La colère du dieu
Tarô fut surpris de voir sa cousine assise sur la plage, bien avant l’aube. Le regard fixé sur l’horizon – qui devenait à peine visible – elle semblait l’attendre. Comment avait-elle su ? Ennuyé, Tarô la rejoignit, son sac de chanvre et sa cape en paille à la main, le harpon du vieux Gen à la main.
Teru l’interpella immédiatement.
— Tu pars pêcher ?
Tarô acquiesça en silence. Sa cousine interpréta sa mine fermée comme un refus de l’emmener, et elle ne se trompait pas.
— Tu avais promis, Tarô, lui rappela-t-elle.
— De faire une promenade, oui. Mais le vieux Gen m’a prêté son harpon. Je pars chasser la baleine, moi aussi…
— Tout seul ? Tu sais bien que c’est impossible. Et les hommes ne t’ont pas autorisé à les accompagner.
Tarô baissa le nez. Sa cousine avait raison. Sans la force du groupe, il ne pouvait pas s’attaquer à une baleine.
— En revanche, tu peux pêcher d’autres poissons au large de l’île interdite. Des daurades, des abalones… ces derniers jours, grâce au « repos du dieu », personne n’est venu les déranger. Et il paraît qu’elles se regroupent toutes là.
Tarô avait déjà entendu cette histoire. Mais la zone était taboue, personne n’avait le droit d’y pêcher… lorsqu’il s’en ouvrit à sa cousine, elle objecta :
— Mais personne ne le saura : ils sont tous partis chasser la baleine. C’est l’occasion ou jamais. Tu n’es pas curieux de découvrir cet endroit mystérieux dont tout le monde parle ? Moi, si.
Tarô devait reconnaître que Teru avait raison. Après une courte hésitation, il se dirigea vers sa barque.
— Allons-y.
*
Le « site interdit » était une zone autour d’une pointe rocheuse qui se dressait de façon menaçante hors de l’eau, semblant défier quiconque d’approcher. Les légendes racontaient que ce morceau de rocher volcanique était sorti de l’eau brusquement lors d’un tremblement de terre, il y a bien longtemps, si longtemps qu’on avait oublié quand. Sur ses flancs escarpés, on pouvait voir des morceaux de planches, débris épars d’embarcations venues s’échouer là. La pierre était rouge. D’après les histoires, cette couleur inhabituelle, qui rappelait le sang, était due aux sacrifices humains qui s’y pratiquaient autrefois, à une époque où les dieux marchaient encore parmi les hommes. Une époque où ils étaient encore sauvages, bien avant l’arrivée du Bouddha, de ses moines, de ses lois et de son désir de paix miséricordieuse. Parmi ces dieux barbares et avides de sang, le dieu dragon du fond des mers était l’un des pires. Terrifiant et vorace, il n’avait de cesse de déclencher des tempêtes destructrices et de foudroyer bateaux et habitations des malheureux hommes acculés sur la plage, coincés entre mer et montagne. Finalement, grâce au pouvoir d’un saint moine, les fondateurs avaient réussi à le repousser dans la mer, et ils avaient marqué l’endroit précis qui menait à son domaine. Sur le sommet dénudé de l’île, on pouvait voir un petit sanctuaire, que les chefs des familles les plus importantes du village venaient nettoyer et réparer tous les ans. Lorsqu’ils venaient, les hommes – des chasseurs de baleine qui n’avaient peur de rien – ne s’attardaient pas. Après avoir lavé et consolidé l’oratoire, ils déposaient leurs offrandes, disaient leurs prières – des suppliques concernant la sûreté en mer –, joignaient les mains – on ne savait plus trop si le dieu était un bouddha ou un dieu, sans doute les deux – et repartaient le plus vite possible. Cette année, ils n’étaient pas encore venus. Quelques fanions en lambeaux ondulaient dans le vent, accentuant l’aspect désolé de l’endroit. Cet îlot – à peine assez grand pour accueillir un groupe de vingt personnes, et si escarpé qu’on pouvait à peine s’y tenir debout – servait d’amer aux bateaux partis en mer, mais il marquait surtout l’entrée de l’autre monde. C’était par-là, disaient les vieux, que les dieux et les morts ressortaient, lors des dates clé… et aujourd’hui, en cette période de « repos du dieu », la porte était encore ouverte.
