires entre femmes, loin du regard des maris.

Cette fois, sa tante tira le sac vers elle.

— Teru, tu n’aurais pas dû ! s’écria-t-elle en l’ouvrant.

— C’est pour vous remercier de me laisser aller en mer avec Tarô. D’ailleurs, à ce propos… est-ce qu’il peut m’emmener pêcher au large demain ? Je vous rapporterai des ormeaux !

Les deux adultes se regardèrent. Kaya dissimulait mal son sourire, mais Mitsuhiro, lui, affichait un visage plus prudent.

— Je ne pense pas que le temps s’améliore demain, Teru… commença-t-il en sortant la main de son kimono pour gratter sa barbe.

— La vieille O-Haru prédit que si on ne s’éloigne pas trop de la crique, la pêche sera excellente, argumenta Teru.

Sa tante vint à la rescousse.

— À ce propos, Mitsu, j’ai entendu dire que le shôya réunit la confrérie des pêcheurs ce soir au sanctuaire. Tu ne crois pas que c’est justement pour organiser une grosse sortie ? Ils ont peut-être aperçu des baleines.

— Cela ne nous concerne pas, de toute façon, répondit Mitsuhiro un peu brusquement. Si on ne nous a pas prévenus, c’est qu’on ne veut pas de notre participation.

Tarô, qui était resté sur le sol de la cuisine pour surveiller l’eau bouillante, intervint enfin :

— Si les pêcheurs sortent chasser la baleine, tous les hommes en activité au village doivent participer. Tu dis qu’ils se réunissent ce soir, mère ?

Kaya regarda son fils avec un air ennuyé.

— Mais si tu dois amener O-Teru plonger…

— La chasse à la baleine est plus importante ! s’écria Tarô.

C’était un cri venant du cœur. Teru baissa la tête discrètement, tâchant de garder le visage le plus neutre possible. Intérieurement, elle était mortifiée.

— Certes, la chasse à la baleine est importante, confirma Mitsuhiro, car elle permet de faire vivre tout le village. Mais n’oublie pas que, de tous les bienfaits que nous offre la mer, les ormeaux sont les plus prestigieux. C’est ce qu’on offre à Sa Majesté l’empereur, depuis des temps immémoriaux. Et seules les femmes sont capables de les ramener du fond des eaux.

Tarô ne trouva rien à répondre à cela. Teru se doutait qu’il se fichait bien d’un empereur lointain qu’il n’avait jamais vu, mais pour sa part, elle trouva du réconfort dans les paroles de son oncle.

— Ce sont également des femmes qui m’ont secouru lorsque mon bateau s’est échoué, continua Mitsuhiro. Des plongeuses de Shima. Si elles n’avaient pas été là, je serais mort ce jour-là. Il est faux de dire que leur travail est négligeable.

Teru connaissait déjà cette histoire : les plongeuses l’avaient sorti de l’eau et ramené sur la plage, inconscient. Puis elles avaient soigné ses blessures. Il y avait cette blessure au sabre qui l’avait touché jusqu’à l’os, mais aussi une flèche plantée dans son épaule. Une vieille d’Azena prétendait que sa sœur aujourd’hui décédée était l’une de ces sauveuses, et qu’elle avait gardé la flèche. « C’est une flèche longue comme le bras, empennée de blanc », avait-elle coutume de raconter à qui voulait l’entendre. Aux rares qui avaient osé lui poser la question, Mitsuhiro avait prétendu ne se souvenir de rien. Il tenait un discours bien différent aujourd’hui ! Teru décida de pousser sa chance.

— Dans quel état était votre bateau, mon oncle ?

— En mauvais état. Il avait dérivé depuis Yashima, et s’était fracassé sur de nombreux récifs. Ce bateau n’était pas fait pour être dirigé par un seul homme, et je n’ai rien pu faire pour garder le cap. Il a dérivé jusqu’à cette crique, et sans ces femmes…

— Yashima ! Ça fait loin…

Teru, pour sa part, n’était jamais allée plus loin qu’Ise et Asama. Mais elle savait que Yashima avait été le dernier bastion des Taira, l’endroit d’où ils avaient livré leur ultime bataille avant le terrible massacre de Dan-no-ura. Du temps de leur splendeur et avant leur anéantissement, les Taira étaient réputés pour leur science de la guerre navale : le moindre guerrier chez eux connaissait au moins les rudiments de la navigation. Mais leurs bateaux étaient d’immenses jonques de guerre, dirigée par plusieurs rameurs, comme les embarcations de pêche à la baleine qui s’en inspiraient, d’ailleurs.

Mitsuhiro sembla réaliser qu’il en avait trop dit, car il se referma comme une huître. Teru ne put plus rien tirer de lui. Les yeux noirs de son oncle se posèrent sur le feu qui brûlait tranquillement dans l’âtre et n’en bougèrent plus, semblant refléter les horreurs de la guerre. Peut-être regrettait-il de ne pas avoir péri à Dan-no-ura, en défendant le jeune empereur Antoku. Kaya supposait – sans en être sûre – qu’il ne se pardonnait pas d’avoir été blessé à Yashima et d’avoir dérivé des jours jusqu’à Shima. Elle disait que dans ses rêves, il demandait pardon au jeune empereur en pleurant : Fuku en avait à son tour parlé à la vieille Haru, qui conseillait de faire un rite pour apaiser l’âme du petit enfant noyé. Mais personne ne pouvait en parler directement à Mitsuhiro.

Entre Tarô qui serrait les lèvres de frustration en songeant à la pêche à la baleine organisée sans lui et Mitsuhiro qui ressassait l’anéantissement de son clan, l’ambiance dans la maison s’était nettement refroidie. Kaya se frotta les mains et jeta un coup d’œil nerveux à sa nièce, avant de se lever. Le thé n’avait pas été servi. Teru comprit qu’il était temps de prendre congé.

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