La main crispée sur le gouvernail, Tarô laissa la barque frôler le récif sans faire mine d’y accoster. Ce tabou là, au moins, il comptait le respecter. Teru était assise à la proue, les bras croisés sur ses jambes nues. Lorsqu’ils eurent laissé derrière eux l’île lugubre et ses arêtes ensanglantées, elle se pencha sur le bord :
— Tu as vu tous ces poissons ?
— Oui…
Tarô, hypnotisé, scrutait l’eau qui filait autour de sa barque. Jamais il n’avait vu une eau d’une telle pureté, d’une telle transparence. C’est tout un petit monde qui se dévoilait sous ses yeux : buissons d’algues vertes dansant sous les vagues, coraux étincelants, et parmi eux, des poissons aux couleurs chatoyantes, plus éclatantes encore que le motif des kimonos de fête des jeunes filles.
— C’est merveilleux, Tarô !
Les bras dans l’eau, Teru tentait de toucher cette faune et cette flore merveilleuses. Tarô sourit. Les rayons du soleil, en dansant sur la peau bronzée de Teru, rehaussaient sa beauté.
On a bien fait de venir là, se rassura-t-il.
L’île sinistre n’était plus qu’une ombre dans leur dos. Et, comme promis, le paradis des poissons s’offrait à eux.
*
Les prises magnifiques s’amoncelaient dans le fond du bateau lorsque Tarô remarqua que le temps avait changé. Lorsqu’il était parti, le temps était au beau. Mais cela n’avait pas duré. Les nuages s’amoncelaient, de plus en plus noirs, de plus en plus menaçants. Et, attiré par les bancs de poissons de plus en plus abondants, il avait laissé la barque dériver loin du rocher, vers le large, dans une zone qu’il connaissait mal. Derrière eux, l’amer était à peine visible, et c’était à peine s’il reconnaissait le paysage.
— On va avoir gros temps. Je crois qu’il vaut mieux rentrer. On a pris bien assez de poissons, de toute façon.
Teru acquiesça en frissonnant. L’air était devenu très froid, tout d’un coup.
— Aide-moi à ramer. On sera rentrés plus vite.
La jeune fille s’empara des rames au fond de la barque, se calant immédiatement au rythme de Tarô. Teru était une plongeuse émérite, qui avait de la force et de la technique, qui savait ramer. Et pourtant, en dépit des efforts conjugués des deux jeunes gens, la barque refusait d’avancer. Elle restait là, au milieu de nulle part, sur cette étendue menaçante, alors que la tempête se rapprochait.
— On dirait que quelque chose bloque la quille…
Déjà, Teru était debout.
— Tu veux que j’aille voir ?
— Mieux vaut que tu restes à bord. On ne sait pas ce qui se passer.
— J’ai l’habitude, objecta Teru en nouant la corde de chanvre qui la reliait au bateau autour de sa taille. La quille est peut-être prise dans une fissure. On ne voit rien, avec cette eau noire.
Tarô réprima un frisson.
— Et à quoi cela servira-t-il que tu plonges, si on ne voit rien ?
— Je peux toucher la quille avec mes mains. Si quelque chose la coince, je le sentirai.
Tarô trouvait l’idée mauvaise, dangereuse. L’idée même de quelque chose accrochée à la quille, qui les empêchait de partir, le rendait méfiant. Cela lui rappelait une histoire entendue à la veillée, sur un pêcheur qui avait vu un corps de noyé sous sa coque, butant contre sa quille. Et si… Tarô chassa cette image macabre hors de sa tête. Ce n’était pas le moment d’avoir des idées noires.
— Ne t’attarde pas. A la moindre tension de la corde, je te remonte ! Pareil si tu tardes trop.
Teru hocha la tête d’un air volontaire, son menton résolu pointant vers l’avant.
— Ne t’inquiète pas. J’y vais !
Et elle plongea.
Une main sur son gouvernail et l’autre sur la corde qui se dévidait, Tarô surveillait à la fois l’océan où sa cousine venait de plonger et l’horizon. Le ciel devenait de plus en plus menaçant. Il ne fallait plus trainer. Et Teru qui ne revenait pas…
Soudain, la corde se tendit. Tarô répondit au signal en tirant de toutes ses forces. La tête de Teru émergea à quelques brasses de la barque. Passé le premier soulagement, Tarô se figea. Quelque chose n’allait pas.
Le visage de Teru était livide, aussi blanc que celui d’un noyé. Et ses yeux exprimaient la terreur la plus infâme. La bouche ouverte, elle criait… mais le vent, qui venait de déferler sur eux, empêchait d’entendre ce qu’elle disait.
— Teru ! hurla Tarô. Je ne t’entends pas ! Je te ramène !
Ses bras puissants continuaient à tirer la corde, longueur après longueur. Qu’elle était longue, cette corde ! Ah, ça y est. Le bout arriva. Le bout… et personne avec !
Tarô la lâcha sans réfléchir. Elle glissa paresseusement au bord du bateau où il l’avait laissé, avant de sombrer complètement dans une dernière accélération, contre un serpent repu et gonflé.
— Teru !
Les mains en porte-voix, Tarô hurlait dans la tempête. Teru avait disparu.
*
Tarô n’eut pas le loisir de la pleurer. La tempête était sur lui. Sa barque fut ballottée dans tous les sens, tandis que des trombes d’eau s’abattaient sur lui, menaçant à la fois de le projeter par-dessus bord et de le faire couler. Les vagues se fracassaient sur son navire comme pour le renverser.
À la lueur d’un éclair qui déchira le ciel, Tarô aperçut une image qui lui glaça les sangs : sous sa frêle embarcation s’étendait une fosse immense, noire comme de l’encre, une béance sans fond au bord de laquelle – non, il ne l’avait pas rêvé ! – s’entassaient à fleur de roche des coques des bateaux brisés, rongées par les coquillages et mangées par les algues, certains si grands, si étranges et exotiques qu’il ne pouvait s’agir que de navires venus de lointains royaumes. Mais que faisaient-ils ici ? On aurait dit le butin de guerre d’un seigneur de la guerre, qui aurait ramené et entassé les casques, les armures, les étendards et les lances brisées de ses ennemis défaits comme autant de trophées d’une bataille oubliée.
Sous la planche, l’enfer.
Jamais ce proverbe de pêcheur n’avait paru si juste qu’aujourd’hui ! Et c’était là-dedans que Teru avait plongé ?
Au loin, au cœur de la tempête, c’était l’hécatombe. Tarô aperçut les esquifs des chasseurs de baleine sur le retour, qui, pris dans le maelström, luttaient pour leur survie. En plus de la tempête, ils devaient faire face aux baleines furieuses, venues en masse défendre la horde. Plusieurs embarcations étaient retournées, et, en plissant les yeux, il put voir des hommes à la mer. Le fracas du tonnerre, le sifflement furieux de la pluie et du vent couvraient à peine les hurlements de terreur des hommes à la mer, les cris d’encouragement des pêcheurs qui luttaient de toutes leurs forces et les pleurs aigus des femmes massées sur la plage. Bouillonnant dans l’écume, les baleines vengeresses retournaient les coques de noix comme si c’étaient de simples coques de noix. Les baleines ? Non… plutôt, un calamar géant aux mille tentacules, ou un serpent à neuf têtes ! La créature, immense et blanche, n’était pas une baleine. Alors que Tarô la fixait, stupéfait et muet d’horreur, elle darda son œil jaune et elliptique sur lui. Elle l’avait vu. Et ce regard était comme celui du fond de l’océan, un œil vicieux caché au fond d’une fosse qui, soudain, se serait réveillé.
Et soudain, le ciel et l’horizon s’inversèrent. Tarô venait de passer par-dessus bord ! Le choc lui fit boire la tasse. Attiré au fond de l’eau glaciale comme par la main d’un géant, il lutta de toutes ses forces pour remonter à la surface. Au loin, il aperçut sa barque qui s’éloignait. Une jeune fille y était assise et le regardait. Teru avait réussi à remonter à bord…
— Teru ! hurla-t-il. Teru !
Mais nulle voix ne lui répondit. Sa barque était désormais hors de vue. Lui-même, où se trouvait-il ? Il n’en avait aucune idée. Maintenir sa tête hors de l’eau était déjà un combat de tous les instants : comment aurait-il pu se repérer ?
J’ai eu tort, songea-t-il alors. Tort de braver le tabou. Tort de défier le roi des mers. À cause de moi, ma cousine est morte, et je le serai bientôt aussi.
Tout devint noir. Noir et froid comme la mort. Il avait perdu son combat contre l’océan, ce titan qui, si peu, concédait. La main du géant – ou l’une des multiples tentacules de l’immense, horrible pieuvre ? – l’entrainait vers le fond. Juste avant de sombrer, Tarô crut voir un éclair blanc, et même, un visage de femme, le plus beau qu’il n’eut jamais vu. C’était la dernière vision avant la fin, il le savait. Et, très vite, il n’y eut plus rien.
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